Bruce Springsteen
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Rolling Stone, 29 mars 2012

L'Amérique dans tous ses états



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A travers cet album, nous goûtons à plusieurs saveurs de Springsteen. Tu possèdes tellement de facettes différentes. Comment fais-tu ?

De manière générale, je fais ce que je veux quand je veux, et je laisse les gens trouver ce qui leur plaît. La seule chose que je dois garder en tête, c'est que je suis en plein milieu d'une longue conversation avec mon public, un dialogue de toute une vie, que j'essaie de suivre à la trace. Comme le dit Martin Scorsese, "Ton boulot, c'est de faire en sorte que ton public se préoccupe de tes obsessions". Si l'artiste perd le fil de la conversation avec son public, il peut le perdre pour toujours. Donc, j'essaye de garder le contact avec lui, tout en m'octroyant la liberté musicale dont j'ai besoin.

Tu ne veux exclure personne.

Non. Je vois les flics, les pompiers, les ouvriers du bâtiment, les conservateurs, les républicains, les démocrates... Chaque dimanche soir, les républicains et les démocrates de ma famille dînent ensemble, et personne n'y affiche ses opinions politiques. Je veux juste que les gens pensent par eux-mêmes, pour voir où leurs idées et leurs sentiments les mènent. Cette indépendance signifie beaucoup, car je respecte beaucoup le public qui vient me voir en concert. Je ne veux pas de moutons qui me suivent aveuglément.

Est-ce devenu plus dure avec l'arrivée de temps plus agités ? N'est-ce pas trop difficile de préserver l'échange avec ton public ?

Le dialogue avec chaque individu qui compose mon public est celui que je veux avoir. C'est aussi celui qu'ils ont avec eux-mêmes, avec leurs amis, avec leur femme. C'est un terrain de jeux ouvert à tous. Nous avons déjà été hués par notre public.

J'étais là.

En 2000, aux Meadowlands, j'ai parlé de Bush, qui avait été récemment mis en accusation, et certaines personnes m'ont hué, et c'est bien.

Un dialogue peut être un débat. C'est quelque chose que je ne comprends pas. C'est le but de Thanksgiving - tu t'assois et toi et ta famille débattaient avec des points de vue différents, mais vous vous aimez toujours.

Oui. Je suis fier de notre groupe qui a su garder un public qui veut nous écouter, dans le sens où il s'intéresse, pas seulement à ce que nous disions en 85 ou en 80, mais aussi à notre discours d'aujourd'hui - Quelle est notre prochaine étape ensemble ? Sur quoi allons-nous être en désaccord ? De quoi allons-nous débattre ?

Comment traduis-tu tes idées politiques en chansons ?

Il ne suffit pas d'appuyer sur un bouton. On se met au travail et, si on a de la chance, la colère et l'expérience passées s'allient avec ce mystérieux facteur X qui permet de transformer certaines idées en un morceau de musique. Avant cet album, j'ai enregistré presque 40 chansons pour un autre disque sur lequel je travaillais, et qui n'avait rien à voir avec celui-ci. Arrivé à un certain point, je l'ai jeté à la poubelle. Je me suis dit, "Ce n'est pas ce qui me convient là, maintenant".

Délibérément docile. Pourrais-je l'écouter un de ces jours ?

(Rires) J'espère ! J'espère ne pas avoir perdu mon temps. J'ai passé près d'un an à l'écrire et à l'enregistrer. Mais les chansons n'avaient rien à voir avec ce qui se passait autour de moi, à ce moment-là. Elles étaient trop paisibles, je ne pouvais pas en faire un album. Je l'ai donc mis de côté et je me suis lancé dans ce disque, avec un rythme d'à peu près dix chansons en dix jours. C'est comme une révélation : on est debout toute la nuit, la guitare au pied du lit, on est encore éveillé à quatre heures du matin, on a un carnet à portée de main, l'enregistreur, et c'est parti pour une semaine ou deux. Après, c'est dans la boîte ! Parfois, ça se passe comme ça. Pour cet album, je suis allé tous les jours en studio pour enregistrer à chaque fois une nouvelle chanson. C'est parce que j'avais vraiment l'impression de tenir quelque chose une fois les bonnes questions posées, celles de We Take Care Of Our Own. J'ai pu ensuite me plonger dans le reste du disque. Tu le sens, quand tu attrapes la vague.

Rolling Stone, 29 mars 2012
J'aime ce sentiment de se lever le matin avec une idée de sketch en tête. On se réveille, et tout est déjà là. C'est génial.

Et si vous prenez ce sketch et que vous êtes capable de l'intégrer à vos plus profondes convictions, il n'y a rien de meilleur.

Je me suis toujours demandé si ce n'était pas, au fond, une quête égocentrique, que ne fait que nous démanger.

C'est pour cette raison que nous sommes des narcissiques, des bâtards égoïstes. Nos femmes peuvent le confirmer. Mais parfois la magie opère.

Quand l'inspiration arrive, est-elle toujours bien accueillie ? Ne t'es-tu jamais inquiété de savoir si c'était la dernière fois ?

C'est exactement ça, mais je me suis sorti de cette situation. Je me souviens de la fois où j'ai écrit The River. J'avais 30 ans, et je me disais : "Je ne vais plus jamais écrire une autre bonne chanson. J'ai atteint le sommet, et ça ne m'arrivera plus". Mes enfants sont nés peu après, et Patti a dû m'aider à gérer le fait que je n'étais pas un père aussi attentif que j'aurais dû l'être. Mon argument, c'était: Mais tu ne comprends pas, je réfléchis à une chanson !

Tu es un artiste, tu ne peux pas élever des enfants en même temps !

"Je suis en train d'écrire une chanson, je dois pondre un autre tube, ou bien nous allons tous sombrer, et cet endroit va sombrer !". Un jour, je me suis dit, "Attends, j'ai compris, j'ai plus de musique dans ma tête que je n'ai de vies pour l'enregistrer". Mais votre fils ou votre fille, ils quitteront la maison demain, ou le jour d'après. J'ai réalisé qu'il y avait des choses qui restaient et d'autres qui partaient. La musique et l'art flotteront toujours à travers l'éther - ils sont éternels, mais la vie, la vie avance et disparait. La vie est condamnée à danser avec le temps, et tout comme l'art et le temps, les deux ne peuvent se séparer.

Après en avoir pris conscience, je me suis détendu. Si une musique me titille l'oreille et que je n'ai pas d'enregistreur sous la main, peut-être reviendra-t-elle plus tard, même un peu différemment. Ce qui se passe, c'est que l'idée s'infiltre en toi et devient concrète. Une fois qu'elle grandit, elle est là. Et j'ai mis du temps à le comprendre, juste parce que la peur de ne pas avoir de sketch drôle ou de ne pas réussir à écrire une bonne chanson est fondée sur un simple dégoût de soi. Ce qui peut s'avérer utile.

La première chanson, le premier sketch dit toujours, "C'est ce que je suis, c'est là où j'ai été élevé, c'est ce que sont mes parents". Puis le filon s'épuise, et tu es confronté à ce que tu dois écrire après. Et tu commences à être à l'affut. Mais cette transition est difficile à réaliser.

Tout dépend vraiment de la direction que tu prends. Tout dépend de la force avec laquelle tu es attentif. Quand je vois des artistes qui pensent avoir perdu leur mojo, parfois je me dis qu'ils n'ont pas été assez attentif. Ton enthousiasme à réfléchir avec conviction aux choses et à rester éveillé et intéressé au monde qui t'entoure est vraiment quelque chose d’essentiel au fur et à mesure que tu avances.


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