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Durant Storytellers, une fan se décrivant elle-même comme "une personne de couleur" vous a demandé comment "vous étiez arrivé à capturer l'expérience des minorités". Vous lui avez dit, "Je crois que cette expérience provient du sentiment d'être invisible. Pendant les seize ou dix-sept premières années de ma vie, j'avais ce sentiment de ne pas être là". Était-ce l'un des éléments fondateurs de Born To Run ?
C'est un des éléments fondateurs de toute la musique rock. Ou du blues ou du jazz. C'est au cœur de l'écriture de chansons et de la performance scénique et... de presque toute expression créatrice. Qui émane entièrement d'une volonté et d'un désir d'avoir un impact - de sentir votre relation au monde et aux autres, et de la vivre. Vivre sa propre vitalité et sa propre force de vivre. Analyser toute forme d'expression créatrice et vous essayez d'extraire quelque chose du néant et de le rendre tangible et visible. C'est la raison pour laquelle vous êtes le magicien.
Mais vous avez aussi dit à cette femme combien votre expérience de l'invisibilité avait été douloureuse et désagréable.
Oui, euh... (il hésite).
Cet épisode m'a rappelé cette histoire, quand vous aviez huit ans dans votre école catholique. Vous aviez fait une erreur en latin et la sœur qui vous faisait cours vous a mis dans la corbeille à papier, parce que "c'était ce que vous valiez".
(Il éclate de rire de bon cœur) Je suppose qu'il n'y a rien de plus symbolique. Donc oui, l'idée de lutter contre cette vie gâchée a toujours été à l'origine de mon écriture. Et évidemment l'appartenance à une classe sociale et à une race joue un rôle énorme, ici aux États-Unis. Si vous aviez vu le choc exprimé lors du passage de l'ouragan Katrina, tout à coup tous ces gens, qui avaient été marginalisés, passaient à la télévision et devenaient visibles. Et le choc des gens... était choquant à mes yeux. Ces gens avaient été marginalisés - ces gens que vous voyez normalement aux informations du soir, menottés et en train de se faire arrêter, c'est essentiellement la seule chose que vous voyez toujours d'eux - tout à coup, ils sont là avec leurs gosses, leur famille, et le pays a réagi par une sorte de choc bien triste, et ce n'est qu'une partie de l'histoire des classes sociales et des races et c'est un lien permanent au cœur et à la naissance du blues et du jazz et du r&b et du rock'n'roll. Cette musique-là est l'un des instruments grâce auquel ceux qui sont invisibles, ceux qui sont nés dans la marginalité, se sont rendus visibles. C'est un élément essentiel et primordial pour faire ce genre de musique. Et je voulais faire beaucoup de bruit. Vous voulez que les gens sachent que vous êtes bien là et que vous êtes vivant.
Est-ce que le fait d'être originaire du New Jersey a joué un rôle, dans ce sentiment d'être ignoré, qui a alimenté Born To Run ?
Peut-être que ce qui était différent à cette époque, c'est que je n'avais jamais rencontré personne ayant fait un disque. Vous étiez vraiment très loin du grand public, plus particulièrement avant que la musique pop locale ne devienne acceptée. Ce que je veux dire par là, c'est qu'à une heure de voiture de New York City, vous étiez dans les profondeurs. Personne ne venait dans le New Jersey pour trouver des groupes et pour faire signer un contrat. Ça n'arrivait pas et ce sentiment d'être très éloigné de ces choses était très présent. J'ai fait des concerts devant des milliers de gosses, mais personne n'en savait rien. Nous opérions indépendamment de l'industrie du disque et des concerts. C'étaient juste des événements locaux. Et nous, nous n'avions jamais pris l'avion jusqu'au jour où notre maison de disques nous a envoyés à Los Angeles.
De nos jours, je ne connais pratiquement aucun groupe qui n'ait pas son CD. Tous les groupes du coin, je vais les voir en concert et ils vendent un CD. Mais ce n'était pas le cas dans les années 60 et au début des années 70. La machinerie, la technologie pour faire des disques ne vous appartenait pas. Alors quand j'ai obtenu un contrat discographique, j'étais la seule personne que je connaissais à qui on avait fait signer un contrat, c'était un changement énorme, et puis nous avons fait deux disques et ils ne se sont pas très bien vendus, mais c'était quand même un miracle. Et puis Born To Run est arrivé et... (s'arrête de parler, avec un signe de la tête sous-entendant tout ce qui a suivi).
C'est un des éléments fondateurs de toute la musique rock. Ou du blues ou du jazz. C'est au cœur de l'écriture de chansons et de la performance scénique et... de presque toute expression créatrice. Qui émane entièrement d'une volonté et d'un désir d'avoir un impact - de sentir votre relation au monde et aux autres, et de la vivre. Vivre sa propre vitalité et sa propre force de vivre. Analyser toute forme d'expression créatrice et vous essayez d'extraire quelque chose du néant et de le rendre tangible et visible. C'est la raison pour laquelle vous êtes le magicien.
Mais vous avez aussi dit à cette femme combien votre expérience de l'invisibilité avait été douloureuse et désagréable.
Oui, euh... (il hésite).
Cet épisode m'a rappelé cette histoire, quand vous aviez huit ans dans votre école catholique. Vous aviez fait une erreur en latin et la sœur qui vous faisait cours vous a mis dans la corbeille à papier, parce que "c'était ce que vous valiez".
(Il éclate de rire de bon cœur) Je suppose qu'il n'y a rien de plus symbolique. Donc oui, l'idée de lutter contre cette vie gâchée a toujours été à l'origine de mon écriture. Et évidemment l'appartenance à une classe sociale et à une race joue un rôle énorme, ici aux États-Unis. Si vous aviez vu le choc exprimé lors du passage de l'ouragan Katrina, tout à coup tous ces gens, qui avaient été marginalisés, passaient à la télévision et devenaient visibles. Et le choc des gens... était choquant à mes yeux. Ces gens avaient été marginalisés - ces gens que vous voyez normalement aux informations du soir, menottés et en train de se faire arrêter, c'est essentiellement la seule chose que vous voyez toujours d'eux - tout à coup, ils sont là avec leurs gosses, leur famille, et le pays a réagi par une sorte de choc bien triste, et ce n'est qu'une partie de l'histoire des classes sociales et des races et c'est un lien permanent au cœur et à la naissance du blues et du jazz et du r&b et du rock'n'roll. Cette musique-là est l'un des instruments grâce auquel ceux qui sont invisibles, ceux qui sont nés dans la marginalité, se sont rendus visibles. C'est un élément essentiel et primordial pour faire ce genre de musique. Et je voulais faire beaucoup de bruit. Vous voulez que les gens sachent que vous êtes bien là et que vous êtes vivant.
Est-ce que le fait d'être originaire du New Jersey a joué un rôle, dans ce sentiment d'être ignoré, qui a alimenté Born To Run ?
Peut-être que ce qui était différent à cette époque, c'est que je n'avais jamais rencontré personne ayant fait un disque. Vous étiez vraiment très loin du grand public, plus particulièrement avant que la musique pop locale ne devienne acceptée. Ce que je veux dire par là, c'est qu'à une heure de voiture de New York City, vous étiez dans les profondeurs. Personne ne venait dans le New Jersey pour trouver des groupes et pour faire signer un contrat. Ça n'arrivait pas et ce sentiment d'être très éloigné de ces choses était très présent. J'ai fait des concerts devant des milliers de gosses, mais personne n'en savait rien. Nous opérions indépendamment de l'industrie du disque et des concerts. C'étaient juste des événements locaux. Et nous, nous n'avions jamais pris l'avion jusqu'au jour où notre maison de disques nous a envoyés à Los Angeles.
De nos jours, je ne connais pratiquement aucun groupe qui n'ait pas son CD. Tous les groupes du coin, je vais les voir en concert et ils vendent un CD. Mais ce n'était pas le cas dans les années 60 et au début des années 70. La machinerie, la technologie pour faire des disques ne vous appartenait pas. Alors quand j'ai obtenu un contrat discographique, j'étais la seule personne que je connaissais à qui on avait fait signer un contrat, c'était un changement énorme, et puis nous avons fait deux disques et ils ne se sont pas très bien vendus, mais c'était quand même un miracle. Et puis Born To Run est arrivé et... (s'arrête de parler, avec un signe de la tête sous-entendant tout ce qui a suivi).
En ce qui concerne votre réputation à l'époque, quelque chose sans précédent est arrivé: vous avez fait la couverture de Time et de Newsweek la même semaine (octobre 1975). Mais par la suite, vous avez semblé détester l'idée quand les magazines sont sortis. Pourquoi ?
C'était une décision importante à prendre. À un moment, je me suis dit, "Je ne vais pas donner ces interviews". Je ne me serais pas retrouvé ainsi en couverture de ces magazines. Mais ensuite, j'ai pensé, "Pourquoi ne le ferais-je pas ?!". C'est ma... (s'interrompt en pleine phrase pour réfléchir). J'avais une immense appréhension et une position très ambivalente concernant le succès et la célébrité - même si c'était quelque chose que j'avais intensément recherché. Mais c'était, "Je ne vais jamais savoir si je ne le fais pas". Vous comprenez ? Vous n'allez jamais savoir votre valeur ou la valeur de votre musique ou ce que vous aviez à dire ou le rôle que vous pourriez avoir dans le monde musical..., si vous ne le faisiez pas. Alors je me suis dit, "Et bien, c'est ma chance et je vais la saisir".
Vous disiez que le rock'n'roll émanait de problèmes politiques et sociaux. Quelle était votre conscience politique quand vous avez enregistré Born To Run ?
Elle était inexistante. C'était la dernière chose au monde que j'étais...
Même si vous avez grandi dans les années 60 ?
Non, vous avez raison, je ne voulais pas dire jusqu'à ce point-là. Dans les années 60, les États-Unis ressemblaient plus à l'Amérique du Sud ou à l'Amérique Centrale à l'époque où j'y suis allé pour la tournée Amnesty International (1988). Durant les conférences de presse, il n'y avait que des questions intensément politiques et tout le monde était impliqué dans ces événements tumultueux en Argentine, et puis nous avons fait un concert juste à côté du Chili où ils venaient de faire chanceler Pinochet et tout le monde était donc imprégné d'une conscience politique. Aux États-Unis, à la fin des années 60, si vous n'étiez pas impliqué dans la protestation contre la Guerre du Vietnam et contre ce que le gouvernement faisait et la façon dont la culture évoluait, les gens pensaient que quelque chose clochait chez vous. Ça vous était donc inculqué et j'ai porté cette chose en moi et parfois elle ressortait et à d'autres moments, elle s'estompait, mais au début des années 70, je n'en étais pas particulièrement conscient. Après la fin de la Guerre du Vietnam, les gens se sentaient désemparés et il y avait beaucoup d'instabilité. Prenez Born To Run et ce qui s'est avéré être un de mes albums les moins politiques, certainement en apparence. J'étais motivé par les disques que j'aimais, par le son que je voulais obtenir et par le sentiment que je voulais mettre en avant. Un sentiment de grande euphorie et de vitalité. C'est ce que je recherchais. Une expérience cathartique, une expérience presque orgasmique.
Mais ensuite, en 1978, vous avez fait Darkness On The Edge Of Town, et cette "obscurité" est devenue une métaphore dominante dans vos paroles.
Hum. Avec Born To Run, il y avait une certaine dose de votre-rêve-devenu-réalité. Vous aviez trouvé un public et vous avez eu cet impact. Cela faisait donc partie de ma nature pour le meilleur et pour le pire de dire, "Et bien, qu'est-ce que ça signifie ? Quelle en est sa signification personnelle ? Quelle en est sa signification politique ? Qu'est-ce que ça signifie, pas uniquement pour moi, mais pour les autres ?". Il y a cette inquiétude au sujet de la célébrité, qui est intéressante parce qu'elle vous rend très présent et vous avez beaucoup d'impact et vous avez la force, mais elle vous sépare aussi des autres et vous rend très, heu, singulier.
Vous vivez à ce moment-là une expérience que très peu de personnes de votre entourage vivent aussi. Son ironie est qu'elle apporte également son propre type de solitude. Et toute une série de nouvelles questions. Je me suis donc dit que, pour moi, le reste de ma vie d'artiste sera de chercher ces réponses. Born To Run a été un album charnière dans le sens où, après, mon écriture a pris une direction qu'elle n'aurait peut-être pas prise dans d'autres circonstances. Darkness On The Edge Of Town a été une réponse immédiate et très naturelle à, heu, "Comment faire pour rester en relation avec toutes ces choses ?".
C'était une décision importante à prendre. À un moment, je me suis dit, "Je ne vais pas donner ces interviews". Je ne me serais pas retrouvé ainsi en couverture de ces magazines. Mais ensuite, j'ai pensé, "Pourquoi ne le ferais-je pas ?!". C'est ma... (s'interrompt en pleine phrase pour réfléchir). J'avais une immense appréhension et une position très ambivalente concernant le succès et la célébrité - même si c'était quelque chose que j'avais intensément recherché. Mais c'était, "Je ne vais jamais savoir si je ne le fais pas". Vous comprenez ? Vous n'allez jamais savoir votre valeur ou la valeur de votre musique ou ce que vous aviez à dire ou le rôle que vous pourriez avoir dans le monde musical..., si vous ne le faisiez pas. Alors je me suis dit, "Et bien, c'est ma chance et je vais la saisir".
Vous disiez que le rock'n'roll émanait de problèmes politiques et sociaux. Quelle était votre conscience politique quand vous avez enregistré Born To Run ?
Elle était inexistante. C'était la dernière chose au monde que j'étais...
Même si vous avez grandi dans les années 60 ?
Non, vous avez raison, je ne voulais pas dire jusqu'à ce point-là. Dans les années 60, les États-Unis ressemblaient plus à l'Amérique du Sud ou à l'Amérique Centrale à l'époque où j'y suis allé pour la tournée Amnesty International (1988). Durant les conférences de presse, il n'y avait que des questions intensément politiques et tout le monde était impliqué dans ces événements tumultueux en Argentine, et puis nous avons fait un concert juste à côté du Chili où ils venaient de faire chanceler Pinochet et tout le monde était donc imprégné d'une conscience politique. Aux États-Unis, à la fin des années 60, si vous n'étiez pas impliqué dans la protestation contre la Guerre du Vietnam et contre ce que le gouvernement faisait et la façon dont la culture évoluait, les gens pensaient que quelque chose clochait chez vous. Ça vous était donc inculqué et j'ai porté cette chose en moi et parfois elle ressortait et à d'autres moments, elle s'estompait, mais au début des années 70, je n'en étais pas particulièrement conscient. Après la fin de la Guerre du Vietnam, les gens se sentaient désemparés et il y avait beaucoup d'instabilité. Prenez Born To Run et ce qui s'est avéré être un de mes albums les moins politiques, certainement en apparence. J'étais motivé par les disques que j'aimais, par le son que je voulais obtenir et par le sentiment que je voulais mettre en avant. Un sentiment de grande euphorie et de vitalité. C'est ce que je recherchais. Une expérience cathartique, une expérience presque orgasmique.
Mais ensuite, en 1978, vous avez fait Darkness On The Edge Of Town, et cette "obscurité" est devenue une métaphore dominante dans vos paroles.
Hum. Avec Born To Run, il y avait une certaine dose de votre-rêve-devenu-réalité. Vous aviez trouvé un public et vous avez eu cet impact. Cela faisait donc partie de ma nature pour le meilleur et pour le pire de dire, "Et bien, qu'est-ce que ça signifie ? Quelle en est sa signification personnelle ? Quelle en est sa signification politique ? Qu'est-ce que ça signifie, pas uniquement pour moi, mais pour les autres ?". Il y a cette inquiétude au sujet de la célébrité, qui est intéressante parce qu'elle vous rend très présent et vous avez beaucoup d'impact et vous avez la force, mais elle vous sépare aussi des autres et vous rend très, heu, singulier.
Vous vivez à ce moment-là une expérience que très peu de personnes de votre entourage vivent aussi. Son ironie est qu'elle apporte également son propre type de solitude. Et toute une série de nouvelles questions. Je me suis donc dit que, pour moi, le reste de ma vie d'artiste sera de chercher ces réponses. Born To Run a été un album charnière dans le sens où, après, mon écriture a pris une direction qu'elle n'aurait peut-être pas prise dans d'autres circonstances. Darkness On The Edge Of Town a été une réponse immédiate et très naturelle à, heu, "Comment faire pour rester en relation avec toutes ces choses ?".