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Mojo, janvier 2006

C'EST À MOI QUE TU PARLES (1) ?



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Vu les événements de la fin des années 80, avez-vous eu le sentiment que l'opinion de vos fans sur votre intégrité avait été ternie - que les gens pensaient à vous en de termes moins favorables ?

Et bien... je n'ai aucun problème à ce sujet (rires). C'est la façon dont je le dirais. La vie est une affaire compliquée. Aussi bien pour moi que, j'imagine, n'importe qui d'autre. Mon sentiment à cette époque était ma... Je m'inquiétais de ma véritable vie, non pas de mon image. J'essayais de faire des choses qui étaient vraiment très difficiles pour moi, j'essayais d'établir une relation avec quelqu'un (Scialfa) et de fonder une famille et pour une personne comme moi, c'était probablement la chose la plus dure à faire.

J'avais l'idée que c'étaient ces choses-là qui allaient compter pour moi quand j'allais aller de l'avant. Quant aux perceptions que les gens ont de moi, je n'en avais pas et n'en ai jamais le contrôle absolu et ça va et ça vient, ça entre et ça sort, et ce n'est pas du tout problématique. J'avais 20 ans de travail derrière moi à cette époque et j'ai pensé, "Je m'en contenterai". Si les gens vous voient faire des erreurs ou chanceler, et bien c'est aussi ça la vie. Vous ne faites pas tout parfaitement, vous savez. Vous prenez de mauvaises décisions ou, des décisions erronées ou peu judicieuses et autant que je sache, c'est ainsi que tout le monde vit. Je n'avais donc aucun problème à ce que les gens me voient faire la même chose.

D'accord, mais cette attitude n'a peut-être pas marché parmi les fans ayant pour vous une profonde admiration et qui, de ce fait, ont eu du mal à vous voir comme cet être humain faillible.

Je dirais qu'en général ces choses-là viennent en grande partie de votre propre fabrication, vous devez en assumer une certaine responsabilité, et quand j'étais plus jeune, j'avais probablement des sentiments différents à ce sujet. Mais, sans aucun doute, lorsque j'ai approché la quarantaine, ce que les gens pensaient de moi... m'importait beaucoup moins. J'essayais de trouver l'intégrité au sein de ma propre expérience, de ma propre vie et, euh, je vais toujours faire confiance à l'art et me méfier de l'artiste, car en général, l'artiste est un subterfuge indigne de confiance, un clown chancelant comme tout un chacun. Cet aspect-là, cette admiration que j'ai attirée, il est important de le chasser parce qu'elle gêne votre communication et réduit la complexité du dialogue que vous essayez d'avoir avec vos fans.

Il y a une sacrée transition, de vos albums du début des années 90 à The Ghost Of Tom Joad.

Oui, mais les gens parlent des albums du début des années 90... j'en plaisante sur scène, "On me dit que c'est mon plus mauvais disque". Mais si vous revenez aux chansons de Lucky Town et de Human Touch, j'en joue beaucoup sur cette tournée. La production de Human Touch, nous ne l'avons pas vraiment réussie, je pense, mais je regarde ces disques - Tunnel Of Love, Human Touch et Lucky Town - et c'était moi qui écrivais de façon intime, regardant les rapports humains et la façon dont ils se jouaient. Je m'intéressais aussi à ne pas être "l'autre mec" à ce moment-là. Je n'écrivais pas de cette manière depuis un moment, je n'avais pas ces bonnes chansons en moi, et le moment où vous essayez d'écrire quelque chose qui soit conforme à un truc particulier... (s'arrête).

Mais ensuite, je suis reparti dans une autre direction. Streets Of Philadelphia a probablement été à la base de ce changement. Puis Tom Joad. Je vivais en Californie à l'époque et il y avait beaucoup de reportages sur la frontière dans les médias. La Californie était devenue très multi-culturelle, avec une large population hispanique. Retournez à Freehold aujourd'hui, au cœur du New Jersey, dix ans plus tard c'est arrivé là (le dernier recensement montre que dans sa ville natale, sur une population de 11000 habitants, 28 % est hispano-américaine). J'avais vraiment le sentiment que c'était ce à quoi le pays allait ressembler dans les une ou deux décennies suivantes, et cela m'a donné une nouvelle perspective.

Je me souviens avoir écrit Tom Joad très rapidement. J'avais environ 45 ans et quand vous êtes plus jeune, vous pensez, "Ça va s'arrêter, ça va être résolu" (en référence aux problèmes sociaux dont il parlait) et puis quand vous avez 40 ou 50 ans, vous voyez que ce problème est cyclique, qu'il réapparaît plusieurs fois sous de nombreuses formes différentes.

C'est un cliché, mais quand vous écrivez avec passion... ce que les gens vivent avec Born To Run, ce qui rend la musique différente des autres arts, c'est qu'elle communique une émotion pure.

Avec ce que vous avez vu, quelles sont vos convictions politiques aujourd'hui, et si on suppose que vous êtes plutôt de gauche, le fait d'avoir une immense fortune ne présente-t-il pas une contradiction ?

Je ne sais pas décrire mes idées politiques en termes de gauche/droite. J'ai commencé par suivre mes instincts et ce pays semblait se porter mieux quand il s'en tenait au fil démocratique des bonnes idées et des valeurs justes. Les vingt dernières années ont été dures. Un grand nombre de personnes ont été marginalisées, génération après génération. Je pense donc qu'il est raisonnable d'aspirer à ce que tout le monde ait un emploi, ait accès aux soins médicaux, à l'éducation, ait un logement décent, qu'il y ait des garderies pour les très jeunes enfants, un gouvernement relativement transparent... L'énorme argent présent dans le monde politique est dangereux et antidémocratique. Pour moi, ce sont toutes des idées très conservatrices.

Vous voyez les choses ainsi ? Vraiment ?

La stabilité économique. La santé. Ce ne sont pas du tout des idées radicales. Toutes ces choses présentes dans l'enseignement de Jésus. Elles font toutes partie d'une vie humaine. Mais nous avons échoué dans presque tous ces idéaux civiques. Pour moi, cela ne me semble être que du bons sens. Ces idées ne forment pas une philosophie politique, mais de bonnes choses que je voulais préconiser dans ma musique. Je trouve cette vision chez Woody Guthrie, et même sur les disques des Animals, bien avant que je n'entende Guthrie. La musique de la classe ouvrière, elle fait partie de l'histoire de la pop - de la politique naturelle. Je ne suis pas allé à l'université, je ne suis pas un économiste socialiste, mais ce sont des choses que l'homme de la rue peut comprendre.

Mais que faites-vous de la question de la fortune personnelle ?

Je suis un enfant de Woody et d'Elvis. Ils ne se trouvent peut-être pas aux deux extrémités du spectre. Elvis a été un instrument de changement révolutionnaire. Elvis a conduit une Cadillac rose et Woody a écrit une chanson sur une Cadillac, il ne méprisait pas ces plaisirs. Ce que vous faites avec les contradictions, vous essayez de les gérer d'une façon aussi réfléchie et responsable que possible. Je ne sais pas s'il existe de réponse claire. Vous vivez avec ces contradictions.

Pour le trentième anniversaire de Born To Run, vous avez beaucoup travaillé sur le matériel à ressortir. Comment voyez-vous cet album aujourd'hui ?

Je revois avec beaucoup d'amusement le groupe à cette époque-là, l'audace et l'insécurité qui étaient là, en surface. À mon retour de la tournée The Rising (2002), j'étais enthousiaste à propos du groupe et j'ai à la fois réfléchi sur le présent et regardé dans le rétroviseur en me disant, "Où vais-je maintenant ?" Et je vais vous dire une chose, la finitude de votre expérience est bel est bien réelle quand vous approchez 60 ans. Ceci (il désigne sa vie d'un geste, montrant le sol de ses deux mains) est limité. Il nous reste un nombre x d'années à continuer. Je ne sais pas combien. J'espère qu'il en reste beaucoup. Je sens qu'il y a beaucoup à faire, beaucoup de chansons à écrire, j'ai plus ou moins ce même sentiment que lorsque j'avais 24 ans. Mais prendre sa place dans le monde consiste en partie à laisser l'horloge faire tic-tac. Laisser cette horloge faire son tic-tac et être prêt à entendre ce tic-tac et comprendre que votre mortalité est présente et qu'elle vous accompagne tout le temps maintenant.


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