Bruce Springsteen
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Mojo, janvier 2006

C'EST À MOI QUE TU PARLES (1) ?



Qui est Bruce Springsteen ?

par Phil Sutcliffe, interview réalisée le 13 octobre 2005, à Chicago
 

Pendant les trente années qui ont suivi la sortie de Born To Run, celui décrit une fois comme "l'avenir du rock'n'roll" a porté les masques d'un showman de Las Vegas, d'un solitaire inquiet et d'un monsieur Tout-le-Monde. Aujourd'hui, dans cette remarquable interview à la fin d'une année remarquable, le vrai Patron s'assoit avec MOJO pour s'épancher comme il ne l'a jamais fait sur la vie, la mort, le divorce, l'identité, l'Amérique... sur tout quoi !

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Mojo, janvier 2006
LE UNITED CENTRE DE CHICAGO EST LE DOMICILE DES BULLS, l'équipe de basket-ball de la NBA qui gagnait tout à l'époque où Michael Jordan était roi. C'est l'habituelle grotte, grande et sombre. Mais quand, pour le soundcheck, MOJO prend place seul dans cette pénombre au milieu des 9 000 sièges vides, l'endroit, bizarrement, ressemble à un lieu très privé. Bruce Springsteen est seul sur scène, au piano, parlant au micro avec un ingénieur du son loin de lui, éclairé seulement par une lampe de chevet. Personne d'autre n'est visible sauf quand un technicien arrive avec le prochain instrument à accorder.

Springsteen porte une tenue vestimentaire assez dépareillée, avec veste de costume, jean et casquette de base-ball, visière sur le côté, seule chose fantasque de toute la répétition. Il chante une strophe ou deux de chaque chanson - Saint In The City, You Can Look (But You Better Not Touch), Jesus Was An Only Son - passant rapidement du piano au piano électrique, à l'harmonium, aux diverses guitares acoustiques et électriques, à l'harmonica, à un ukulélé (offert par Eddie Vedder), et finalement à l'autoharpe. Il vérifie le bullet mike (micro pour harmonica, ndt), adoré par Tom Waits, qui transforme sa voix en un hurlement de fou sur Johnny 99. Tout est en place et ne suscite aucun commentaire sauf "ok" et des mercis marmonnés à chaque fois qu'on lui passe un nouvel instrument. Quand il a terminé, il prend ses papiers, les fourre dans une mallette noire bien usée, quitte la scène seul comme un employé bohème se rendant au bureau, et va directement dans sa loge.

C'est une excellente année pour Springsteen, une année où les fils conducteurs du passé et du présent se touchent. Au printemps, il a sorti Devils & Dust, le troisième de ses puissants albums, principalement acoustiques et plus ou moins solo, après Nebraska (1982) et The Ghost Of Tom Joad (1995). En novembre, c'était la somptueuse réédition de Born To Run pour son trentième anniversaire, accompagné d'un DVD bonus, un album qui a lancé sa carrière. Ces deux albums ne pouvaient pas mieux symboliser les deux pôles de l'intérêt qu'il suscite au fil des ans, de la grande poussée d'adrénaline de la jeunesse à la connaissance sombre et aux doutes de l'âge mûr (il a eu 56 ans en septembre). Born To Run était sans complexe: le chant passionné tel un Roy Orbison jouant les durs, le grognement tout puissant du rock et du R&B et la grandeur d'un E Street Band, illuminé par Spector, avec le saxophone de Clarence Clemons à son zénith, et le piano de Roy Bittan évoquant les concertos de Dirty. Son troisième album, et celui qui l'a vraiment lancé après l'échec de ses deux premiers, abondait de jeunes vivant les choses en grand dans leur petit monde, refusant catégoriquement l'idée d'échec, roulant et magouillant, se bagarrant et parlant d'amour, courant après un rêve de "tout-le-monde-s'en-fout-et-alors". Et Springsteen n'a plus jamais refait un album comme celui-là.

En tant qu'auteur et musicien, il est entré dans la cour des grands. L'idée générale est que, même s'il n'a jamais inventé un style de musique, ni même beaucoup joué avec les mots, il a vraiment fait fusionner l'histoire du rock'n'roll avec amour, énergie, imagination, et en accordant une très grande attention aux détails. La musique a été traitée dans le sang, et l'âme était précisément là - quiconque ayant entendu ce qu'il faisait quand un hurlement sans mot ou un beuglement était nécessaire, savait ce qu'il avait en lui. Mais surtout, il a réussi son passage du garçon nerveux à un artiste de rock à vie, en devenant un grand raconteur d'histoires. En fait, le processus de ce développement avait commencé sur Born To Run avec Meeting Across The River, l'unique chanson lente, sombre, avec un piano mélancolique et une trompette solitaire. Le trait qui évoquait le talent narratif de Springsteen était qu'il avait choisi d'écrire les paroles comme une conversation où on n'entendait qu'un seul protagoniste: "Hé Eddie, peux-tu me prêter un peu de fric / Et ce soir, peux-tu nous trouver une bagnole" demande cette personne sans nom. De ces premiers vers, toutes ses peurs, tous ses échecs et ses désillusions en série sur la grandeur sont là, suspendus dans l'air vide, exposés et sans réponse, jusqu'à ce que ce pauvre type qui "prépare" un hold-up sans voiture, ni revolver, mette fin à son rêve de vouloir impressionner sa femme - "Je vais juste jeter l'argent sur le lit / Elle verra que cette fois, c'était pas que des paroles en l'air".

Sur l'album suivant, Darkness On The Edge Of Town (1978), il s'est engagé à développer ce talent pour l'écriture. On y trouvait Racing In The Street, une chanson-tremplin primordiale. Peut-être une façon délibérée de se confronter à la critique qui ne voyait que "voitures-et-filles" dans ses chansons et qui l'a poursuivi au début de sa carrière. La chanson commence avec un bricoleur obsédé de voitures, dans le style d'une conversation arrogante qu'on entend dans les bars: "Je possède une Chevrolet de '69 avec un 396 / À injection et un levier de vitesse Hurst au plancher". Après quelques vantardises sur toutes les courses qu'il a gagnées, il se retrouve soudain à penser à sa copine, à son amour, au fait qu'elle vieillisse, à sa solitude et à la façon dont il l'a négligée et qui l'a usée, jusqu'à ce qu' "elle reste seule, le regard fixe dans la nuit / Avec les yeux de quelqu'un qui déteste l'idée même d'être né".

Les histoires se déroulent dans un paysage politique - les gens de la classe ouvrière luttant pour joindre les deux bouts, financièrement et moralement - avec, pour toile de fond, un langage religieux qui évoque rarement une véritable croyance. Et certaines de ces histoires sont absolument pleines de sexe, de I'm On Fire (Born In The USA, 1984), en passant par Highway 29 (The Ghost Of Tom Joad, 1995), jusqu'à Reno (Devils & Dust, 2006). Bruce nous livre véritablement quelque chose qui se situe entre la version d'Aretha de The Night Time Is The Right Time et la table de cuisine dans The Postman Always Ring Twice (2) de James M. Cain.

Springsteen réfléchit constamment à ce qu'il fait et, ces dernières années, écrivant avec soin sur l'art et l'artisan, il a offert deux approches très différentes. La première, dans Songs, son livre de paroles de chansons, est une analyse sérieuse: "Quand vous trouvez les bonnes paroles et la bonne musique, votre voix se fond dans les voix de ceux sur qui vous avez choisi de chanter... Mais raconter ces histoires avec tous les détails au monde importe peu si la chanson n'a pas un cœur émotionnel. C'est quelque chose que vous devez trouver en vous-même, grâce à ce que vous ressentez de commun avec l'homme ou la femme sur lesquels vous écrivez". Les égos de l'artiste et de l'auditeur sont donc mis de côté et se rencontrent dans les personnages fictifs et dans leurs histoires. Mais ça, c'était en 1998. Aujourd'hui, Springsteen est devenu vraiment ironique à ce sujet, ayant développé un bien plus grand intérêt pour les incertitudes, surtout sur sa propre identité et sur la façon dont elle le lie, ou non, à ses fans. Quand MOJO l'a vu enregistrer son Storyteller pour la chaîne VH1 en avril dernier, il a soulevé ce sujet de façon comique quand il a parlé de Brilliant Disguise - une chanson de l'album Tunnel Of Love (1987), dans laquelle notre narrateur, qui semble plus près d'un Springsteen autobiographique que d'habitude, se demande qui il est, qui est sa femme, et jusqu'à quel point tous les deux font-ils semblant.

Springsteen a fait un discours sur la façon dont "nous avons tous des personnalités multiples" et a commencé tout un speech sur comment, il y a un bout de temps, il passait l'après-midi dans un de ses clubs de strip-tease préférés sur l'autoroute - "ce salaud, ce saint hypocrite de Springsteen" l'ayant pour une fois laissé là pour ses "plaisirs simples". Cependant, alors qu'il quittait le club, les ennuis ont commencé sur le parking: "Une femme et un homme m'avaient épié et m'ont dit, 'Bruce, vous n'êtes pas censé être là'. Je voyais où ils voulaient en venir avec tout ça, alors j'ai dit 'Je ne suis pas là. Je suis simplement une invention dévoyée des nombreuses personnalités de Bruce. Je flotte dans l'éther au-dessus des routes et chemins du New Jersey, atterrissant souvent dans des endroits à l'image incongrue, mais bien amusants. Bruce ne sait même pas que j'ai disparu. Il est chez lui en ce moment à faire de bonnes actions'". Il conclut sa démonstration psycho-philosophique en disant: "Donc, le concept de la personnalité est une chose mystérieuse". Et comme nous allons le découvrir, avec Bruce il l'est.

IL N'Y A QUE TRÈS PEU DE MONDE EN COULISSES: trois ou quatre techniciens, ceux qui s'occupent du management et le promoteur du coin qui fait le va-et-vient dans un couloir de briques et de béton, assez large pour y faire des manœuvres militaires. Après quelques minutes d'attente, à l'heure prévue, 18 heures, Springsteen fait son apparition à la porte de sa loge et fait signe à MOJO d'entrer. Il sourit, avec une certaine réserve qu'on pourrait presque qualifiée d'anglaise. La pièce est dépouillée, à l'exception de ses affaires éparpillées sur une grande table basse en verre - encore des papiers, un baladeur (il ne s'est pas encore mis à l'iPod), un exemplaire de son livre, Songs. Il y a un petit réveil électrique, de chez Woolworth peut-être, dont il ne voit pas le cadran une fois assis. Il n'y a absolument rien qui est destiné à faire de ce lieu un chez-soi convivial.

Il allonge une jambe sur la table et s'enfonce dans le fauteuil de velours noir et de chrome. Les coutures de l'entrejambe de son jean sont blanches d'usure et sur le point de lâcher. Il parle lentement, prudemment, faisant souvent une pause pour trouver les mots exacts qu'il cherche. Un des aspects bizarres de le voir de si près est qu'il est de taille moyenne, de corpulence moyenne quand il est debout, et large, voire imposant quand il est assis. Peut-être est-ce l'effet de cette chemise à carreaux bleus qui, d'après ce que quelqu'un a dit, serait un cadeau de Tom Hanks. Il est étrange de penser qu'un homme à l'apparence aussi solide, en plein milieu d'une année phare sur le plan artistique, puisse autant parler et chanter sur l'ambivalence et le doute. En 1987, dans Two Faces, il luttait contre l'âme divisée qui se cachait derrière ses deux visages: "Un qui fait des choses que je ne comprends pas / Qui me donne le sentiment de ne pas être un homme à part entière". Il y a trois ans, sur l'album The Rising, dans la chanson Nothing Man, il s'imaginait dans l'âme vide et traumatisée de l'homme qui n'est rien: "Ma chérie, avec ce baiser / Dis que tu comprends / Je suis l'homme de rien". Mais peut-être que dans sa vie et son travail, il a maintenant atteint un de ces stades réaliste-mais-positif, il a cédé au romantisme sur All The Way Home, sur Devils & Dust: "Je sais ce que c'est que d'avoir échoué, ma chérie / Avec la planète entière qui te regarde / ...Tu n'as aucune raison de me faire confiance / Ma confiance est un peu rouillée / Mais si tu n'aimes pas être seule / Ma chérie, je pourrais te raccompagner jusqu'à chez toi" .

Il est assis, regardant le journaliste de MOJO en fronçant les sourcils.


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