Bruce Springsteen
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Charlie Rose, 20 novembre 1998

Une conversation avec Bruce Springsteen



****

Vous savez pourquoi vous avez ce "talent de génie" ?

(Rires) Je vais vous embaucher...

Non, non pas pour écrire des chansons ! Je veux dire VOUS, pas moi. Ce que vous avez fait...

Je ne crois pas avoir...

Je parle de cette capacité à écrire une chanson qui soit profonde, qui comprenne les choses et qui résonne. Ce que je veux dire, c’est que vous n’avez pas appris ça à l’école, vous n’aviez personne pour vous apprendre ça... Vous vous êtes tout simplement assis et vous avez écrit ces choses.

Et bien... Il y avait beaucoup de professeurs ! Premièrement, je ne pensais pas avoir un grand talent pour ça. Je pensais être quelqu’un qui allait devoir travailler bien plus dur que le mec d’à côté pour formuler mes propres idées, et mes propres visions, et c’est ce que j’ai fait. Quand j’étais gosse, j’ai travaillé bien plus dur que n’importe qui. Je passais des heures dans ma chambre tous les soirs. Quand il fallait danser, j’étais le mec debout, les bras croisés, qui passait toute la soirée devant le guitariste. Donc, j’ai toujours eu le sentiment que j’allais devoir travailler très dur pour bien faire.

Et le reste est, je crois, de la psychologie: quelle personne êtes-vous ? Êtes-vous quelqu’un qui observe ? Êtes-vous quelqu’un qui s’implique et qui réagit immédiatement ? Ou êtes-vous un observateur et vous mettez-vous en retrait pour observer ? Ma nature a toujours été de me mettre en retrait et j’ai observé comment les choses étaient liées entre elles, j'ai observé ce qui se passait autour de moi. J’ai peut-être eu trop peur de m’impliquer... Je ne savais pas m’impliquer. Alors, l’observation fait partie de ma psychologie et je pense que c'est un aspect qui a beaucoup à voir avec les gens qui finissent par écrire, ou qui prennent leurs propres pensées pour, en un sens, les formuler. C’est habituellement le résultat d’une variété de dysfonctionnements que vous êtes arrivé à transformer en quelque chose de positif et de créatif, plutôt qu’en quelque chose de destructif. Et c'est donc sorti de ce besoin de s’en sortir du mieux possible. Je pense qu’il était plus facile pour moi d’observer quelque chose quand vous écrivez et particulièrement pour toutes sortes de petits détails. C'est très utile. Je pense qu’une partie m’est venue naturellement, mais j’ai aussi travaillé très dur.

Ce premier album, comme je l’ai dit, a commencé avec John Hammond: vous êtes allé chez CBS et vous êtes arrivé, et on vous a demandé de chanter quelque chose, comme trois chansons.

Non. C’était durant une après-midi. J’y suis allé en bus du New Jersey et je ne savais pas combien de chansons j’allais jouer. Je pensais qu’on me dirait “une chanson fera l'affaire”. Je n’étais sûr de rien.

Vous ne saviez pas à quoi vous attendre ?

J’avais une grande confiance en moi. J’étais assez arrogant parce que j’avais eu pas mal de succès, pas un immense succès, mais j’avais un groupe. Nous jouions localement devant deux ou trois mille personnes. Nous avons attiré beaucoup de gens à un moment donné et il n’y avait pas de disque, rien d’autre. Je savais déjà ce que c’était que de jouer devant des milliers de gens.

Et vous saviez que vous faisiez quelque chose de bien ?

Oui. Quelqu’un m'a dit “Je vous ai entendu, vous êtes bon”. J’ai entendu les mecs à la radio et je me suis dit, “Je suis aussi bon que certains de ces mecs”. Alors, j’y suis allé avec une certaine assurance, mais en même temps, vous ne savez pas ce qui va se passer finalement. C’est un des plus grands personnages du monde de la musique.

C’est l’homme qui a découvert Bob Dylan...

Oui. Je suis entré dans la pièce et je ne savais pas qu’elle allait être sa réaction. Mais j’ai joué deux ou trois chansons...

Qu’est-ce qu’il vous a dit ?

Il a dit “Vous allez signer chez Columbia Records” . C’est la première chose qu’il a dite.

Pas stupide sur ce coup-là, Monsieur Hammond !

Cette phrase a beaucoup soulagé la tension que je portais en moi, vous savez.

Et vous, vous avez dit,On va pouvoir s’entendre. Il y a un sous-sol dans ce bâtiment pour jouer...''

Mais je me souviendrai toujours de ce grand sourire parce que je baissais les yeux quand je jouais. J’essayais de ne pas lever les yeux. je ne voulais pas... Puis, j’ai finalement joué une chanson. Je crois que c’était Saint In The City. J’ai levé les yeux et il m’a dit “Vous allez signer chez Columbia Records”... Il était comme ça. Il avait cet enthousiasme débordant pour toutes sortes de musique. J’allais chez lui et il me faisait écouter du jazz, il me faisait écouter toutes sortes de musique différente.

Un professeur pour vous ?

Oui. Il avait cet enthousiasme infini pour tout ce qu’il trouvait excitant, tout simplement.

Mais à vos débuts, n’a-t-on pas essayé de faire de vous une sorte de Bob Dylan ?

J’ai probablement un peu contribué à ça.

De quelle façon ?

Bob Dylan était une grande influence à cette époque de ma vie, et il est toujours un de mes grands héros. Donc, je comprends ce que vous dites. Je pense qu’au moment où je suis arrivé, il y avait toutes ces connections évidentes dans ma musique. J’écrivais beaucoup de textes, et ma voix était assez rauque. Et physiquement, j’étais mince. Ce phénomène arrive à tous les artistes. Vous voudriez présenter au public quelque chose que vous n’avez jamais entendu, que vous n’avez jamais vu. Je suppose qu’ils essayaient d’établir des connections. C’était drôle à l’époque.

Ma première séance photo a eu lieu à New York et c’était la première fois que quelqu’un allait essayer de gérer ma vie, d’une certaine façon. Et si je ne faisais pas attention, ils allaient aussi gérer mon identité. C’était quelque chose qui me faisait très peur. C’est pourquoi, un jour, en marchant le long du boardwalk, j’ai pris une carte postale d’un présentoir d’une boutique de cadeaux et j’ai dit, “Je veux que ce soit la pochette de l’album'', parce que je viens du New Jersey. C’était une façon de dire...

C’était l’album Greetings From Asbury Park ?

Oui, c’était une carte postale.

Et vous avez dit, ''Voilà la pochette?

Et bien, oui. J’ai dit, “J’aimerais que ce soit la pochette” (rires)

Et qu’est-ce qu’ils ont dit ?

Ils ont dit, ''Ok''.

Et ce fut tout ?

Ils ont dit ''Ok''. C’était formidable et c’était anodin. Je crois que, ce que j’ai trouvé avec les maisons de disques en général, c'est que si vous savez ce que vous voulez faire et que vous êtes sûr de ce que vous voulez faire, très souvent il y a quelqu’un qui vous dira, “Cette idée a l'air bonne”. Ils vous écouteront. Je me souviens avoir été choqué par la facilité de la chose. J’ai dit, “Woaw, cette carte postale sera la pochette de mon album”.

(Rires) Oui...

Mais c’était important. Parce que premièrement, je venais du New Jersey et j’avais le sentiment que c’était beaucoup lié à la musique que j’écrivais. Et puis cette pochette allait me permettre d’être moi-même. Elle allait me différencier des autres artistes présents à l’époque. C’est toujours un combat à vos débuts: comment soutenir, maintenir et garder son identité, et ce que vous voulez être... Car ça peut partir dans beaucoup de directions différentes.

Charlie Rose, 20 novembre 1998
Combien... Que devez-vous à Dylan ? Ce que je veux dire, c’est quelle est le lien entre vous et Dylan ? Comme le voyez-vous en dehors du fait que vous êtes tous les deux auteurs-compositeurs, en dehors du fait que vous semblez écrire de manière plus poétique que vos contemporains, et qu’il y avait une substance sur ce que vous avez écrit. Et puis vous aviez tous les deux l’air maigre, affamé et sombre...

J’avais 15 ans et j’avais Highway 61 sur mon électrophone mono, le soir dans ma chambre, et je l’ai écouté mille fois. C’est tout simplement une de ces dettes que l’on ne peut jamais rembourser. C’est tout.

Mais vous ressentez ce lien ?

Oui. Je suis grandement impliqué dans sa musique, comme n’importe quel fan. Je l’ai toujours été.

Plus avec Dylan qu’avec quelqu’un d’autre ?

J’aimais toutes sortes de musique. Je pense qu’il a vraiment été important dans la mesure où il a inséré dans l’écriture de ses chansons beaucoup de thèmes et de sujets différents, et des sujets sérieux qui n’avaient pas souvent fait partie du monde de la pop music jusque-là. Et m’aventurer sur cette route m'intéressait.

Quand vous regardez n’importe quelle personne faisant ce genre de choses, je pense à What’s Going On de Marvin Gaye, je pense à Public Enemy. Vous remontez probablement à ce moment où vous pouvez chantez sur ça et passer à la radio. Et les gens vont accrocher et essayer d’y donner un sens. Il a donc été une grande, grande influence. Mais je pense que le premier, c’est évidemment Elvis.

Pourquoi Elvis ?

J’étais jeune et ma mère le regardait à la télé. J’avais 9 ans et j’ai reçu un choc. Je suis resté là. Il y a eu ce choc, une prise de conscience, même si j’étais très jeune. Et peut-être aussi que ça avait l’air bien amusant.

Je comprends...

Comment fait-on ça ? Et puis, j’ai aussi beaucoup puisé dans tout ce que j’écoutais. J’aimais ces groupes qui n'ont fait qu'un tube, ces groupes de rock qui n’ont fait qu’un tube, des groupes qu'on entendait qu'une seule fois et qu’on ne revoyait plus jamais. Comme The Music Machine (1), qui ont sorti un disque qui était essentiel. Et une partie de ce que j’ai fait, c'est je voulais avoir de ces éléments en quantité dans ma musique, du non-sens tout simplement et de l’amusement et faire le clown sur scène. Je voulais que tous ces albums soient, d’une façon ou d’une autre, dans ma musique. Donc, j’ai été influencé. Mais, en fait, tout ce que j’ai entendu pendant ma carrière a eu beaucoup d’influence.

Vous avez raconté à Ed Bradley cette histoire quand vous êtes allé voir Elvis et que vous avez essayé d’entrer dans sa propriété (Springsteen: oui !), vous avez escaladé le mur de Graceland et ditJe veux voir Elviset ils ont ditQui êtes-vous ?”, et vous avez ditJe suis sur la couverture de Time et de Newsweek. Je suis Bruce Springsteen”. Et ils vous ont dit Cassez-vous d’ici !”.

Oui et personne ne m’a cru. Je disais des bêtises apparemment. C’est la seule fois où j’ai sorti cet argument. J’ai toujours été très gêné par ce truc, mais je crois que cette nuit-là , je devais utiliser tout ce que j’avais. J’ai dit “Monsieur”, et j’ai sorti tout ce qui me passait par la tête pour pouvoir franchir cette porte.

Pourquoi vouliez-vous voir Elvis ?

C’est une bonne question. J’étais un grand fan, tout simplement.




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