****
BRUCE SPRINGSTEEN: Après le meurtre de George Floyd, j'ai commencé à lire James Baldwin (6) et ce passage m'a toujours marqué : « Les blancs de ce pays ont du pain sur la planche, ils devront apprendre à s'accepter et à s'aimer eux-même les uns les autres. Et lorsqu'ils auront réussi, ce qui ne sera pas pour demain ou peut-être même pour jamais, la question noire n'existera plus, car elle n'aura plus besoin d'exister »
POTUS BARACK OBAMA: Indispensable.
BRUCE SPRINGSTEEN: Oui.
POTUS BARACK OBAMA: Oui. L'héritage de la race est enterré, mais il est toujours présent, non ?
BRUCE SPRINGSTEEN: Oui.
POTUS BARACK OBAMA: Selon la communauté à laquelle tu appartiens, il n'est pas toujours évident de savoir à quelle distance de la surface tu te situes. Et beaucoup de noirs affirment que le plus dur n'est pas d'affronter un membre du Ku Klux Klan. Là, au moins, la situation est claire. On comprend ce qui se passe. On est préparé. Ce qui blesse, ce sont les personnes dont tu sais qu'elles ne sont pas méchantes, mais qui détiennent toujours cette carte dans leur manche, et cette carte pourrait être posée sur la table à n'importe quel moment.
BRUCE SPRINGSTEEN: Oui.
POTUS BARACK OBAMA: Et c'est désolant.
BRUCE SPRINGSTEEN: Oui.
POTUS BARACK OBAMA: Car c'est là que tu réalises, « Oh, c'est un sujet profond, et important ». Et le sujet n'est pas de savoir s'il faut prononcer ou pas des adjectifs racistes, et il ne s'agit pas de voter, comme tu le sais, pour Barack Obama. Tu as vu le film Get Out (7) ?
BRUCE SPRINGSTEEN: Je l'ai vu.
POTUS BARACK OBAMA: Donc, lorsque le père, qui se révèlera fou...
BRUCE SPRINGSTEEN: [rires]
POTUS BARACK OBAMA: ...il commence à dire, « Moi, je voterai pour Obama une troisième fois ! » C'est, en partie, ce que cette ligne de dialogue veut souligner.
BRUCE SPRINGSTEEN: Et c'est un moment où tu sens qu'en tant que nation, nous devons avoir cette conversation. Si nous voulons créer une Amérique plus honnête, plus adulte, plus noble. Une nation digne de ses idéaux. Et en ce jour où John Lewis a été enterré, ce n'est certainement pas un jour où nous pouvons être cynique quant aux possibilités de l'Amérique.
POTUS BARACK OBAMA: Non. Tu sais que... Je pense que John incarnait cette marque de courage très particulière.
[La guitare joue]
C'était un courage et une confiance dans le pouvoir de la rédemption. La capacité de dire, « Je me tiens là. Faites ce que vous voulez. Je crois qu'à un moment, il y aura une conscience qui s'éveillera. Il y aura une force en vous qui me verra ». Et il n'a jamais abandonné cet espoir. Et cet été, en voyant les protestations qui ont eu lieu...
[Extrait des protestations de l'été 2020 : Les vies noires comptent ! Quelles sont les vies qui comptent ? Les vies noires comptent ! Quelles sont les vies qui comptent ? Les vies noires comptent !]
POTUS BARACK OBAMA: Je l'ai dit à John, et j'en ai parlé dans son oraison funèbre, « John, ce sont tes enfants. Ils ne l'ont peut-être pas su... »
BRUCE SPRINGSTEEN: Oui.
POTUS BARACK OBAMA: « Mais tu as contribué à donner naissance à cette notion en eux du bien et du mal. Tu as contribué à infuser en eux cet espoir d'être meilleurs que ce que nous sommes ». Tu sais, ma mère me disait parfois, lorsque je me comportais mal, elle disait, « Écoute, peu importe si tu crois ou pas dans le bien fondé de ce que je te demande de faire...
BRUCE SPRINGSTEEN: D'accord.
POTUS BARACK OBAMA: ...mais si tu le fais suffisamment souvent, de temps en temps... » [rires]
BRUCE SPRINGSTEEN: Oui [rires]
POTUS BARACK OBAMA: « C'est cette personne-là que tu deviendras ». Et je pense qu'on retrouve quelque chose d'un peu similaire quand on entend la jeunesse qui se dit : Vous nous avez dit, Voilà ceux que nous sommes censés être. Que tous les hommes sont égaux et que nous traitons tout le monde avec respect et...
BRUCE SPRINGSTEEN: Exactement.
POTUS BARACK OBAMA: ...et vous nous l'avez dit assez souvent pour qu'on y croie, même si vous n'y avez pas cru vous-même. Mais nous allons vous forcer à adapter votre comportement, vos politiques, vos institutions, vos lois, à ce que vous nous avez décrit comme étant la vérité. Parce que vous avez peut-être dépeint un mythe pour soulager votre conscience, mais nous avons cru à ce mythe. Et aujourd'hui, nous allons essayer de le rendre réel.
[La guitare joue]
Et c'est la raison pour laquelle tant que les protestations et le militantisme ne versent pas dans la violence, je veux et j'attends que la jeunesse repousse les frontières, qu'elle teste et éprouve la patience de leurs parents et de leurs grands-parents. Et tu sais... Je me souviens de jeunes activistes que j'ai rencontré, je leur ai dit, « Écoutez, si vous voulez mon avis sur la manière de pouvoir faire passer une loi ou pour obtenir assez de votes pour faire élire quelqu'un, je peux vous donner des conseils pratiques. Mais ce qui ne signifie pas nécessairement que ce doit être votre objectif. Parfois, votre objectif peut être juste de...
BRUCE SPRINGSTEEN: Remuer la merde [rires]
POTUS BARACK OBAMA: [rires] ...remuer la merde. Et d'ouvrir de nouvelles possibilités. Qu'est-ce que tu dis en regardant tous ces jeunes qui manifestent ?
BRUCE SPRINGSTEEN: C'est un moment excitant. Mon fils est parmi eux. Il aura 30 ans cette semaine. Il est à New York, il fait partie de la foule.
POTUS BARACK OBAMA: Je dois dire qu'avoir un fils de 30 ans... Hier encore, c'est nous qui avions 30 ans, non ?
BRUCE SPRINGSTEEN: Oui.
POTUS BARACK OBAMA: Je ne sais pas ce qu'il s'est passé, mon vieux. En tout cas, il y a quelque chose d’énergisant et de prometteur quand on voit cette jeunesse. Dans les manifestations des années 60, c'était un groupe plus limité qui s'impliquait. Il y avait ces étudiants blancs héroïques qui participaient aux Freedom Rides, mais ce n'était qu'une fraction de la population. Il y avait les jeunes militants sur les campus universitaires qui se focalisaient sur l'injustice raciale. Mais ce qu'on observe - encore aujourd'hui - c'est un changement d'attitude générationnel apparemment, ou en tout cas, qui s'exprime à l'échelle de toute une génération. Ce n'est pas uniforme, mais c'est tout de même une majorité relative dans le pays. Je suis conforté par la détermination de jeunes gens à monter au créneau, mais aussi à se poser des questions difficiles, à eux-mêmes et à leurs parents. A s'interroger intérieurement, et non pas seulement à interroger le monde extérieur.
BRUCE SPRINGSTEEN: Comment comprendre que c'est le même pays qui a envoyé un homme sur la lune, et qui applique les lois de ségrégation raciale ? On ne peut accepter paisiblement cet état de fait, évidemment, mais comment se fait-il que ce soit la même Amérique ?
POTUS BARACK OBAMA: Je pense que c'est en partie parce que nous ne sommes pas encore allés au bout de la véritable prise de conscience, nous avons juste enseveli dans notre esprit une très grande partie de notre expérience et de nos citoyens.
BRUCE SPRINGSTEEN: Tu parles d'une prise de conscience qui n'a pas eu lieu, mais nous sommes assis là, et on a l'impression qu'aujourd'hui elle s'impose, non ? Le pays est-il prêt à déconstruire ses mythes fondateurs, ses histoires mythiques, son Histoire mythique ? Ou est-il préparé à considérer des réparations ? Tu penses que nous en sommes là aujourd'hui ?
POTUS BARACK OBAMA: Si tu me demandes théoriquement, « Est-ce que les réparations sont justifiées ? », la réponse est oui. Il n'y a pas de question à se poser, non ? La richesse de ce pays, le pouvoir de ce pays, a été construit majoritairement, pas exclusivement peut-être et même pas en majorité, mais une grande partie a été construit sur le dos des esclaves.
BRUCE SPRINGSTEEN: La Maison Blanche...
POTUS BARACK OBAMA: Ils ont construit la maison dans laquelle j'ai habité quelque temps. Ce qui est vrai également, c'est que même après l'abolition de l'esclavage, et la prolongation des lois de ségrégation raciale, l'oppression systématique et la discrimination des noirs américains, ont eu pour conséquence que les familles noires n'ont pas été en mesure de se constituer des richesses, de tenter de se faire une place, et les effets se sont répercutés sur des générations suivantes. Donc, si on pense à ce qui est juste, on pourrait appréhender le passé en se disant, « Les descendants de ceux qui ont souffert de ces injustices terribles, cruelles, souvent arbitraires, méritent une sorte de réparation, une sorte de compensation – une reconnaissance.
BRUCE SPRINGSTEEN: En tant que président, sachant ce que tu viens de dire, comment...
POTUS BARACK OBAMA: Oui.
BRUCE SPRINGSTEEN: ...comment fais-tu pour que la nation se prépare à entreprendre quelque chose qui semble tellement justifié - ou non ?
POTUS BARACK OBAMA: La question est la suivante, « Peut-on effectivement obtenir ce type de justice ? Peut-on amener un pays à s'accorder sur cette histoire et à l'assumer ? » Et j'ai estimé, dans les faits, que c'était impossible. Nous n'arrivons même pas à faire en sorte que les gamins des quartiers pauvres puissent suivre une scolarité correcte.
Et ce que j'ai vu au cours de ma présidence, c'est que la politique de résistance et de ressentiment des blancs, la notion de "profiteurs" aux crochets de l’État, l'hostilité vis-à-vis des mesures de discrimination positive... Tout ça a fait que la perspective de proposer un programme de réparations cohérent et raisonnable, m'est apparu politiquement voué à l'échec, mais aussi potentiellement contre-productif.
[Le synthétiseur joue]
On peut parfaitement comprendre pour les blancs des classes populaires, les blancs de la classe moyenne, ceux qui ont des difficultés à payer leurs factures ou à rembourser les prêts étudiants, ou qui n'ont pas accès aux soins médicaux, ceux qui considèrent que l’État les a laissés tomber, ils ne peuvent être enchantés par un plan d'envergure visant à rectifier les manquements du passé, sans rien proposer pour leur avenir.
BRUCE SPRINGSTEEN: Tu es en train de dire que nous vivons dans un pays où il est possible de le faire pour les banquiers de Wall Street, mais nous ne pouvons pas le faire pour la frange de la population qui lutte depuis si longtemps.
POTUS BARACK OBAMA: Je suis en train de dire que, dans notre pays, les ressentiments, les peurs, les stéréotypes, les partis pris tribaux demeurent très profondément ancrés. Mon analyse de la situation m'a amené à conclure que la meilleure façon de mettre en place des mesures et des passerelles afin que les afro-américains aient accès au marché de l'emploi, à la réussite, et à l'égalité des chances, c'est de présenter les choses de la manière suivante : « Assurons-nous que tous les enfants bénéficient d'une scolarité de qualité. Assurons-nous que chacun bénéficie d'un bon système de santé. Nous sommes un pays suffisamment riche, tout le monde devrait pouvoir prétendre à un travail et à une rémunération décente ».
Et c'est dans cette optique exprimée en termes universels, et non pas en ciblant un groupe racial, en particulier lésé par le passé, que nous avons davantage de chances d'être soutenus par la majorité. Maintenant le défi - et écoute, c'est une question que je me suis posée, et je pense que tout politicien ou toute politicienne réformiste qui se soucie de notre pays et de justice, doit se poser - est le suivant : la vérité sur notre histoire exige-t-elle effectivement des réparations ? Si notre justice pénale et notre appareil de maintien de l'ordre ne fonctionnent plus et que nous devons redémarrer à zéro, avons-nous le devoir de le dire simplement, même si le pays n'est pas prêt ? Même si tu perds des votes, même si tu te prives de la possibilité d'obtenir des progrès supplémentaires, est-ce que ça vaut le coup de simplement énoncer cette vérité ?
Voilà le genre de questions avec lesquelles je me débats constamment, et ma conclusion est pour partie la suivante : il s'agit moins d'une alternative de type, "soit l'un, soit l'autre", que d'un schéma de type, "l'un et l'autre", mais il faut reconnaitre qu'à un instant donné, nous avons tous des rôles différents à jouer.
Le militant n'a pas le même rôle à jouer que le politicien. L’écrivain et le poète ont un rôle à jouer différent de celui du journaliste. Il y a un rôle pour le prophète Jérémie, qui arrive et qui dit, « C'est mal. C'est injuste. Vous devez tous vous regarder et regarder vos péchés ». Et puis, il y a celui qui occupe l'ici et le maintenant et ne regarde pas du haut de son perchoir éternel, et qui habite un quotidien plus profane. « Comment m'y prendre pour que ce type-là ait un travail ? Comment faire pour qu'il bénéficie de soins de santé ? Comment arriver à ce qu'il bénéficie d'une formation ? ».
A plusieurs reprises, j'ai été critiqué par la gauche - bien qu'étant moi-même un homme politique de gauche - parce que je ne remettais pas suffisamment en question les déséquilibres et les injustices structurels. Des afro-américains, des universitaires, des intellectuels de renom, ont souvent dit que ma vision du progrès en matière de questions raciales, dans ce pays, était trop optimiste. Et je dois reconnaitre avoir fait le pari que j'allais pouvoir, sans faire l'impasse sur le passé, inspirer le pays et le faire avancer plus efficacement vers un idéal, si j'arrivais à présenter les choses comme étant possibles, en créant des opportunités où elles seraient possibles. Mais pas simplement en accusant le pays de tous les maux, mais plutôt en affirmant aussi que nous pouvons les surmonter. Mais j'avais beau être convaincu que les réparations étaient vouées à l'échec pendant ma présidence, je comprends les arguments de personnes que je respecte, comme Ta-Nehisi Coates (8). Je considère néanmoins que nous devrions en parler de toute façon, ne serait-ce que pour éduquer notre pays sur un sujet, comme le passé, qui n'est pas enseigné. Et regardons les choses en face : nous préférerions oublier.
[Extrait d'archive de la députée Sheila Jackson Lee : « ...n'a pas remédié; on l'a juste approfondi. Et la Commission H.R. 40, la commission qui étudie et développe les propositions de réparation est la réponse au péché originel. C'est en fait... « ]
POTUS BARACK OBAMA: La boucle est bouclée, et on en revient à tout ce dont on a parlé tous les deux. Ce pont entre l'Amérique, tel quelle est...
BRUCE SPRINGSTEEN: [hors-micro] Oui.
POTUS BARACK OBAMA: ...et l'Amérique tel que nous l'idéalisons. La seule façon de rapprocher ces deux visions-là, c'est de faire un état des lieux honnête, et puis de se mettre au travail. Je ne veux pas, et je sais que toi non plus, abandonner cet idéal, car c'est un idéal noble.
BRUCE SPRINGSTEEN: Mhmm.
POTUS BARACK OBAMA: Mais cet idéal - notre union "plus que parfaite" - est très éloigné de la réalité.
BRUCE SPRINGSTEEN: Mhmm.
[Le synthétiseur s'estompe]
POTUS BARACK OBAMA: Et donc, il y en a certains qui te diront, « Débarrassons-nous de cet idéal ». Moi, j'estime que tu as besoin d'une étoile polaire, tu as besoin d'une balise à montrer du doigt.
BRUCE SPRINGSTEEN: Je suis complètement d'accord avec toi.
POTUS BARACK OBAMA: Mais je pense aussi que tu ne peux pas aller là où tu veux aller, si tu ne sais pas où tu es.
BRUCE SPRINGSTEEN: Absolument.
POTUS BARACK OBAMA: Premièrement, déterminons quelles sont nos coordonnées actuelles.
BRUCE SPRINGSTEEN: Ce qui m'a choqué récemment, c'est de découvrir que les coordonnés n'étaient pas... [rires] Nous ne sommes pas aussi... aussi...
POTUS BARACK OBAMA: Aussi fermes ? Fixes ?
BRUCE SPRINGSTEEN: Pas aussi stables que ce que je pensais, tu vois [rires]
POTUS BARACK OBAMA: Tu pensais que nous avions déjà... Nous avions déjà dépassé certains de ces repères ?
BRUCE SPRINGSTEEN: Les défilés en polo avec des torches tiki (9)
POTUS BARACK OBAMA: [rires]
BRUCE SPRINGSTEEN: Je pensais que c'était terminé, tu vois ?
POTUS BARACK OBAMA: Oui, tu pensais qu'on ne débattrait plus jamais du nazisme ? [rires]
BRUCE SPRINGSTEEN: Oui, cette sorte de...
POTUS BARACK OBAMA: [rires] Tu pensais que la question était réglée depuis 1945.
BRUCE SPRINGSTEEN: Ces petites choses, tu comprends ? [rires]
POTUS BARACK OBAMA: Oui.
BRUCE SPRINGSTEEN: J'ai été amené à croire que... Découvrir que ce n'est pas juste des petites veines sinueuses à nos extrémités, mais elles continuent d'irriguer le cœur du pays. C'est un appel aux armes, et c'est ce qui nous indique que nous avons encore beaucoup de travail à accomplir.
POTUS BARACK OBAMA: Oui, je dis toujours aux gens, « Je crois en une trajectoire de l'humanité qui avance, qui monte »
BRUCE SPRINGSTEEN: Je suis comme toi.
POTUS BARACK OBAMA: Mais je ne pense pas que ce soit une ligne droite continue.
BRUCE SPRINGSTEEN: Elle est tortueuse.
POTUS BARACK OBAMA: [rires] En zig-zag.
BRUCE SPRINGSTEEN: [rires] C'est juste.
POTUS BARACK OBAMA: Elle repart en arrière parfois, elle fait des boucles.
[La guitare joue]
BRUCE SPRINGSTEEN: L'arc de l'histoire, c'est ça ? [rires]
POTUS BARACK OBAMA: L'arc de l'univers moral, il est tendu vers la justice (10), mais...
BRUCE SPRINGSTEEN: Oui.
POTUS BARACK OBAMA: Pas de manière linéaire.
BRUCE SPRINGSTEEN: [rires] Pas d'une manière linéaire.
POTUS BARACK OBAMA: Tu peux l'incliner. Et c'était une réalité tout au long de notre histoire.
[La guitare s'estompe]
[PAUSE]
POTUS BARACK OBAMA: Indispensable.
BRUCE SPRINGSTEEN: Oui.
POTUS BARACK OBAMA: Oui. L'héritage de la race est enterré, mais il est toujours présent, non ?
BRUCE SPRINGSTEEN: Oui.
POTUS BARACK OBAMA: Selon la communauté à laquelle tu appartiens, il n'est pas toujours évident de savoir à quelle distance de la surface tu te situes. Et beaucoup de noirs affirment que le plus dur n'est pas d'affronter un membre du Ku Klux Klan. Là, au moins, la situation est claire. On comprend ce qui se passe. On est préparé. Ce qui blesse, ce sont les personnes dont tu sais qu'elles ne sont pas méchantes, mais qui détiennent toujours cette carte dans leur manche, et cette carte pourrait être posée sur la table à n'importe quel moment.
BRUCE SPRINGSTEEN: Oui.
POTUS BARACK OBAMA: Et c'est désolant.
BRUCE SPRINGSTEEN: Oui.
POTUS BARACK OBAMA: Car c'est là que tu réalises, « Oh, c'est un sujet profond, et important ». Et le sujet n'est pas de savoir s'il faut prononcer ou pas des adjectifs racistes, et il ne s'agit pas de voter, comme tu le sais, pour Barack Obama. Tu as vu le film Get Out (7) ?
BRUCE SPRINGSTEEN: Je l'ai vu.
POTUS BARACK OBAMA: Donc, lorsque le père, qui se révèlera fou...
BRUCE SPRINGSTEEN: [rires]
POTUS BARACK OBAMA: ...il commence à dire, « Moi, je voterai pour Obama une troisième fois ! » C'est, en partie, ce que cette ligne de dialogue veut souligner.
BRUCE SPRINGSTEEN: Et c'est un moment où tu sens qu'en tant que nation, nous devons avoir cette conversation. Si nous voulons créer une Amérique plus honnête, plus adulte, plus noble. Une nation digne de ses idéaux. Et en ce jour où John Lewis a été enterré, ce n'est certainement pas un jour où nous pouvons être cynique quant aux possibilités de l'Amérique.
POTUS BARACK OBAMA: Non. Tu sais que... Je pense que John incarnait cette marque de courage très particulière.
[La guitare joue]
C'était un courage et une confiance dans le pouvoir de la rédemption. La capacité de dire, « Je me tiens là. Faites ce que vous voulez. Je crois qu'à un moment, il y aura une conscience qui s'éveillera. Il y aura une force en vous qui me verra ». Et il n'a jamais abandonné cet espoir. Et cet été, en voyant les protestations qui ont eu lieu...
[Extrait des protestations de l'été 2020 : Les vies noires comptent ! Quelles sont les vies qui comptent ? Les vies noires comptent ! Quelles sont les vies qui comptent ? Les vies noires comptent !]
POTUS BARACK OBAMA: Je l'ai dit à John, et j'en ai parlé dans son oraison funèbre, « John, ce sont tes enfants. Ils ne l'ont peut-être pas su... »
BRUCE SPRINGSTEEN: Oui.
POTUS BARACK OBAMA: « Mais tu as contribué à donner naissance à cette notion en eux du bien et du mal. Tu as contribué à infuser en eux cet espoir d'être meilleurs que ce que nous sommes ». Tu sais, ma mère me disait parfois, lorsque je me comportais mal, elle disait, « Écoute, peu importe si tu crois ou pas dans le bien fondé de ce que je te demande de faire...
BRUCE SPRINGSTEEN: D'accord.
POTUS BARACK OBAMA: ...mais si tu le fais suffisamment souvent, de temps en temps... » [rires]
BRUCE SPRINGSTEEN: Oui [rires]
POTUS BARACK OBAMA: « C'est cette personne-là que tu deviendras ». Et je pense qu'on retrouve quelque chose d'un peu similaire quand on entend la jeunesse qui se dit : Vous nous avez dit, Voilà ceux que nous sommes censés être. Que tous les hommes sont égaux et que nous traitons tout le monde avec respect et...
BRUCE SPRINGSTEEN: Exactement.
POTUS BARACK OBAMA: ...et vous nous l'avez dit assez souvent pour qu'on y croie, même si vous n'y avez pas cru vous-même. Mais nous allons vous forcer à adapter votre comportement, vos politiques, vos institutions, vos lois, à ce que vous nous avez décrit comme étant la vérité. Parce que vous avez peut-être dépeint un mythe pour soulager votre conscience, mais nous avons cru à ce mythe. Et aujourd'hui, nous allons essayer de le rendre réel.
[La guitare joue]
Et c'est la raison pour laquelle tant que les protestations et le militantisme ne versent pas dans la violence, je veux et j'attends que la jeunesse repousse les frontières, qu'elle teste et éprouve la patience de leurs parents et de leurs grands-parents. Et tu sais... Je me souviens de jeunes activistes que j'ai rencontré, je leur ai dit, « Écoutez, si vous voulez mon avis sur la manière de pouvoir faire passer une loi ou pour obtenir assez de votes pour faire élire quelqu'un, je peux vous donner des conseils pratiques. Mais ce qui ne signifie pas nécessairement que ce doit être votre objectif. Parfois, votre objectif peut être juste de...
BRUCE SPRINGSTEEN: Remuer la merde [rires]
POTUS BARACK OBAMA: [rires] ...remuer la merde. Et d'ouvrir de nouvelles possibilités. Qu'est-ce que tu dis en regardant tous ces jeunes qui manifestent ?
BRUCE SPRINGSTEEN: C'est un moment excitant. Mon fils est parmi eux. Il aura 30 ans cette semaine. Il est à New York, il fait partie de la foule.
POTUS BARACK OBAMA: Je dois dire qu'avoir un fils de 30 ans... Hier encore, c'est nous qui avions 30 ans, non ?
BRUCE SPRINGSTEEN: Oui.
POTUS BARACK OBAMA: Je ne sais pas ce qu'il s'est passé, mon vieux. En tout cas, il y a quelque chose d’énergisant et de prometteur quand on voit cette jeunesse. Dans les manifestations des années 60, c'était un groupe plus limité qui s'impliquait. Il y avait ces étudiants blancs héroïques qui participaient aux Freedom Rides, mais ce n'était qu'une fraction de la population. Il y avait les jeunes militants sur les campus universitaires qui se focalisaient sur l'injustice raciale. Mais ce qu'on observe - encore aujourd'hui - c'est un changement d'attitude générationnel apparemment, ou en tout cas, qui s'exprime à l'échelle de toute une génération. Ce n'est pas uniforme, mais c'est tout de même une majorité relative dans le pays. Je suis conforté par la détermination de jeunes gens à monter au créneau, mais aussi à se poser des questions difficiles, à eux-mêmes et à leurs parents. A s'interroger intérieurement, et non pas seulement à interroger le monde extérieur.
BRUCE SPRINGSTEEN: Comment comprendre que c'est le même pays qui a envoyé un homme sur la lune, et qui applique les lois de ségrégation raciale ? On ne peut accepter paisiblement cet état de fait, évidemment, mais comment se fait-il que ce soit la même Amérique ?
POTUS BARACK OBAMA: Je pense que c'est en partie parce que nous ne sommes pas encore allés au bout de la véritable prise de conscience, nous avons juste enseveli dans notre esprit une très grande partie de notre expérience et de nos citoyens.
BRUCE SPRINGSTEEN: Tu parles d'une prise de conscience qui n'a pas eu lieu, mais nous sommes assis là, et on a l'impression qu'aujourd'hui elle s'impose, non ? Le pays est-il prêt à déconstruire ses mythes fondateurs, ses histoires mythiques, son Histoire mythique ? Ou est-il préparé à considérer des réparations ? Tu penses que nous en sommes là aujourd'hui ?
POTUS BARACK OBAMA: Si tu me demandes théoriquement, « Est-ce que les réparations sont justifiées ? », la réponse est oui. Il n'y a pas de question à se poser, non ? La richesse de ce pays, le pouvoir de ce pays, a été construit majoritairement, pas exclusivement peut-être et même pas en majorité, mais une grande partie a été construit sur le dos des esclaves.
BRUCE SPRINGSTEEN: La Maison Blanche...
POTUS BARACK OBAMA: Ils ont construit la maison dans laquelle j'ai habité quelque temps. Ce qui est vrai également, c'est que même après l'abolition de l'esclavage, et la prolongation des lois de ségrégation raciale, l'oppression systématique et la discrimination des noirs américains, ont eu pour conséquence que les familles noires n'ont pas été en mesure de se constituer des richesses, de tenter de se faire une place, et les effets se sont répercutés sur des générations suivantes. Donc, si on pense à ce qui est juste, on pourrait appréhender le passé en se disant, « Les descendants de ceux qui ont souffert de ces injustices terribles, cruelles, souvent arbitraires, méritent une sorte de réparation, une sorte de compensation – une reconnaissance.
BRUCE SPRINGSTEEN: En tant que président, sachant ce que tu viens de dire, comment...
POTUS BARACK OBAMA: Oui.
BRUCE SPRINGSTEEN: ...comment fais-tu pour que la nation se prépare à entreprendre quelque chose qui semble tellement justifié - ou non ?
POTUS BARACK OBAMA: La question est la suivante, « Peut-on effectivement obtenir ce type de justice ? Peut-on amener un pays à s'accorder sur cette histoire et à l'assumer ? » Et j'ai estimé, dans les faits, que c'était impossible. Nous n'arrivons même pas à faire en sorte que les gamins des quartiers pauvres puissent suivre une scolarité correcte.
Et ce que j'ai vu au cours de ma présidence, c'est que la politique de résistance et de ressentiment des blancs, la notion de "profiteurs" aux crochets de l’État, l'hostilité vis-à-vis des mesures de discrimination positive... Tout ça a fait que la perspective de proposer un programme de réparations cohérent et raisonnable, m'est apparu politiquement voué à l'échec, mais aussi potentiellement contre-productif.
[Le synthétiseur joue]
On peut parfaitement comprendre pour les blancs des classes populaires, les blancs de la classe moyenne, ceux qui ont des difficultés à payer leurs factures ou à rembourser les prêts étudiants, ou qui n'ont pas accès aux soins médicaux, ceux qui considèrent que l’État les a laissés tomber, ils ne peuvent être enchantés par un plan d'envergure visant à rectifier les manquements du passé, sans rien proposer pour leur avenir.
BRUCE SPRINGSTEEN: Tu es en train de dire que nous vivons dans un pays où il est possible de le faire pour les banquiers de Wall Street, mais nous ne pouvons pas le faire pour la frange de la population qui lutte depuis si longtemps.
POTUS BARACK OBAMA: Je suis en train de dire que, dans notre pays, les ressentiments, les peurs, les stéréotypes, les partis pris tribaux demeurent très profondément ancrés. Mon analyse de la situation m'a amené à conclure que la meilleure façon de mettre en place des mesures et des passerelles afin que les afro-américains aient accès au marché de l'emploi, à la réussite, et à l'égalité des chances, c'est de présenter les choses de la manière suivante : « Assurons-nous que tous les enfants bénéficient d'une scolarité de qualité. Assurons-nous que chacun bénéficie d'un bon système de santé. Nous sommes un pays suffisamment riche, tout le monde devrait pouvoir prétendre à un travail et à une rémunération décente ».
Et c'est dans cette optique exprimée en termes universels, et non pas en ciblant un groupe racial, en particulier lésé par le passé, que nous avons davantage de chances d'être soutenus par la majorité. Maintenant le défi - et écoute, c'est une question que je me suis posée, et je pense que tout politicien ou toute politicienne réformiste qui se soucie de notre pays et de justice, doit se poser - est le suivant : la vérité sur notre histoire exige-t-elle effectivement des réparations ? Si notre justice pénale et notre appareil de maintien de l'ordre ne fonctionnent plus et que nous devons redémarrer à zéro, avons-nous le devoir de le dire simplement, même si le pays n'est pas prêt ? Même si tu perds des votes, même si tu te prives de la possibilité d'obtenir des progrès supplémentaires, est-ce que ça vaut le coup de simplement énoncer cette vérité ?
Voilà le genre de questions avec lesquelles je me débats constamment, et ma conclusion est pour partie la suivante : il s'agit moins d'une alternative de type, "soit l'un, soit l'autre", que d'un schéma de type, "l'un et l'autre", mais il faut reconnaitre qu'à un instant donné, nous avons tous des rôles différents à jouer.
Le militant n'a pas le même rôle à jouer que le politicien. L’écrivain et le poète ont un rôle à jouer différent de celui du journaliste. Il y a un rôle pour le prophète Jérémie, qui arrive et qui dit, « C'est mal. C'est injuste. Vous devez tous vous regarder et regarder vos péchés ». Et puis, il y a celui qui occupe l'ici et le maintenant et ne regarde pas du haut de son perchoir éternel, et qui habite un quotidien plus profane. « Comment m'y prendre pour que ce type-là ait un travail ? Comment faire pour qu'il bénéficie de soins de santé ? Comment arriver à ce qu'il bénéficie d'une formation ? ».
A plusieurs reprises, j'ai été critiqué par la gauche - bien qu'étant moi-même un homme politique de gauche - parce que je ne remettais pas suffisamment en question les déséquilibres et les injustices structurels. Des afro-américains, des universitaires, des intellectuels de renom, ont souvent dit que ma vision du progrès en matière de questions raciales, dans ce pays, était trop optimiste. Et je dois reconnaitre avoir fait le pari que j'allais pouvoir, sans faire l'impasse sur le passé, inspirer le pays et le faire avancer plus efficacement vers un idéal, si j'arrivais à présenter les choses comme étant possibles, en créant des opportunités où elles seraient possibles. Mais pas simplement en accusant le pays de tous les maux, mais plutôt en affirmant aussi que nous pouvons les surmonter. Mais j'avais beau être convaincu que les réparations étaient vouées à l'échec pendant ma présidence, je comprends les arguments de personnes que je respecte, comme Ta-Nehisi Coates (8). Je considère néanmoins que nous devrions en parler de toute façon, ne serait-ce que pour éduquer notre pays sur un sujet, comme le passé, qui n'est pas enseigné. Et regardons les choses en face : nous préférerions oublier.
[Extrait d'archive de la députée Sheila Jackson Lee : « ...n'a pas remédié; on l'a juste approfondi. Et la Commission H.R. 40, la commission qui étudie et développe les propositions de réparation est la réponse au péché originel. C'est en fait... « ]
POTUS BARACK OBAMA: La boucle est bouclée, et on en revient à tout ce dont on a parlé tous les deux. Ce pont entre l'Amérique, tel quelle est...
BRUCE SPRINGSTEEN: [hors-micro] Oui.
POTUS BARACK OBAMA: ...et l'Amérique tel que nous l'idéalisons. La seule façon de rapprocher ces deux visions-là, c'est de faire un état des lieux honnête, et puis de se mettre au travail. Je ne veux pas, et je sais que toi non plus, abandonner cet idéal, car c'est un idéal noble.
BRUCE SPRINGSTEEN: Mhmm.
POTUS BARACK OBAMA: Mais cet idéal - notre union "plus que parfaite" - est très éloigné de la réalité.
BRUCE SPRINGSTEEN: Mhmm.
[Le synthétiseur s'estompe]
POTUS BARACK OBAMA: Et donc, il y en a certains qui te diront, « Débarrassons-nous de cet idéal ». Moi, j'estime que tu as besoin d'une étoile polaire, tu as besoin d'une balise à montrer du doigt.
BRUCE SPRINGSTEEN: Je suis complètement d'accord avec toi.
POTUS BARACK OBAMA: Mais je pense aussi que tu ne peux pas aller là où tu veux aller, si tu ne sais pas où tu es.
BRUCE SPRINGSTEEN: Absolument.
POTUS BARACK OBAMA: Premièrement, déterminons quelles sont nos coordonnées actuelles.
BRUCE SPRINGSTEEN: Ce qui m'a choqué récemment, c'est de découvrir que les coordonnés n'étaient pas... [rires] Nous ne sommes pas aussi... aussi...
POTUS BARACK OBAMA: Aussi fermes ? Fixes ?
BRUCE SPRINGSTEEN: Pas aussi stables que ce que je pensais, tu vois [rires]
POTUS BARACK OBAMA: Tu pensais que nous avions déjà... Nous avions déjà dépassé certains de ces repères ?
BRUCE SPRINGSTEEN: Les défilés en polo avec des torches tiki (9)
POTUS BARACK OBAMA: [rires]
BRUCE SPRINGSTEEN: Je pensais que c'était terminé, tu vois ?
POTUS BARACK OBAMA: Oui, tu pensais qu'on ne débattrait plus jamais du nazisme ? [rires]
BRUCE SPRINGSTEEN: Oui, cette sorte de...
POTUS BARACK OBAMA: [rires] Tu pensais que la question était réglée depuis 1945.
BRUCE SPRINGSTEEN: Ces petites choses, tu comprends ? [rires]
POTUS BARACK OBAMA: Oui.
BRUCE SPRINGSTEEN: J'ai été amené à croire que... Découvrir que ce n'est pas juste des petites veines sinueuses à nos extrémités, mais elles continuent d'irriguer le cœur du pays. C'est un appel aux armes, et c'est ce qui nous indique que nous avons encore beaucoup de travail à accomplir.
POTUS BARACK OBAMA: Oui, je dis toujours aux gens, « Je crois en une trajectoire de l'humanité qui avance, qui monte »
BRUCE SPRINGSTEEN: Je suis comme toi.
POTUS BARACK OBAMA: Mais je ne pense pas que ce soit une ligne droite continue.
BRUCE SPRINGSTEEN: Elle est tortueuse.
POTUS BARACK OBAMA: [rires] En zig-zag.
BRUCE SPRINGSTEEN: [rires] C'est juste.
POTUS BARACK OBAMA: Elle repart en arrière parfois, elle fait des boucles.
[La guitare joue]
BRUCE SPRINGSTEEN: L'arc de l'histoire, c'est ça ? [rires]
POTUS BARACK OBAMA: L'arc de l'univers moral, il est tendu vers la justice (10), mais...
BRUCE SPRINGSTEEN: Oui.
POTUS BARACK OBAMA: Pas de manière linéaire.
BRUCE SPRINGSTEEN: [rires] Pas d'une manière linéaire.
POTUS BARACK OBAMA: Tu peux l'incliner. Et c'était une réalité tout au long de notre histoire.
[La guitare s'estompe]
[PAUSE]