Bruce Springsteen
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Uncut, septembre 2002

Dans le feu



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L’album démarre avec le grondement orageux de Lonesome Day, que Springsteen a conçu comme un lever de rideau et pour planter le décor de ce qui suit. Immédiatement, on entend ce qu’il veut dire quand il parle de l’effet de O’Brien sur le son du groupe. Là où à l’époque on pouvait trouver aux E Streeters une qualité de seconde zone, cette fois-ci les guitares mordent comme des tronçonneuses fendant un tas de bûches de pins, alors que la partie de basse et de batterie est construite comme la Cathédrale Saint-Paul. Et pas un signe de ce gadget-maison favori, le glockenspiel ?

"En fait, il y a du glockenspiel sur l’album”, dit Springsteen l’air triomphant. "Brendan en a joué sur Into The Fire et sur Waitin’ On A Sunny Day. Il disait, 'Je suis en train de faire un disque de Springsteen ! Je vais jouer du glockenspiel !'"


Pour Lonesome Day, cependant, le fidèle glock a été jugé inutile. "Si vous regardez le premier couplet, c’est comme si un mec parlait à sa copine", nous fait remarquer l’auteur. Il chante les paroles doucement, se les passant en accéléré dans sa tête - ("Ma chérie, autrefois je pensais savoir tout ce que j’avais besoin de savoir sur toi… ça va aller si j’arrive simplement à surmonter cette journée solitaire"). Et puis 'Boum !', le second couplet: "L’enfer se prépare, le soleil sombre se lève, bientôt cette tempête balaiera tout". Je suis passé directement de cette chose personnelle à cette forme d’humeur émotionnelle générale et aux sentiments qui étaient dans l’air aux États-Unis, à cette époque. Mais ça fonctionne, parce qu’une chose fonctionne avec l’autre et le second couplet peut aussi enchaîner sur ce qu’on disait dans le premier couplet. Le secret de l’écriture c’était de mettre ce qui est personnel d’abord, et de glisser progressivement vers des sentiments universels. C’est ce qui équilibre les chansons. Toute expérience est personnelle, alors c’est par là qu’il faut commencer, et puis si on peut la relier à ce qui ce passe pour tout le monde, l’universalité d’une expérience, vous créez ensuite cette alchimie où votre public l’écoute, ils entendent ce qu’ils ressentent au fond d’eux-même et ils ont aussi ce sentiment, "Je ne suis pas seul", vous comprenez ? Et c’est ce que vous essayez de faire".

En dépit du contexte agité dans lequel la plupart des chansons ont été écrites, Springsteen ne s’autorise que de manière intermittente des références spécifiques émanant du feu de l’action. You’re Missing est une description précise et malheureuse de la notion de perte, mesurée à l’aide de détails terre à terre de la vie quotidienne ("Des tasses à café sur le comptoir, des vestes sur la chaise / Des journaux sur le seuil de la porte, mais tu n’es pas là"), alors que Into The Fire sonne comme si Springsteen avait eu les pompiers de New York à l’esprit quand il l’a écrite ("J’ai besoin de ton baiser, mais l’amour et le devoir t’ont appelé quelque part plus haut / Quelque part en haut des escaliers, dans le feu"). Further On (Up The Road) et The Fuse sont toutes les deux imprégnées d’effroi et d’un sentiment de menace imminente, bien qu’il n’y ait aucune tentative pour les situer dans une époque ou dans un endroit particuliers. "Je porte le costume de mon enterrement et ma bague avec la tête de mort souriante / Mes bottes de cimetière porte-bonheur et une chanson à chanter", raconte le second couplet de Further On, évoquant l'image du Boss comme une sorte de baladin fantômatique hantant les limites de la conscience. Dans The Fuse, alors qu’un inquiétant battement de batterie marque le temps, le chanteur mélange nerveusement des images de mort, de religion et de sexe.

Reliant de nombreuses chansons les unes aux autres, bien au-delà de tout détail de leur thème, il y a un sens profond de foi religieuse, avec des images religieuses surgissant dans presque chacune d’entre elles. Paradise parle de l’expérience de la vie après la mort, et Allah est même mentionné dans Worlds Apart. The Rising elle-même, probablement l’hymne rock le plus hardi et le plus poignant qu’il ait écrit depuis Born In The USA, représente l’hymne de Pâques personnel de Springsteen, avec la répétition de cette phrase "un rêve de vie" et son invocation finale - "Allez, préparez-vous pour l'ascension / Allez, mettez vos mains dans les miennes / Allez, préparez-vous pour l'ascension, ce soir". J’ai trouvé sur internet une traduction des paroles en italien, et les Italiens l’appellent "La Resurrezione". Puis, il y a My City of Ruins, plus une prière qu’une chanson - "Je prie pour ton amour, Seigneur, avec ces mains…".

"J’avais My City Of Ruins depuis presque deux ans", explique Springsteen. "J’allais la jouer à Asbury Park pour un concert de Noël. Bien sûr, Asbury connaît des difficultés depuis longtemps, et la ville est maintenant sur le point d’être réaménagée, alors à un moment, il y avait beaucoup d’espoir et d’excitation à ce sujet. C’est une belle ville, son style d’origine est vraiment très joli, c’était donc très excitant. Je jouais au Convention Hall à Asbury ou alors je faisais quelque chose pour des associations locales, et c’est donc à ce moment-là que je l’ai écrite. Puis, quand je l’ai jouée lors du téléthon en faveur des victimes du 11 septembre, les gens l’ont liée à cet événement, mais je l’avais écrite un peu plus tôt. Il me semblait approprié de la chanter ce soir-là, mais je l’avais déjà écrite bien plus tôt". 


"C’est un chant gospel. C’est comme beaucoup de mes chansons, telles que The Promised Land ou sur l’album live, il y avait cette chanson qui s’appelle Land Of Hope And Dreams… elles trouvent toutes leur origine dans le gospel, ou dans le blues, ou dans le blues et dans le gospel. Il semblait que cet aspect allait, d’une certaine manière, être un élément important du disque. Je ne me suis pas assis et ai décidé d’écrire ceci ou cela, mais simplement comme les chansons sont venues, comme je le dis, l’histoire qu’on raconte demande certaines choses, et elle demande de l’aide pour trouver un sens à des évènements chaotiques ou cataclysmiques. Je pense que les gens se demandent: 'Quelle est ma place dans tout ça ? Que s’est-il passé ? Où est parti mon mari ? Où est partie ma femme ? Quel est le sens de tout ça ? Que puis-je y faire ? Que dois-je faire maintenant ? Où sont-ils ?'. Je pense que toutes ces questions, si vous traversez une perte qui vous anéantit vraiment, deviennent partie intégrante de votre vie”.

"Je suis sûr, que pour le reste de votre vie, ce sont les questions auxquelles vous répondez tous les jours, et ça ne disparaît jamais complètement. Alors, les auteurs et les conteurs sont en général des personnes qui essaient d’aider les gens à contextualiser une partie de cette expérience. Et sans réellement expliquer, car je n’ai pas d’explication, mais en triant ces choses avec émotion et en identifiant les liens que les gens doivent continuer à tisser, même face aux évènements de ce jour-là. Je pense que je suis parti à la recherche de ces choses-là dans beaucoup des chansons".

Uncut, septembre 2002
Je me suis demandé ce qu’il s’est passé chez les Springsteen ce mardi-là, alors que les informations défilaient. "Je suis sûr que c’était partout pareil, tout le monde raconte la même histoire jusqu’à un certain point. Assis devant la télévision. Nous habitons à 5 minutes d’un pont que l’on traverse là où se rencontrent ces deux rivières, et là, il y a un pont au milieu duquel on voit les tours jumelles, ce n’est qu’à 15 ou 20 km d’ici par la rivière, donc c’est tout près. Tout l’horizon devient rouge et brumeux si le vent souffle dans cette direction et les tours sont toujours là, et ce jour-là précisément, elles avaient disparu, vous voyez ? Je pense que ce qui était étrange d’habiter ici à ce moment-là c’était… je crois qu’il y a 150 personnes du comté de Monmouth (où il habite) où un peu plus qui sont mortes. Les gens connaissaient des gens. Dans les communautés des environs, il y a eu pas mal de gens touchés. On connaissait cette femme et son mari, le fils de quelqu’un, le frère de quelqu’un".

"Dans les semaines qui ont suivi, si vous conduisiez en direction de la plage ou autre, si vous passiez en voiture près d’une église catholique, il y avait un enterrement tous les jours. Et puis les gens se sont réunis et il y a eu des concerts, des œuvres de bienfaisance, des veillées et les gens ont essayé tout un éventail de choses pour comprendre ce qui s’était passé. Je ne sais pas comment c’était dans le centre du pays, ni sur la Côte Ouest, mais ici, c’était très réel".

Si jamais il existe une star du rock qui incarne les valeurs de la communauté, qui soit digne de confiance et qui entretienne un dialogue permanent avec son public, c’est Springsteen, alors son groupe et lui ont été heureux de se retrouver dans des projets destinés à remonter le moral.

Oui, nous avons fait des concerts à Asbury et Redbank, près d’ici, et à deux ou trois endroits dans le coin. Garry Tallent (le bassiste du E Street Band) a organisé deux concerts, c’était amusant. J’ai joué, Joan Jett, DJ Fontana sont venus de Memphis avec Sonny Burgess et il y avait là une grande variété de gens qui sont venus, qui ont joué et qui ont donné un peu d’argent. C’était un concert très intéressant. Et puis, les deux ou trois dernières années, nous avons fait des concerts de Noël à Asbury où je suis accompagné par le groupe de Max Weinberg (le batteur du E Street Band) et beaucoup de membres du E Street Band viennent et nous avons la section cuivres de Southside Johnny et des chanteurs, et nous avons un groupe de 30 personnes sur scène et, nous faisons une sorte de concert de Noël. Cette année, ça en faisait partie. Garland Jeffreys a joué, Elvis Costello est venu chanter une chanson, Bruce Hornsby - c’était très amusant. J’ai rencontré beaucoup des survivants et leurs épouses, ils sont venus et voulaient danser et s’amuser. Ils ont dit, 'Merci, nous avons passé un super bon moment''.


Cet instinct à se retrouver en groupe et à essayer de trouver quelque chose en quoi espérer était l’autre dimension que Springsteen voulait introduire dans le nouvel album. En dépit du caractère sombre du thème, il a réussi à glisser deux ou trois morceaux aussi pop et commerciaux que ce qu’il a déjà écrit. Waitin’ On A Sunny Day est un retour agréable aux classiques de la musique pop dans lesquels Springsteen a baigné durant son enfance, avec une "petite touche de Phil Spector et de Rockpile". Il décrit le morceau Let’s Be Friends comme "une combinaison de Sly Stone et de la musique de plage qu’on trouve en Virginie. Oui, c’est un morceau agréable, c’est comme une chanson pour enfants à chanter à l’unisson. Ce qui fait fonctionner l’ensemble, c’est la chorale de l’Alliance qui chante sur la chanson avec Patti (Scialfa, connue sous le nom de Mme Springsteen) et Soozie Tyrel. Quand le refrain démarre, c’est tout simplement un son très classique". 


Parler de la musique, insiste-t-il, n’est pas la même chose que l’entendre. "Je pense que m’écouter fait avancer mes idées sur ce que j’ai mis dans mes chansons mais ce n’est pas la même chose, si je puis dire, que l’expérience de l’écoute", affirme-t-il en riant. "Le groupe joue dur, fort et avec intensité, et la musique elle-même est très entraînante sur la plupart des morceaux. Pour la première fois en 18 ans, j’ai fait un disque avec le E Street Band, je voulais un disque qui soit distrayant pour les gens qui l’écoutent, et excitant, un disque que les gens utiliseraient comme un disque de rock, soit pour faire le ménage chez soi, soit pour changer de vie, vous voyez ? C’était là un élément essentiel. Sans cela, les paroles seules ne fonctionneraient pas. Elles fonctionnent car elles sont intégrées dans une musique qui est très optimiste. Cet équilibre est quelque chose que je pense avoir atteint dans toutes mes meilleures chansons, comme mes couplets qui sont toujours du blues et mes refrains du gospel. Si vous prenez The Promised Land ou Badlands, elles reposent sur l’idée que vous avez les pieds sur terre, ancrés dans la vie de tous les jours, dans le monde réel, mais votre moral est bon".

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Mon idée était que l’album n’élude pas 'toutes les questions difficiles', mais qu’il avait également besoin de faire bouger physiquement ceux qui l’écoutaient. C’est quelque chose que le groupe et moi faisons bien et il fallait que cela fasse partie de l’album",explique-t-il. "Il fallait que le disque soit rempli d’une certaine forme d’énergie, pleine d’espoir, mais l’espoir devait se gagner, vous voyez ? Il ne fallait pas que ce soit simplement des platitudes ou "Tout ira bien" ou "Les choses vont s’arranger". Alors, si vous prenez une chanson comme Mary’s Place - "on va faire la fête", puis vous revenez aux couplets et vous voyez que tout le reste est dans les couplets, quelqu’un qui essaie de comprendre ce qui s’est passé et "Quelle est ma place, et où vais-je ce soir et comment puis-je gérer ceci une minute après l’autre, jour après jour".



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