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Rolling Stone, 29 mars 2012

L'Amérique dans tous ses états



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Depuis les années 70, tu écris sur les pauvres qui veulent devenir riches, et les riches qui veulent devenir rois. C'est ce que j'aime à propos de ce que tu disais tout à l'heure - c'est un problème universel et intemporel. Les motivations ne semblent pas changer.

J'ai vu s'aggraver les inégalités durant toute ma vie. Ce n'est apparu dans les journaux que depuis l'opération Occupy Wall Street, mais c'était sous-jacent depuis très longtemps. Pour le pire ou pour le meilleur, je les ai vécues en tant qu'enfant, et c'est quelque chose que je n'ai jamais pu oublier. Je sais ce que c'est lorsqu'un père de famille se démène au travail ou n'arrive pas à en trouver, pendant qu'une mère devient celle qui ramène le pain à la maison. C'était mon foyer.

C'est ce qui se passe aujourd'hui en Amérique dans tous les foyers: pour les ouvriers, les employés des usines, particulièrement ce type d'hommes, dont les métiers ont disparu soudainement. Leur attitude et leur éducation ne peuvent immédiatement s'adapter aux besoins de l'économie actuelle. C'est ce qui a dévasté la classe moyenne, et surtout les cols bleus. C'était aussi mon histoire, c'était l'histoire sur laquelle j'écris. Celle que je raconte depuis trente ans, parce que j'ai été témoin, jour après jour, de cette crise, et j'ai vu ses effets. J'ai vu ses ravages, j'ai vu la perte de la virilité de ces hommes. C'est un déchirement quotidien pour un enfant, un déchirement qui ne s'arrête jamais.

Je pense que les gens peuvent se dire : Doux Jésus, vous êtes à l'abri du besoin, comment pouvez-vous comprendre ça ? Mais c'est clairement quelque chose qui s'imprime, quasi génétiquement dans votre esprit. Ça n'a rien à voir.

Nous parlons, nous écrivons, nous pensons et, même à un âge comme le mien, nous agissons à travers le prisme de notre enfance. Ces années-là ne nous quittent jamais.

J'ai une métaphore pour l'expliquer. Tu es dans une voiture, tes nouvelles personnalités peuvent monter à bord, mais tes anciennes ne peuvent pas descendre. Tu peux offrir un nouveau sens à ta vie, mais tu ne peux pas oublier ce que tu as été, ce que tu as vu. De nouvelles personnes peuvent monter, mais personne ne descend jamais : l'enfant des années 50, il est toujours là. L'adolescent, personne ne peut descendre. Ils sont à tes côtés jusqu'à la fin du voyage, et tu vas passer le témoin à certains d'entre eux..

Et ils exercent une influence majeure sur toi.

La clé est, bien entendu, qui prend le volant ? Chaque jour que Dieu fait, on espère qu'un de vos meilleurs anges se mette derrière le volant. Ce n'est pas nécessairement toujours le cas, mais vous y travaillez. Pourquoi garde-t-on précieusement le moindre mouchoir jetable, comme si c'était le dernier ? Pourquoi ma belle-mère éteint-elle toutes les lumières de sa maison ? Elle est née pendant la Grande Dépression, quand ces putains de lumières s'éteignaient les unes après les autres, et qu'il fallait faire avec ce qui restait. Ces comportements économiques ont profondément marqués les esprits. Les gens qui surmontent cette douleur ne sont plus les mêmes ensuite - Pour ceux qui en souffrent, ils changent la façon dont vous grandissez et la façon dont vous pensez pour le reste de votre vie.

Vous perdez confiance.

Et ce sentiment reste en vous, même si l'économie se redresse, même si vous connaissez des jours meilleurs. L'effet cumulatif de ces récessions et de cette punition pour les gens est si profond, et donc ces choses-là ne vous quittent jamais.

Rolling Stone, 29 mars 2012
Donc, en quoi ça façonne ton travail ?

Cette angoisse fait partie des choses qui m'exaspèrent le plus, que je veux le plus réparer. Ce sont des choses que je veux le plus guérir, ce sont des choses que je veux le plus arranger. Elles m'obsèdent, mais elles rendent mon art intéressant aux yeux des autres: "Mais qu'est-ce qui ronge cet homme ?". Hank Williams, comme toutes les personnes que j'ai le plus aimées, a aussi quelque chose qui le dévore de l'intérieur, quelque chose dont il n'arrive pas à se débarrasser. Qui rend votre art intéressant et rend une vie intéressante, si vous arrivez à tout mettre en forme. Ce qui, dans mon cas, m'a pris une vie entière. Parfois, on arrive à un moment où quelque chose en vous se soulève contre ça, où il y a quelque chose, là dehors, qui vous soulève contre ça. C'est ce qui est arrivé, cette dernière décennie. C'était le cas avec The Rising, et avec Magic, qui parlait des années de présidence Bush. Et cet album-ci, de manière étrange, est une opportunité - une opportunité de faire remonter à la surface les obsessions qui me hantent depuis si longtemps. Le problème que nous avons aujourd'hui, c'est que ces questions ne sont pas soulevées au niveau national. Elles commencent juste à se faire entendre. Je pense que le mouvement Occupy Wall Street a offert au président la possibilité de parler de l'égalité des ressources financières, des programmes qui aideraient le peuple - qui a été le plus lourdement touché par la crise. Mais ce n'est que le tout début. C'était un moment important, et je pense qu'il faut remercier les gens qui ont occupé Wall Street pour avoir changé le débat politique, ce qu'ils ont clairement fait, il me semble...

Aussi sombre que puisse être ce disque, il y a une note d'espoir à la fin.

De toute évidence, ces problématiques ne vont pas se résoudre du jour au lendemain. J'ai la foi : en faisant pression, en étant vigilant, en défendant ses intérêts et en insistant sur le bien de tous, on peut faire évoluer le monde et le faire ressembler à celui qu'on voudrait offrir à nos enfants. Il faut y croire. Il faut ouvrir l’œil, tout en gardant le cœur et l'esprit disponibles. Car vous devez avoir l'esprit, vous devez avoir le cœur.

Si vous écoutez les personnages de Jack Of All Trades ou Rocky Ground, vous entendez des voix qui résistent, et des voix qui s'élèvent pour la génération future. A la fin de l'album, ces voix viennent vraiment d'un autre monde, elles viennent d'outre-tombe. Dans We Are Alive, ce sont des voix de personnes décédées, et même Land Of Hope And Dreams - un titre que j'ai écris il y a dix ans - offre la parole à ces esprits.

J'adore cette chanson. Comment as-tu réussi à l'intégrer au reste du disque ?

C'est drôle, parce que j'avais écrit l'intégralité de l'album, mais je n'avais pas de fin. Je me suis arrêté après Rocky Ground et je me suis dit, "Où cette chanson te mène ? Comment la transformes-tu en quelque chose qui apportera à la fois clarté et inspiration ?". Car, tout comme l'amusement et la distraction, je pense que c'est aussi une partie de mon travail. J'ai donc réfléchis et j'avais Land Of Hope And Dreams, une chanson que j'avais écrite lors de la reformation du E Street Band en 1998. Je l'avais écrite avant la tournée, comme un manifeste du groupe. En d'autres mots, nous nous sommes élevés contre les injustices, par le passé. Cette chanson est notre promesse de continuer à nous battre contre elles, à l'avenir. C'est l'essence même de notre groupe.

Mais c'était une chanson étrange car il y a ces voix semblant venir de l'au-delà, qui nous disent : "Tenez-vous prêts, un train arrive" - tout le monde sait à quoi se train se réfère. Il se réfère à la fois à quelque chose d'actuel: chargé d'égalité, de justice, de joie, de lutte ou je ne sais quoi d'autre. Il passe tous les jours dans votre vie. Et puis il y a le train dans lequel vous montez quand il passe. C'est le train dans lequel vous voyagez, dans lequel vos enfants voyageront bien longtemps après vous, munis d'un sens profond de ce que l'on trouve dans le gospel et dans la communauté noire, et qui forge un caractère tenace. Le train continuera sa route lorsque je serai parti, quand cette musique et cette époque ne seront plus que des souvenirs...

C'était sur ces idées que je voulais terminer mon album. C'était difficile de l'enregistrer, parce que nous avions une excellente version live, et je devais donc trouver une manière de la réinventer rythmiquement, et je dois beaucoup à la personne qui l'a produite avec moi, Ron Aniello, et Jon Landau, qui a également énormément apporté à ce disque.

L'album se termine sur We Are Alive. D'où vient cette chanson ?

Une fois arrivé à ce point, j'avais besoin d'une chanson supplémentaire - une espèce de fête un peu étrange. Et We Are Alive a rempli ce rôle. C'est une fête remplie de fantômes. C'est une fête remplie de morts, mais dont les voix et l'esprit et les idées restent avec nous... C'est la raison pour laquelle je parle des filles de Birmingham, des ouvriers du Maryland et des nouveaux immigrants traversant la frontière du Sud. Tous se rejoignent : le sang et les esprits de ces gens régénèrent ce qu'est l'Amérique, génération après génération, et parlent aux vivants. J'ai donc terminé le disque par une fête de fantômes. Des fantômes qui parlent aux vivants.


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