Bruce Springsteen
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Mojo, janvier 2006

C'EST À MOI QUE TU PARLES (1) ?



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Mojo, janvier 2006
RIEN DE TEL D'ÉVOQUER LA MORTALITÉ pour conclure une interview... Springsteen doit être sur scène dans moins d'une heure. Il se lève, serre la main et dit, "J'espère vous avoir été utile" et nous promet de nous accorder plus de temps par téléphone. Alors que MOJO s'en va, il farfouille tranquillement parmi les trucs éparpillés sur la table, marmonnant, "Bien, voyons voir ce que je fais là...".

Jusqu'à l'heure du concert, il est de nouveau seul dans sa loge, à l'exception d'une visite de son directeur de tournée de longue date, le zen et calme George Travis. Les membres de son équipe disent qu'il passe habituellement la dernière heure avant le concert à écrire une setlist, qui est photocopiée pour ses techniciens. Elle change substantiellement de soir en soir - ici à Chicago, il y a eu une douzaine de chansons différentes par rapport au soir précédent à Minneapolis où l'a vu MOJO. Même quand il est sur scène, cette liste est plus un point de départ négociable qu'une vraie promesse.

Une fois la setlist écrite, il s'assoit et joue un peu de guitare, rassemblant ses idées. Aucun signe évident de nervosité, excepté au moment prévu de monter sur scène, où, tout à coup, il peut parfois décider de changer de chemise. Quand il est prêt, et qu'il commence sa marche en direction de la scène, c'est l'unique moment où jamais personne ne lui parle. Et à partir de ce moment-là, il leur a dit, il ne voit personne, pas un visage, il sent simplement la présence d'un public et l'ambiance du lieu, il est tellement concentré sur lui-même.

Pourtant, ce n'est pas l'impression, ni le sentiment présents dans le public ce soir-là. Il y a un sentiment d'intimité quand il parcourt son livre de chansons vieux de 35 ans, un testament d'histoires et de personnages, et qu'il plonge au cœur-même de tous ces détails émotionnels et sensuels - les fortes odeurs du champ de bataille dans Devils & Dust, où quand la chaleur de la journée augmente, "l'odeur commence à monter", ou celles de la chambre du motel dans Reno, où une prostitué lui propose "deux cents dollars par devant, deux cents cinquante par derrière". Les chansons transforment cette grande salle en une petite pièce. Les auditeurs sont captivés par ces gens, par ce qui leur arrive, parce que ça signifie, captivés par Springsteen et captivés par eux-mêmes.

Quand, dans Long Time Comin', il chante pour le mari et pour le père fatigué et récidiviste qui regarde sa femme et ses enfants dormir autour d'un feu de camp et qui jure "d'enterrer ma vieille âme et de danser sur sa tombe" et qu'il ne va pas "tout faire foirer cette fois-ci", les gens applaudissent et "Yeah !". Springsteen réagit là-dessus avant la chanson suivante, disant en plaisantant que ce vers aurait dû être "Je ne vais pas tout faire foirer cette fois-ci, si je le peux, mais vu l'éventail de mon propre comportement qui est complètement dysfonctionnel, je ne m'attendrais pas à des miracles" et jure qu'il aurait pu tenir ce vers dans une de ses chansons à l'époque de Blinded By The Light.

Il est doué pour alléger ces moments plein d'intensité en ruminant des histoires, depuis ses années passées dans les clubs sur la côte du New Jersey. Ain't Got You, il la présente avec ces mots: "Les gens me demandent souvent, 'Quel effet ça fait d'être le Patron ?' Je réponds en général avec humilité, du style, "Ce sont les aléas... mais pour être honnête, c'est très sexy. Moi-même parfois, j'aimerais bien être Bruce". Pour Jesus Was An Only Son - mis à part l'hypothèse bien connue que le Christ aurait pu être un publicain de Galilée (11) si seulement il n'avait pas du être le Sauveur - il évoque son enfance catholique et le calendrier perpétuel des cérémonies de mariage chez les familles irlandaises et italiennes où ils devaient ramasser le riz qu'ils avaient jeté pour en avoir en réserve pour le mariage suivant et "je pense que nous en avons même lancé pendant des enterrements. Nous avons lancé des tonnes de riz". Concernant la politique, il fait une annonce pour le Greater Chicago Food Depository qui a un stand dans le hall et, introduisant Matamoros Banks, une chanson traitant des incidents tragiques à la frontière sur l'album Devils & Dust, il appelle à "une politique humaine d'immigration ou à une politique pour les travailleurs immigrés".

C'est donc vraiment quelque chose quand, après toute cette écriture, cette réécriture et ce tout faire foirer pour repartir à zéro - et toutes ses "conneries interminables" sur l'auto-examination et ses questions sur l'identité et l'apparence trompeuse - Springsteen termine son concert chaque soir avec Dream Baby Dream, de l'album Suicide de 1980, par le groupe du même nom.

Springsteen prend place devant l'harmonium et commence à jouer ces grands accords continus et chante, encore et encore, "Rêve, ma chérie, rêve / Allez, rêve, rêve, ma chérie, rêve / Continue à nourrir ce feu... / Ouvre grand tes yeux...". Il chante ces vers pendant quelques minutes puis se lève, les accords de l'harmonium jouant en boucle maintenant, et de façon forte et encore plus prédicateur, il chante encore et encore, de tout son cœur et de toute son âme, rêve, ouvre grand les yeux, chancelant jusqu'au devant de la scène, un seul homme chantant dans cette grande salle, et c'est bouleversant, le public est bouche bée, prêt à pleurer, tout le monde nageant dans ce même océan si dense, personne ne sait ce qui se passe, nous sommes simplement pris pour ce que nous possédons.

Plus tôt dans sa loge, à la fin de l'interview, MOJO a soulevé la question de Dream Baby Dream.

"J'aime Suicide depuis longtemps" dit-il. "J'ai rencontré ces types à la fin des années 70 à New York, quand nous étions en studio au même moment. Vous savez, si Elvis revenait de chez les morts, il produirait le même son qu'Alan Vega. Il arrive à obtenir beaucoup de pureté émotionnelle. Je suis retombé sur Dream Baby Dream parce que Michael Stipe l'a incluse sur une compilation et j'ai pensé que je pourrais peut-être la faire moi aussi".

"C'est un mantra et la chanson marche parce que le concert est rempli de narration et de détails et puis à la fin, il y a juste ces phrases répétées et elles sont l'essence-même de toutes les autres choses dont je parle et que je fais au cours de la soirée. Le concert s'ouvre, et s'ouvre et puis à la fin, quand vous pensez qu'il ne peut plus s'ouvrir, il s'ouvre encore et c'est complètement envoûtant. C'est oui, je pense... J'ai l'œil pour beaucoup de détails et cette chanson le montre, c'est si simple et si pur musicalement parlant".

DEUX SEMAINES PLUS TARD, Springsteen nous appelle comme promis. Il est de très bonne humeur, ayant terminé d'enregistrer le spectacle de Boston. Il éclaircit quelques points mentionnés lors de notre dernière rencontre, avant de demander une dernière question.

Et bien, nous avons parlé de politique, de travail, de sexe, du temps, de la mort et du concept de la personnalité multiple. Parlons de religion... Vous vous êtes décrit comme "un catholique en fuite" et vous avez dit que, même si vous utilisez des images religieuses dans vos chansons pour leur résonance, vous n'avez pas besoin de connaître la Vérité. Est-ce que cela signifie que vous avez définitivement décidé que vous n'en savez rien ?

Oui, la vie spirituelle sera une vie de mystère. Pourquoi ne seriez-vous pas humble devant ce mystère-là ? Pourquoi assumeriez-vous qu'on puisse vous donner toutes les réponses, de A à Z, aucune place pour le doute ? C'est puéril, ce désir d'avoir les réponses. La vie d'adulte consiste à gérer un nombre incroyable de questions qui n'ont pas de réponses. Je laisse donc le mystère s'installer dans ma musique. Je ne nie rien, je ne préconise rien, je vis simplement avec. Nous vivons dans un monde tragique, mais il y a une certaine grâce autour de vous. Elle est tangible. Vous essayez donc d'en prendre soin. C'est ainsi que j'essaye de me guider, moi - et notre foyer, et les gosses.

Qu'entendez-vous par "grâce" ?

La grâce pour moi, c'est simplement les événements du quotidien... Le souffle vivant de nos vies. Woody Allen a dit un jour que c'était le plus heureux quand il se trouvait dans sa cuisine, le matin, à beurrer ses tartines. Vous êtes en train de faire le taxi pour vos gosses et vous pensez que c'est un fardeau et quelque chose se passe. La grâce est là.

Et le Bruce impur, habitué des clubs de strip-tease, il existe toujours ?

Le Bruce impur se porte très bien, dit-il en riant. Narcissique, obsédé par le sexe, il donne des leçons et puis fait tout le contraire. Il aime boire un coup, profite pleinement des bons moments. Je lui dirai que vous avez pris de ses nouvelles.

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NOTES

(1) "Are you talkin' to me ?" (C'est à moi que tu parles ?) est une réplique que prononce Robert De Niro, dans le film Taxi Driver. L'acteur a improvisé la fameuse réplique en s'inspirant de Bruce Springsteen, qu'il avait vu en 1975 à Los Angeles, et qui s'adressait ainsi au public, dos à la foule.

(2) The Postman Always Ring Twice, 1934 (Le facteur sonne toujours deux fois)] est un roman policier américain de James M. Cain, adapté au cinéma par Tay Garnett en 1946 et Bob Rafelson en 1981.

(3) The Grapes Of Wrath, 1939 (Les raisins de la colère) est un livre de John Steinbeck, adapté au cinéma par John Ford en 1940, et principale inspiration de The Ghost Of Tom Joad.

(4) Le Dust Bowl est le nom donné à une série de tempêtes de poussière, qui touchèrent le Middle West américain, cœur agricole des États-Unis, pendant les années 30.

(5) Le film noir est un courant cinématographique, apparu dans les années 40, et fortement inspiré des nouvelles de détectives de Dashiell Hammet ou de Raymond Chandler.

(6) Taxi Driver, 1976, est un film de Martin Scorsese, Palme d'or au festival de Cannes en 1976.

(7) The Communist Manifesto, 1848 (Le manifeste du Parti Communiste) est un essai de Karl Marx, basé sur des textes de Friedrich Engels.

(8) The Deer Hunter, 1978 (Voyage au bout de l'enfer) est un film de Michael Cimino, qui raconte la vie de trois sidérurgistes engagés dans la Guerre du Vietnam, et qui finiront marqués par l'atrocité du conflit.

(9) Who'll Stop The Rain, 1978 (Les guerriers de l'enfer) est un film de Karel Reisz.

(10) Born On The 4th Of July, 1974, est une autobiographie de Ron Kovic, vétéran de la Guerre du Vietnam.

(11) Pendant la période romaine, les publicains, en vertu de contrats publics, fournissaient l'armée romaine, géraient les taxes portuaires et supervisaient les projets de constructions publiques.

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