Bruce Springsteen
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Uncut, septembre 2002

Dans le feu



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Uncut, septembre 2002
C’est l’arrivée de Jon Landau comme manager qui a permis au potentiel de Springsteen de se changer en résultats posés sur du cuivre et recouverts de platine. Landau a déclaré qu’il avait vu le "futur du rock’n’roll", mais quand il a vu Springsteen, il a su qu’il avait également vu son propre futur. Laissé à lui-même, il est fort possible que Springsteen aurait laissé son cœur gouverner sa tête. Dans le cas de Landau, l’équation était catégoriquement inversée. Faire des affaires avec Landau revient, paraît-il, à plonger sa tête dans un seau rempli de piranhas, mais il ne fait aucun doute qu’il a joué un rôle essentiel en soutenant la crédibilité et la créativité de Springsteen.


"La chose principale chez Jon, c’est que c’est quelqu’un à qui je pouvais faire confiance", explique Springsteen. "Il y avait beaucoup de choses que je détestais faire, comme les trucs d’argent, pour lesquelles j’avais prouvé que j’étais très mauvais avant de rencontrer Jon. Je n’étais pas seulement mauvais, je m’en fichais complètement. Je voulais simplement pouvoir faire ce que je voulais faire".

"Particulièrement quand j’étais plus jeune, tout le côté business m’aliénait et j’avais l’impression que m’y intéresser m’éloignait, d’une certaine façon, de mes idéaux de départ. Alors, quand Jon est arrivé, il s’en est occupé. Pendant longtemps, j’en suis resté éloigné, probablement jusque vers l’âge de 30 ans, et il a maintenu le bateau à flot. Il était lui-même auteur, et il a pris la barre parce que j’avais besoin d’un manager".


"Nous avons eu beaucoup de discussions à ce sujet au fil des années, où les gens faisaient bien les choses, où les gens faisaient mal les choses, et tout reposait toujours sur cette idée: 'Comment faire, cette fois-ci, le meilleur boulot avec ce disque ?'. C’était si simple. Il disait, 'Et bien, tu peux faire ceci, et jouer dans une salle de cette taille, et ça peut être formidable malgré tout'. Pour moi, il repoussait toujours un peu les limites, en permanence, ce dont j’avais besoin car j’avais peur, je me protégeais, pas inconsidérément mais parce qu’il le fallait. Il faut protéger son travail, sa musique et l’identité que vous avez durement travaillée pour la présenter'.


C’est cette conviction qui a conduit Springsteen devant un tribunal à Londres en 1998 pour empêcher Masquerade Music de sortir une collection de ses vieilles démos et de ses vieilles prises. "Ça ne m’empêche pas de dormir la nuit, mais je peux me montrer protecteur", comme il l’explique - et ce qui nous renseigne également sur son attitude, en voyant son travail s’échanger gratuitement sur internet.

"Ma position là-dessus en tant que musicien, c'est que je sais le temps que ça prend d’écrire une chanson, et c’est difficile, et on n’en écrit pas tant que ça et on y met son sang et sa sueur. Je pense vraiment que c’est du vol, vous savez. C’est ce que je pense. Où va-t-on ?, je ne sais pas. L’industrie de la musique est dans un grand état de transition en ce moment. Je ne connais personne qui sache où elle va aller. Où que ça aille, je travaillerai quelque part".


Il est possible que sa tendance à regarder en arrière et à faire le point ait été déclenchée par la mort de son père Doug, en 1998. Entre des emplois d’ouvrier d’usine, de gardien de prison et de chauffeur de bus, Springsteen Père s’est souvent retrouvé au chômage. L’amertume et le désenchantement l’ont souvent amené à se disputer avec un Bruce aux tendances bohémiennes pendant son adolescence, et les origines irlando-hollandaises de Doug étaient sûrement la pire combinaison possible quand il s’agissait de désamorcer des émotions bouillonnantes. Leur relation difficile a été illustrée dans plusieurs chansons, parmi les plus connues Independence Day, My Father’s House, et Adam Raised A Cain. A une époque, Springsteen parlait souvent de son père pendant ses longs monologues sur scène.


Le temps qui passe a considérablement amélioré les relations père-fils, au point qu’ils ont passé pas mal de temps ensemble à la fin. "Quand il est mort, j’ai probablement traversé plusieurs changements", dit Springsteen, après reflexion. "C’est un moment important, je pense. Du style, 'Ok, c’est toi le père maintenant'. Quand ton père meurt, je pense que ta propre conscience d’être adulte et ton sens des responsabilités et le rôle que tu joues dans ta famille, en général, augmente. Mais il est mort de manière assez paisible et nous savions que ça allait arriver depuis un bon moment, alors j’ai eu le temps d’aller passer du temps avec lui et de rester assis là, simplement. C’était dur, bien sûr, pour ma mère. Ils étaient mariés depuis 50 ans. Ça change la vision que vous avez de vous-même".

Retrouve-t-il Doug en lui-même maintenant ? "Oh oui, tout le temps", dit-il lentement. "Tout le temps. C’est marrant, j’ai commencé à lui ressembler un peu plus en vieillissant. Avant, je ressemblais plus à ma mère, mais si je… j’ai perdu un peu de poids, mais si je prends 5 ou 7 kilos, c’est lui qui me regarde dans la glace. Je dis, 'Te voilà !'. Vos traits changent. Quand j’étais jeune, je ressemblais à un Irlandais, quand j’étais enfant j’avais les traits irlandais, comme mes enfants, jusqu’à l’âge de 12 ou 13 ans, et puis zoom ! Le visage s’allonge et vous voyez des traits italiens. J’ai eu ça pendant presque toute ma vie, c’est en quelque sorte comme ça que je me suis habitué à me voir. Puis, en vieillissant, pour quelque raison, je vois un peu de l’irlandais revenir discrètement. Le visage s’arrondit, le front est un peu plus haut et parfois je regarde dans la glace et il est là, à me regarder".

Les générations changent inexorablement, et Springsteen sent l’attraction de la gravité. "Bien sûr, il y a le comportement que l’on hérite de ses parents. Au fil des années, j’ai beaucoup fait en essayant d'y faire du tri. Il est évident que dans votre première réaction aux choses, vous réagissez de la manière dont ils réagissaient, vous savez ? Pour certaines choses, ça va, pour d’autres, vous voulez vous en affranchir. Mon avis sur la manière dont nous honorons nos parents, c’est que nous gardons les bonnes choses qu’ils nous ont enseignées et nous avons perdu les choses sur lesquelles ils se sont trompés. C’est la manière de les honorer après leur mort, et quand nous devenons parents à notre tour. C’est le boulot de votre vie. C’est ce que les gens sont censés faire d’une certaine manière".

En dehors d’enregistrer des albums et de partir en tournée, bien sûr. "Je suis un type de bientôt 53 ans, et l’industrie du disque est un peu hostile en ce moment", dit-il en ricanant . "Ça va, parce ce que je suis convaincu que c’est un de mes tous meilleurs albums. J’ai l’intime conviction qu’il est aussi bon que n’importe quel album que j’ai fait avec le groupe. J’ai le sentiment d’avoir fait mon travail, et je ne sais pas comment la radio y réagit, et je ne suis pas très à l’aise avec la manière dont la musique est diffusée en ce moment. J’ai un groupe en activité, nous allons tourner et nous allons travailler très dur en jouant, et nous allons jouer ce disque tous les soirs. Je ferai de mon mieux pour l’aider à trouver un foyer et une place dans le monde, et puis advienne que pourra !".

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Photographies Danny Clinch

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