Le 15 mars 2012, dans le cadre du festival South by Southwest (SXSW), dans un discours de près d'une heure sur la scène de l'Austin Convention Center, Bruce Springsteen a parlé de sa vie, en tant que musicien, et des artistes qui ont influencé sa carrière et son œuvre. Retrouvez la transcription intégrale de ce voyage musical...
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"Bonjour ! Oui, bonjour, bonjour, bonjour...
Pourquoi sommes-nous debout si tôt, bordel ? Quelle peut être l’importance de ce discours pour devoir le faire à midi ? Il ne peut pas être aussi important que ça... En ville, tout musicien digne de ce nom est encore endormi, ou le sera quand j’en aurai fini avec ce truc, je vous le garantis.
C’est un peu le bordel, ici...
Cette année, quand on m’a proposé de faire le discours d’ouverture de la conférence, j’ai un peu hésité, parce que le concept de "discours-clé" (1) me mettait mal à l’aise. Il semblait suggérer qu’il fallait une idée maîtresse qui puisse résumer tout ce qui se passe dehors, là dans les rues.
Du matin jusqu'au soir, cinq jours de groupes, des centaines de concerts, et plus personne n'est capable de s'accorder, pour ce qui concerne la pop. Je pense qu'il n’y a pas d’idée maîtresse. Il n’y a pas de théorie unifiée. Demandez à Einstein. Vous pouvez choisir n’importe quel groupe, Kiss (2) par exemple, et vous pouvez dire d'eux : "Partisans précoces d’un théâtre rock, exprimant les véritables hormones en effervescence de la jeunesse", ou : "Ils sont nuls !". Sur Phish, vous pouvez dire : "Héritiers de l’habit des Grateful Dead, centre brillant par excellence de la véritable communauté alternative", ou : "Ils sont nuls !". Vous dites : "Bruce Springsteen, génie poétique né, originaire des rues du comté de Monmouth, le travailleur du New Jersey le plus acharné dans le show business, la voix de l’homme de la rue, le futur du rock'n'roll", ou : "Il est nul. Dégage d’ici !".
Vous pourriez choisir n’importe quel groupe et créer votre propre équation. C’est plaisant. Il y a même eu récemment un livre qui parlait des Beatles et qui concluait, vous l'avez compris, qu’ils étaient nuls. Alors vraiment, au lieu de faire un discours d’ouverture, j’ai pensé que ce devrait être un discours "d’ouvertures", ou peut-être avec des tas d'orateurs différents. Je fais exprès d’exagérer, mais à peine.
Alors, avec ces propos en guise d’avertissement, je continue prudemment. Toutefois, c’est formidable d’être dans une ville avec dix mille groupes, ou presque... Quelqu’un connaît-il le chiffre exact ? Allez ! Il y en a beaucoup, non ?
A la fin de l'année 1964, quand j’ai pris une guitare, ce geste aurait pu ressembler à une folle utopie d’adolescent. Parce qu'au début, c'était numériquement impossible. A cette époque-là, il n’y avait pas beaucoup de guitares qui trainaient. On n’en avait pas encore fabriqué autant, tout simplement. Il aurait fallu que nous nous les partagions.
Mais les guitaristes étaient rares. La plupart avaient appris la musique seulement à l'école. Et les groupes étaient rares et, jusqu’à l’arrivée des Beatles, ils ne jouaient que des instrumentaux, principalement. Et il n’y avait pas tellement de musique à jouer. Quand je me suis mis à la guitare, on ne pouvait puiser que dans dix années d’histoire du rock. Ce serait comme si toute la musique pop que l'on connaît aujourd'hui était uniquement celle sortie entre 2002 et maintenant.
Pourquoi sommes-nous debout si tôt, bordel ? Quelle peut être l’importance de ce discours pour devoir le faire à midi ? Il ne peut pas être aussi important que ça... En ville, tout musicien digne de ce nom est encore endormi, ou le sera quand j’en aurai fini avec ce truc, je vous le garantis.
C’est un peu le bordel, ici...
Cette année, quand on m’a proposé de faire le discours d’ouverture de la conférence, j’ai un peu hésité, parce que le concept de "discours-clé" (1) me mettait mal à l’aise. Il semblait suggérer qu’il fallait une idée maîtresse qui puisse résumer tout ce qui se passe dehors, là dans les rues.
Du matin jusqu'au soir, cinq jours de groupes, des centaines de concerts, et plus personne n'est capable de s'accorder, pour ce qui concerne la pop. Je pense qu'il n’y a pas d’idée maîtresse. Il n’y a pas de théorie unifiée. Demandez à Einstein. Vous pouvez choisir n’importe quel groupe, Kiss (2) par exemple, et vous pouvez dire d'eux : "Partisans précoces d’un théâtre rock, exprimant les véritables hormones en effervescence de la jeunesse", ou : "Ils sont nuls !". Sur Phish, vous pouvez dire : "Héritiers de l’habit des Grateful Dead, centre brillant par excellence de la véritable communauté alternative", ou : "Ils sont nuls !". Vous dites : "Bruce Springsteen, génie poétique né, originaire des rues du comté de Monmouth, le travailleur du New Jersey le plus acharné dans le show business, la voix de l’homme de la rue, le futur du rock'n'roll", ou : "Il est nul. Dégage d’ici !".
Vous pourriez choisir n’importe quel groupe et créer votre propre équation. C’est plaisant. Il y a même eu récemment un livre qui parlait des Beatles et qui concluait, vous l'avez compris, qu’ils étaient nuls. Alors vraiment, au lieu de faire un discours d’ouverture, j’ai pensé que ce devrait être un discours "d’ouvertures", ou peut-être avec des tas d'orateurs différents. Je fais exprès d’exagérer, mais à peine.
Alors, avec ces propos en guise d’avertissement, je continue prudemment. Toutefois, c’est formidable d’être dans une ville avec dix mille groupes, ou presque... Quelqu’un connaît-il le chiffre exact ? Allez ! Il y en a beaucoup, non ?
A la fin de l'année 1964, quand j’ai pris une guitare, ce geste aurait pu ressembler à une folle utopie d’adolescent. Parce qu'au début, c'était numériquement impossible. A cette époque-là, il n’y avait pas beaucoup de guitares qui trainaient. On n’en avait pas encore fabriqué autant, tout simplement. Il aurait fallu que nous nous les partagions.
Mais les guitaristes étaient rares. La plupart avaient appris la musique seulement à l'école. Et les groupes étaient rares et, jusqu’à l’arrivée des Beatles, ils ne jouaient que des instrumentaux, principalement. Et il n’y avait pas tellement de musique à jouer. Quand je me suis mis à la guitare, on ne pouvait puiser que dans dix années d’histoire du rock. Ce serait comme si toute la musique pop que l'on connaît aujourd'hui était uniquement celle sortie entre 2002 et maintenant.
Quand j'étais adolescent, le plus grand nombre de groupes que j’avais jamais vu rassemblés sous un même toit, c’était vingt groupes ensemble qui se livraient à une bataille impitoyable, au Keyport-Matawan Roller Drome. Tellement de styles se télescopaient à ce moment-là, que vous aviez un ensemble vocal de doo-wop, portant tous la banane et des costumes assortis, installés à côté de notre groupe, qui jouait une version garage de Mystic Eyes de Them, et nous-mêmes installés à côté d’un groupe soul de treize musiciens. Et pourtant, ce n'est rien, si on compare à ce qui se passe en ce moment, dans les rues d’Austin.
C’est donc incroyable d’être de retour ici. J’ai passé beaucoup de bons moments, ici à Austin, depuis les années 70, et Jim Franklin et les Armadillo World Headquarters (3). Et c’est fascinant de voir ce qu’il est advenu de la musique que j’ai aimée durant toute ma vie. La pop est devenue un nouveau langage, une force culturelle, un mouvement social. En fait, une série de nouveaux langages, de forces culturelles et de mouvements sociaux, qui ont inspiré et animé la deuxième moitié du XXème siècle, et ses premières années. Qui aurait imaginé que nous aurions un président qui joue du saxophone ou un président qui chante de la soul ?
Quand nous avons débuté, il était impensable d'avoir 30 ans pour un musicien de rock. Bill Halley (4) a plus ou moins gardé son âge secret. Alors, quand Danny & The Juniors chantaient Rock'n'Roll Is Here to Stay (Le rock’n’roll est là pour toujours) (5), ils n’avaient pas idée à quel point ils allaient avoir terriblement raison, bordel ! Quand je suis sur scène aujourd'hui, et que je regarde le public, je croise les regards de trois générations, et pourtant la musique populaire continue de remplir sa fonction première de musique pour la jeunesse, de musique pour de joyeux déclencheurs de discussions, et de sujet principal pour les longues nuits de débats alcoolisées en compagnie de Steve Van Zandt, pour savoir qui régnera finalement de manière suprême.
Il y a tellement de sous-genres et de modes : two-tone, acid-rock, alternative dance, alternative metal, alternative rock, art punk, art rock, avant-garde metal, black metal, black & death metal, Christian metal, heavy metal, funk metal, glam metal, medieval metal, indie metal, melodic death metal, melodic black metal, metalcore, hardcore, electronic hardcore, folk punk, folk rock, pop punk, Brit-pop, grunge, sad core, surf music, psychedelic rock, punk rock, hip-hop, rap rock, rap metal, Nintendo core... hein ? Même moi, j'aimerais bien savoir ce qu’est le Nintendo core.
Mais : rock noir, shock rock, skate punk, noise core, noise pop, noise rock, pagan rock, paisley underground, indie pop, indie rock, heartland rock, roots rock, samba rock, screamo, emo, shoe-gazing stoner rock, swamp pop, synth pop, rock against communism, garage rock, blues rock, death & roll, lo-fi, jangle pop... folk music. Ajoutez juste néo - et post - à tout ce que je viens de dire, et citez-les à nouveau.
Oh oui, et le rock’n’roll... Alors, merde, voici tout ce qui ce passe dans cette ville en ce moment. Pour un mec qui réalise que U2 est probablement le dernier groupe dont il connaîtra le nom des quatre membres, c’est écrasant.
Peut-être que le commentaire le plus prophétique que j’ai entendu au cours du dernier quart de siècle, au sujet de la musique rock, a été prononcé par Lester Bangs (6), concernant la mort d’Elvis. En 1977, Lester Bangs a dit qu’Elvis était probablement la dernière chose sur laquelle nous serions tous d’accord - sans compter Public Enemy. A partir de ce moment-là, vous auriez vos héros et j’aurais les miens. Le centre de votre monde peut être Iggy Pop, ou Joni Mitchell, ou peut être Dylan. Le mien pourrait être Kiss, ou Pearl Jam, mais nous ne nous regarderons plus jamais les yeux dans les yeux, et nous ne serons plus jamais réunis par une seule musique. Et sa dernière phrase dans l’article disait : "Alors, au lieu de dire au revoir à Elvis, c’est à vous que je vais dire au revoir".
Alors que ce commentaire a été prouvé un millier de fois depuis, nous sommes pourtant ici dans une ville avec des milliers de groupes, chacun avec un style, et avec une philosophie, et une chanson qui leur est propre. Et je pense que les meilleurs d’entre eux s'imaginent qu’ils ont le pouvoir de démonter la prophétie de Lester, et de faire mentir son pronostic.
C’est donc incroyable d’être de retour ici. J’ai passé beaucoup de bons moments, ici à Austin, depuis les années 70, et Jim Franklin et les Armadillo World Headquarters (3). Et c’est fascinant de voir ce qu’il est advenu de la musique que j’ai aimée durant toute ma vie. La pop est devenue un nouveau langage, une force culturelle, un mouvement social. En fait, une série de nouveaux langages, de forces culturelles et de mouvements sociaux, qui ont inspiré et animé la deuxième moitié du XXème siècle, et ses premières années. Qui aurait imaginé que nous aurions un président qui joue du saxophone ou un président qui chante de la soul ?
Quand nous avons débuté, il était impensable d'avoir 30 ans pour un musicien de rock. Bill Halley (4) a plus ou moins gardé son âge secret. Alors, quand Danny & The Juniors chantaient Rock'n'Roll Is Here to Stay (Le rock’n’roll est là pour toujours) (5), ils n’avaient pas idée à quel point ils allaient avoir terriblement raison, bordel ! Quand je suis sur scène aujourd'hui, et que je regarde le public, je croise les regards de trois générations, et pourtant la musique populaire continue de remplir sa fonction première de musique pour la jeunesse, de musique pour de joyeux déclencheurs de discussions, et de sujet principal pour les longues nuits de débats alcoolisées en compagnie de Steve Van Zandt, pour savoir qui régnera finalement de manière suprême.
Il y a tellement de sous-genres et de modes : two-tone, acid-rock, alternative dance, alternative metal, alternative rock, art punk, art rock, avant-garde metal, black metal, black & death metal, Christian metal, heavy metal, funk metal, glam metal, medieval metal, indie metal, melodic death metal, melodic black metal, metalcore, hardcore, electronic hardcore, folk punk, folk rock, pop punk, Brit-pop, grunge, sad core, surf music, psychedelic rock, punk rock, hip-hop, rap rock, rap metal, Nintendo core... hein ? Même moi, j'aimerais bien savoir ce qu’est le Nintendo core.
Mais : rock noir, shock rock, skate punk, noise core, noise pop, noise rock, pagan rock, paisley underground, indie pop, indie rock, heartland rock, roots rock, samba rock, screamo, emo, shoe-gazing stoner rock, swamp pop, synth pop, rock against communism, garage rock, blues rock, death & roll, lo-fi, jangle pop... folk music. Ajoutez juste néo - et post - à tout ce que je viens de dire, et citez-les à nouveau.
Oh oui, et le rock’n’roll... Alors, merde, voici tout ce qui ce passe dans cette ville en ce moment. Pour un mec qui réalise que U2 est probablement le dernier groupe dont il connaîtra le nom des quatre membres, c’est écrasant.
Peut-être que le commentaire le plus prophétique que j’ai entendu au cours du dernier quart de siècle, au sujet de la musique rock, a été prononcé par Lester Bangs (6), concernant la mort d’Elvis. En 1977, Lester Bangs a dit qu’Elvis était probablement la dernière chose sur laquelle nous serions tous d’accord - sans compter Public Enemy. A partir de ce moment-là, vous auriez vos héros et j’aurais les miens. Le centre de votre monde peut être Iggy Pop, ou Joni Mitchell, ou peut être Dylan. Le mien pourrait être Kiss, ou Pearl Jam, mais nous ne nous regarderons plus jamais les yeux dans les yeux, et nous ne serons plus jamais réunis par une seule musique. Et sa dernière phrase dans l’article disait : "Alors, au lieu de dire au revoir à Elvis, c’est à vous que je vais dire au revoir".
Alors que ce commentaire a été prouvé un millier de fois depuis, nous sommes pourtant ici dans une ville avec des milliers de groupes, chacun avec un style, et avec une philosophie, et une chanson qui leur est propre. Et je pense que les meilleurs d’entre eux s'imaginent qu’ils ont le pouvoir de démonter la prophétie de Lester, et de faire mentir son pronostic.
Alors que les disques sur lesquels ma musique est initialement sortie, laissent place à un nuage de uns et de zéros, et alors que je transporte toute ma collection de disques accumulés depuis mes 13 ans dans la poche de ma chemise, j’aimerais parler de cette unique chose qui est constante depuis des années : la genèse et le pouvoir de la créativité, le pouvoir de l’auteur, ou plutôt du compositeur, ou simplement du créateur. Alors que vous enregistriez de la dance music, de l’Américana, du rap, de la musique électronique, tout dépend de la manière dont vous assemblez ce que vous faites. Les éléments que vous utilisez n’ont pas d’importance. La pureté de l’expression humaine et l’expérience ne se limitent pas aux guitares, aux hits, aux tourne-disques, aux micro-puces. Il n’y a pas de bonne manière, ni de manière pure, de le faire. Il s’agit simplement de le faire.
Nous vivons dans un monde post-authentique. Et aujourd’hui, l'authenticité est un palais de miroirs. Il s’agit juste de ce que vous apportez quand les lumières s’éteignent. Ce sont vos professeurs, vos influences, votre histoire personnelle. Et à la fin de la journée, c’est le pouvoir et la raison d'être de votre musique qui continue d'être important.
Aujourd'hui, je vais donc un peu parler de la manière dont j’ai assemblé ce que j’ai fait, dans l’espoir que, ce soir, quelqu’un traînant dans un de ces clubs puisse éventuellement en trouver un petit échantillon qui en vaille la peine. Et comme c’est le 100ème anniversaire de Woody Guthrie, et la pièce maîtresse de la conférence South by Southwest de cette année, je vais aussi parler un petit peu de mon développement musical, et de l'endroit dans lequel il a croisé celui de Woody, et pourquoi.
Nous vivons dans un monde post-authentique. Et aujourd’hui, l'authenticité est un palais de miroirs. Il s’agit juste de ce que vous apportez quand les lumières s’éteignent. Ce sont vos professeurs, vos influences, votre histoire personnelle. Et à la fin de la journée, c’est le pouvoir et la raison d'être de votre musique qui continue d'être important.
Aujourd'hui, je vais donc un peu parler de la manière dont j’ai assemblé ce que j’ai fait, dans l’espoir que, ce soir, quelqu’un traînant dans un de ces clubs puisse éventuellement en trouver un petit échantillon qui en vaille la peine. Et comme c’est le 100ème anniversaire de Woody Guthrie, et la pièce maîtresse de la conférence South by Southwest de cette année, je vais aussi parler un petit peu de mon développement musical, et de l'endroit dans lequel il a croisé celui de Woody, et pourquoi.