Bruce Springsteen
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Charlie Rose, 20 novembre 1998

Une conversation avec Bruce Springsteen



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Charlie Rose, 20 novembre 1998
Est-ce que les chansons sont devenues plus politiques avec le temps ?

Dans ma musique ? Je ne sais pas. A cause de ce que j’ai écrit, je crois que ma musique a toujours eu des implications politiques. Je suppose que cet état de fait provient à l’origine de ma vie de famille et de l’expérience vécue en grandissant... ma relation avec mon père. Comprendre et essayer de comprendre le concept du travail et le rôle central qu’a le travail dans notre vie. J’ai eu deux exemples très différents: la relation de ma mère par rapport au travail était joyeuse. Elle était très contente et elle a procuré de la stabilité à la famille. Ce que le travail lui a apporté, c’est toute une façon de se comporter. Vous vous levez le matin à une certaine heure, vous vous lavez, vous vous habillez. Vous vous préparez à aller travailler et vous descendez la rue et vous êtes là, à un moment précis de la journée, vous parlez à vos collègues. Tout cette démarche contribue beaucoup à votre vie sociale, à votre vie professionnelle, et à votre place dans le monde. Vous savez que vous faites quelque chose qui a un but. Il y a une raison pour laquelle vous y êtes, à part pour nourrir votre famille. Vous faites partie du tissu social, vous êtes ce qui fait tenir le monde, vous êtes ce qui fait tenir votre ville, vous êtes ce qui fait tenir votre famille. J’ai toujours accepté le travail avec une grande fierté et une grande force, une énorme force. Le travail apporte un très grand réconfort à un enfant. Il a un sens, je le comprends.

Mon père a eu une expérience différente. Son travail lui procurait une certaine douleur. Il a perdu son audition quand il travaillait dans une usine de plastique. Il a perdu une grande partie de son audition. Il a galéré pour trouver du travail et aller au travail. Cette discipline que le travail apporte n’avait pas une grande place dans sa vie, et c'était douloureux pour tout le monde. Le travail est essentiel, il est central dans notre façon de vivre, dans la façon dont nous percevons la personne que nous sommes et l’endroit où nous vivons. Donc, j’en ai vu les deux côtés. J’ai vu ce qu’il se passait quand il n’est pas présent. Il y a de la douleur, de la colère, ancrée profondément. Une force destructrice. Vous dépérissez, vous ne savez pas où vous allez, ou qui vous êtes et vous vous en prenez aux gens que vous aimez, ce n’est pas quelque chose que vous voulez faire mais c’est ainsi. Alors, c’est sur ces choses-là que j’ai écrit et c’était vraiment important.

C’est la seule chose sur laquelle j’ai écrit toute ma vie: cette idée fondamentale, l’importance de cette idée dans la société. Le prix à payer pour ne pas subvenir aux besoins de sa famille, quand les gens ne sont pas capables de prendre soin de leur famille, d’avoir un travail productif. Cette profanation de soi-même et la vie dans une société qui ne vous fournit pas l’aide nécessaire. Tout s’est développé à partir de ces choses-là, de mon expérience et du fait que j’ai essayé de donner un sens à mon expérience. Je n’ai pas grandi dans une famille politisée. Je n’avais pas d’idéologie particulière, je n'étais pas une personne particulièrement politisée, compte tenu du milieu d’où je venais. Mais j’avais besoin, je voulais écrire sur ces choses-là parce que, pour moi, elles étaient essentielles. Une grande partie de ma musique s’est, au fil des années, développée à partir de cet endroit-là, et continue à se développer jusqu’à ce jour.

Et c'est en partie, je suppose, la raison pour laquelle vous vous êtes senti insulté quand la campagne électorale de Reagan a utilisé Born In The USA ?

Je pensais qu’il faisait du mal aux travailleurs, et le problème ne concernait pas la chanson Born In The USA. Il m’a mentionné dans un discours, à un certain moment. Les hommes politiques à cette époque-là s’accaparaient de tout ce qui était américain et ma musique étant américaine... Mais je pensais que leur politique était destructrice. Je pensais qu’ils contribuaient au désespoir présent, et c'est toujours la même chose aujourd’hui. J'ai été furieux et ça m’a fait beaucoup réfléchir sur la façon de communiquer ce que j’avais à communiquer.

Vous avez toujours le même rapport à ces idées, quand votre vie est si différente aujourd’hui qu’elle ne l’était à l’époque ? Quand vous avez de grandes joies: une femme, des enfants, des ressources financières ? Est-ce que le rapport profond à ces idées n’est pas différent ? Ces sentiments, ces émotions ...

Je comprends ce que vous dites. En fait, je pense qu’on écrit à partir de toute son expérience: ces choses sur lesquelles j’ai été poussé à écrire et sur lesquelles j'écris toujours aujourd’hui. J’ai eu de la chance. J’ai pu me construire une vraie vie à partir de tout ça, pour moi-même, pour ma famille et j'ai pu avoir un travail productif. Mais j’ai eu une longue histoire. Dès l’âge de 16 ans, j’ai été plongé dans tout ça et quiconque ayant reçu des coups de pieds, ou vu des gens en prendre, ça ne s’oublie pas...

Vous écrivez tous les jours, fréquemment ?

J’aimerais bien. Parfois, je traverse une longue période où je n’écris rien.

Parce que vous n’en avez pas envie ?

Parce que je n’ai pas d’idée... (rires)

Pas d’idée ou d'émotions qui vous incitent à écrire ?

Je n’ai pas d’idée ou ce que j’ai est en gestation. C’est difficile à croire mais je pense que j’ai traversé de longues périodes sans écrire grand chose. J’ai traversé des périodes très difficiles, où je me suis forcé à écrire. Je crois que ce qui se passe, c’est que vous y entrez et que vous en sortez. Il y a juste des veines différentes. Vous êtes une sorte de mineur. Vous êtes là, en bas, à piocher et vous trouvez une veine et vous l’exploitez pendant longtemps. Puis elle risque de se tarir et vous passez alors à autre chose. J’ai écrit sur beaucoup de choses différentes. Au départ, et jusqu’en 1985, mon travail avait des implications sociales. Puis, j’ai beaucoup écrit sur la vie familiale et...

Et les relations ?

Et les relations... Et je suis revenu à mon écriture initiale avec The Ghost Of Tom Joad, quand j’ai redécouvert cet endroit en moi.

Quelle a été la motivation pour Tom Joad ?

Hum, l'histoire a commencé avec Streets Of Philadelphia, quand Jonathan Demme m’a appelé et m’a dit qu’il faisait un film et qu’il voulait une chanson pour ce film. Je savais de quoi parlait le film, j’avais lu un peu le script et je lui ai dit que j’allais faire un essai. Donc, il m’a tiré à nouveau vers ce genre d’écriture, simplement en me le demandant.

Ce travail signifiait écrire des chansons pour des films ?

Non. Ce n’était pas probablement des chansons qui parlaient essentiellement de relations mais qui, d’une certaine façon, ont une compassion sociale. Il m’a téléphoné et m’a mis dans la course. Et une fois fait, j’y ai trouvé une grande satisfaction. J’ai aussi eu le sentiment que je n’avais pas vraiment écrit directement sur ces choses-là depuis une décennie et j’ai eu ce sentiment de fraîcheur. Je vivais en Californie depuis un moment et je lisais dans les journaux toute sorte d’histoires différentes et je traversais Central Valley, pour rendre visite à mes parents qui vivaient plus au nord. J’ai vu beaucoup d’histoires similaires, jouées de différentes façons, et tout à coup c'est quelque chose sur lequel j’ai vraiment voulu écrire. Et à travers cette écriture, retrouver cet endroit en moi.

C’est vraiment ainsi que la chanson Tom Joad a vu le jour. En se posant des questions à soi-même. Vous savez, j’ai reçu un coup de film d’un metteur en scène qui est un de mes amis et il plaisante toujours. “Hé, je viens d’écrire O’ Brother Where Are Thou ?” (2). C’est comme cette scène de Preston Sturges dans Les Voyages De Sullivan (3). Quand il vient me voir, il veut faire ces choses folles de 1939, mais il veut aussi faire O' Brother Where Art Thou ?. C’était juste un dialogue que j’avais avec moi-même. C’était la continuité de ces problèmes, ces problèmes de société urgents à mes yeux. J’étais intéressé à renouer avec ces choses-là et à renouer avec cette partie de moi-même qui avait écrit sur ces choses-là .


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