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Rolling Stone, 05 août 1992

The Rolling Stone Interview



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Rolling Stone, 05 août 1992
Dans un article du Rolling Stone de 1978, Dave Marsh a écrit que vous étiez si dévoué à votre musique qu’il était impossible de vous imaginer marié avec des enfants ou une maison...

Beaucoup de gens ont dit la même chose. Mais ensuite, quelque chose a commencé à me faire cogiter. Quelque chose clochait. C’était déprimant. C’était du style : "C’est une plaisanterie. J’ai fait un long chemin et ici au bout, il y a cette plaisanterie sinistre".

Je ne voulais pas être un de ces types qui sait écrire de la musique et raconter des histoires et qui a un impact sur la vie des gens, et peut-être sur la société d’une certaine façon, mais être incapable de trouver son propre moi. Mais c’était plus ou moins mon histoire.

J’ai tendance à être, par nature, un isolationniste. Ce n’est pas une question d’argent, ni d’endroit où vous vivez, ni de la manière dont vous vivez. C’est psychologique. Mon père, sans aucun doute, l’était aussi. Vous n’avez pas besoin d’une tonne de fric et de murs autour de votre maison pour être isolé. Je connais plein de gens qui sont isolés avec un pack de bières et un poste de télévision. Mais c’était en grande partie dans ma nature.

Puis la musique est arrivée, et je m'y suis accroché pour combattre cet aspect de moi-même. C’était une façon de pouvoir parler avec les gens. Elle m’a offert un moyen de communication, un moyen de me placer dans un contexte social - ce que j’avais tendance à ne pas vouloir faire.

Et la musique a fait ces choses mais finalement d’une façon abstraite. Elle a fait ces choses pour le type avec sa guitare, mais le type sans sa guitare était plus ou moins toujours le même qu'avant.

Aujourd’hui, je vois que deux des meilleurs jours de ma vie ont été le jour où j’ai pris la guitare et le jour où j’ai appris comment la poser. Quelqu’un m'a dit: "Mec, comment avez-vous fait pour jouer si longtemps ?". J’ai dit: "Ça, c’est facile. C’est s’arrêter qui est dur".

Quand avez-vous appris à poser la guitare ?

Très récemment. Je m’étais enfermé dans une forme d’obsession intense, qui me donnait énormément de détermination, d’énergie et de feu à brûler, parce qu'elle venait d’une peur totale, d’un dégoût et d’une haine de moi-même. Je montais sur scène et c’était dur pour moi de m’arrêter. C’est pourquoi mes concerts étaient si longs. Ils n’étaient pas longs parce que j’avais l’idée ou le projet qu’ils devaient être aussi longs. Je ne pouvais pas m’arrêter tant que je ne me sentais pas consumé, point barre. Complètement consumé.

C’est drôle, parce que les résultats du concert ou de ma musique ont peut-être eu un effet positif pour les autres, mais il y avait un élément à l'intérieur qui était destructeur pour moi. En fait, c’était ma drogue. Et donc, j’ai commencé à suivre le chemin pour m’en sevrer.

Pendant longtemps, j’avais été en mesure de l’ignorer. Quand vous avez 19 ans et que vous êtes dans un camion et que vous traversez le pays d’un bout à l’autre, et puis quand vous avez 25 ans et que vous êtes en tournée avec votre groupe - ça correspondait à ma personnalité. C’est pourquoi j’étais capable d’être bon, mais ensuite je suis arrivé à un âge où ma vraie vie a commencé à me manquer - où même à savoir qu’il y avait une autre vie à vivre. Je veux dire que c'était presque une surprise. Au début vous croyez la vivre. Vous avez eu plusieurs petites amies et puis c’est le: "Désolé, je dois partir maintenant". C’était comme un numéro de Groucho Marx - c’est drôle, parce que c’est un truc qui existe un peu dans ma famille, et c'est: "Salut, je suis venu dire que j’aimerais bien rester, mais vraiment je dois y aller". Et cette phrase c’était moi.

Qu’est-ce qui vous a alerté au fait que vous passiez à côté de quelque chose ou que vous aviez un problème ?

Le fait d’être malheureux. Et d’autres choses, comme mes relations amoureuses. Elles se terminaient toujours mal. Je ne savais pas vraiment comment maintenir une relation avec une femme. Je me demandais aussi comment je pouvais avoir tout cet argent et ne pas le dépenser ? Avant les années 80, je n’avais pas vraiment d’argent. Quand nous avons commencé la tournée The River, j’avais environ 20.000 $, je crois. Donc, vraiment, vers 1983, c’est la première fois que j’ai eu de l’argent à la banque. Mais je ne savais pas le dépenser, je ne savais pas m’amuser. Beaucoup de choses ont donc commencé à apparaître illogiques. Je me suis rendu compte qu’il y avait une forme d’aberration dans mon comportement. Et je ne me sentais pas si bien que ça. Dès que je sortais du contexte des tournées, et du contexte de mon travail, je me sentais perdu.

Aviez-vous déjà consulté un thérapeute ou cherché une forme d’aide ?

Oh oui. Je veux dire, je suis devenu très déprimé. J’allais vraiment mal pendant un moment. Et ce qui se passait c’était que, toutes les réponses que m'apportait le rock'nroll ne marchaient plus. Je me suis rendu compte que mon idée centrale - qui, dans ma jeunesse, était d'attaquer la musique avec une intensité vraiment religieuse - marchait jusqu’à un certain point. Mais il existait un moment où cette idée se retourne contre elle-même. Et vous commencez à emprunter ce chemin obscur, où même les meilleures choses sont déformées. Et je suis arrivé à un point où j’ai senti que ma vie était déformée. J’aime ma musique, et je voulais la prendre simplement pour ce qu’elle était. Je ne voulais pas essayer de la déformer pour qu’elle soit toute ma vie. Parce que c’est un mensonge. Ce n’est pas vrai. Ce n’est pas toute votre vie. Cela ne peut jamais l’être

Et je me suis rendu compte que ma vraie vie attendait d’être vécue. Tout l’amour et l’espoir et le chagrin et la tristesse - tout est là quelque part, à attendre d’être vécu. Et je pouvais l’ignorer et le mettre de côté ou je pouvais y dire oui. Mais dire oui à une partie c’est dire oui à tout. C’est pourquoi des gens disent non à tout: "Je me passerai du bonheur tant que je n’ai pas à ressentir la douleur".

Donc, j’ai décidé de travailler là dessus. J’y ai travaillé dur. Et en fait, vous devez commencer à vous ouvrir à vous-même. Je n’étais pas du tout la personne que je pensais être. C’était autour de l’époque de Born In The U.S.A.. Et j’ai acheté cette grande maison dans le New Jersey, ce qui était vraiment pour moi quelque chose d’énorme. C’est un endroit devant lequel j’avais tout le temps l’habitude de passer en courant. C’était une grande maison, et j’ai dit, "Hé, c’est la maison d’un homme riche". Et je crois que la chose la plus dure était qu’elle se trouvait dans une ville où je m’étais fait cracher dessus quand j’étais gamin.

C’était à Rumson ?

Oui. Quand j’avais 16 ou 17 ans, mon groupe de Freehold avait été engagé par un club sur la plage. Et nous avons suscité des réactions vraiment hostiles. Je pense que c’était notre look - nous portions des vestes en imitation peau de serpent et nous avions les cheveux longs. Il y a une photo de moi avec les Castiles, on était comme ça. Et je me rappelle être sur scène, avec des mecs qui nous crachaient littéralement dessus. C’était avant que ce look ne devienne à la mode, quand ça voulait vraiment dire ce que ça voulait dire.

Donc, c'était une drôle de décision à prendre, mais j’ai acheté cette maison, et au début, je commençais vraiment à l’apprécier, mais ensuite est arrivée la tournée Born In The U.S.A., et je suis de nouveau parti sur la route. J’ai passé du bon temps, et j’ai commencé à essayer de comprendre des choses. J’essayais de trouver comment établir certains de ces liens, mais encore une fois, c’était plus ou moins de façon abstraite, tel que comment intégrer le groupe dans une idée de communauté dans les lieux que nous visitions.

Est-ce à cette époque que vous avez rencontré Julianne ?

Oui, nous nous sommes rencontrés au milieu de cette tournée. Et nous nous sommes mariés. Et c’était dur. Je ne savais pas vraiment comment être un mari. C’était une personne fantastique, mais je ne savais pas comment me comporter, tout simplement.

Est-ce que le mariage faisait partie des efforts que vous faisiez pour établir des liens, pour gérer cette partie de votre vie ?

Oui, oui. J’avais vraiment besoin de quelque chose, et j’ai tenté l’expérience. Quiconque ayant vécu un divorce peut vous dire de quoi il en retourne. C’est difficile, dur et douloureux pour tous ceux concernés. Mais j’ai continué.

Ensuite, Patti et moi sommes sortis ensemble, pendant la tournée Tunnel Of Love, et j’ai commencé à retrouver mon chemin. Mais quand j’ai arrêté de tourner en 1988, j’ai aussitôt traversé une très mauvaise année. Je suis rentré chez moi, et je n’étais pas très utile à grand monde.

Vous viviez toujours à Rumson ?

Oui, et puis nous avons vécu à New York pendant un moment. Cette ville n’était pas pour moi, car j’avais grandi dans une petite ville et j’avais l’habitude d’avoir des voitures et tout le reste.

J’avais fait beaucoup de projets mais quand nous sommes rentrés chez nous, j’ai plus ou moins déraillé pendant un moment. Je me suis simplement perdu. Cette période a duré un an environ.

Quelles sortes de choses avez-vous faites ?

La meilleure façon de le dire est que je ne faisais pas les choses que j’avais dit que j’allais faire. Quelque part entre la prise de conscience et la mise en pratique, j’ai glissé entre les failles. J’avais très peur. Et je ne faisais que résister. Je rendais en général la vie désagréable. Et donc à un certain moment, Patti et moi avons simplement dit: "Assez, partons à Los Angeles".

Je m’étais toujours senti un peu plus léger ici. J’avais une maison sur les collines d’Hollywood depuis le début des années 80, et j’y venais trois ou quatre mois par an. Je me souviens m’y être toujours senti plus léger, comme si le fardeau était moins lourd à porter. Donc, Patti et moi sommes venus ici, et les choses ont commencé à aller mieux. Et puis le bébé est arrivé, et c’était fantastique. C’était tout simplement la chose la plus belle.

Aviez-vous voulu avoir un enfant dans le passé ?

Je sais qu’il y a eu beaucoup de choses dans la presse sur Juli et moi et que la question d’avoir un enfant est ce qui a causé notre rupture. Et bien, ce n’est pas du tout vrai. C’est un mensonge.

Mais était-ce quelque chose que vous vouliez faire - fonder une famille - ou était-ce quelque chose dont vous aviez peur ?

Et bien, oui [pause], j’avais peur. Mais j’avais peur de tout ce truc. C’est la raison pour laquelle j’avais fait en sorte que ma musique représente tout pour moi. J’étais vraiment bon en musique et vraiment mauvais pour tout le reste.

Rolling Stone, 05 août 1992
Est-ce que Patti a été la personne qui vous a aidé à traverser tout ça ?

Oui. Elle savait très bien me voir venir avec toutes mes conneries. Elle les reconnaissait. Elle était capable de me les montrer. J’étais devenu un expert dans l’art de la manipulation. Vous savez, "Oh, je sors pour un tout petit moment, et je vais aller...". Je trouvais toujours un moyen de m’éloigner, de m’en aller et de revenir et de créer cette distance. J’évitais l’intimité, et je ne voulais pas dévoiler mon jeu. J’avais plusieurs façons de faire cette danse en particulier, et je pensais qu’elles étaient très sophistiquées. Mais peut-être qu’elles ne l’étaient pas. Je ne faisais que ce qui me venait naturellement. Et puis quand je montais sur scène, c’est tout le contraire. Je me propulsais en avant, mais ça allait parce que cela ne durait pas longtemps. Hé, c’est pourquoi on les appelle des aventures sans lendemain. C’est du style, vous êtes là et puis bang ! Vous êtes parti. Pendant la tournée en 1985, j’ai commencé à beaucoup parler de communauté, mais je ne faisais partie d’aucune communauté.

Donc quand je suis rentré à New York après la tournée Amnesty International en 1988, j’étais en errance et perdu, et c’est la patience de Patti et sa compréhension qui m’ont tiré de là. C’est une véritable amie, et nous avons une vraie et belle amitié. Et finalement j’ai dit, "Je dois commencer à gérer ce truc, je dois apprendre à faire mes premiers pas".

Quels étaient certains de ces premiers pas ?

La meilleure chose que j’aie faite est de commencer une thérapie. Elle m'a été très utile. Je me suis rentré dedans et j’ai vu une grande partie de moi-même tel que j'étais vraiment. Et j’ai remis en question toutes mes motivations. Pourquoi est-ce que j’écris ce que que j’écris ? Pourquoi est-ce que je dis ce que je dis ? Est-ce des conneries ? Est-ce que j’essaie simplement de devenir le mec le plus populaire au monde ? Est-ce que j’ai besoin d’être autant adulé ? J’ai remis en cause tout ce que j’avais fait, et c’était une bonne chose. Vous devriez le faire. Et puis vous vous rendez compte qu’il n’y a pas une seule et unique motivation. Vous le faites pour toutes les raisons mentionnées.

Donc, je suis passé par une période d’intense analyse personnelle. Je savais que j’avais dû passer huit heures par jour dans ma chambre avec une guitare pour apprendre à en jouer, et maintenant je savais que j’allais devoir passer le même temps juste pour retrouver ma place.


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