Bruce Springsteen
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Rolling Stone, 15 novembre 2007

Cœur agité



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Quand vous dites que vous vous tabassiez quand vous étiez jeune, de quelle façon ?

Vous pensez qu'il y a une bonne façon de faire, ce qui est une erreur quand il s'agit de créer quelque chose. Donc là, vous avez des ennuis. Mais également, vous n'avez pas de vie. Alors, au lieu de traverser les mauvaises choses de votre vie quotidienne, vous préférez vivre dans les mauvaises choses de votre expérience créatrice. Les heures que j'y ai passé... C'était la seule façon dont je savais travailler. C'était drôle, mais c'était épuisant. Volontairement épuisant, je pense. J'ai fait beaucoup de bonne musique, mais tout est sorti sur Tracks. Il y a probablement un autre Tracks dans le coffre que je sortirai à un certain moment.

Cet élan créatif sur lequel vous êtes en ce moment est relativement récent, vu l'étendue de votre carrière. Il y a eu une période, il y a huit ou dix ans, où vous faisiez des disques et vous les mettiez au placard.

Oui, j'en ai fait un pour Streets Of Philadelphia que je n'ai pas sorti, mais que j'aurais aimé sortir. Il était intéressant, il y avait beaucoup de loops et d'autres petites choses. Un bon album, assez bien écrit. Ce n'était pas un album complet en fin de compte, c'est pourquoi je m'asseyais et appréciais quatre ou cinq chansons, et à la fin, me levais avec un sentiment d'insatisfaction.

De quoi parlaient ces chansons ?

De relations personnelles, pour la plupart. J'avais sorti Tunnel Of Love, et ce disque aurait été mon quatrième album sur le sujet, et j'ai pensé que c'était un de trop. Je ne savais pas ce que je voulais faire. Il fallait casser la narration dans laquelle j'étais, casser le contexte et aller à Los Angeles pour trois ou quatre ans, m'éloigner de toutes les choses en rapport avec moi-même.

Nous sommes allés à Los Angeles, et le changement de décor m'a été bénéfique. J'adore cette ville, en fait. J'adore les montagnes et le désert, et là-bas je peux avoir mes voitures et mes motos. J'ai essayé de vivre à New York pendant un moment, mais je n'arrivais pas à vivre dans une ville où il faut prendre un taxi. Ça, c'est trop tard pour moi.

Alors, je suis allé dans l'Ouest, où j'avais une petite maison sur les collines d'Hollywood depuis le milieu des années 80, et je m'y suis vraiment senti à l'aise. Ma sœur y habite, ma plus jeune sœur, mes parents habitaient au nord, à San Fransisco, et ça a été une période fascinante d'être là-bas, parce que c'est ce à quoi ressemble la Côte Est aujourd'hui. Si vous allez dans ma ville natale, à Freehold, il y a une grande influence hispanique et ça, c'était la Californie il y a quinze ans. Alors, quand j'ai écrit The Ghost Of Tom Joad et j'ai écrit beaucoup de choses sur ce qui se passait, j'avais ce sentiment: "C'est ce à quoi notre pays va ressembler dans dix ou quinze ans". Tous ces problèmes d'immigration que les gens essayent d'exploiter maintenant et vers lesquels ils pensent aller, étaient dans les médias et devant vous physiquement, au début des années 90 en Californie.

J'ai écrit des choses que je n'aurais jamais écrites si j'étais resté sur la Côte Est. Deux ou trois albums de chansons sur l'Ouest. The Ghost Of Tom Joad, Devils & Dust et un autre disque sur lequel je travaille. Donc, ce fut un vrai changement géographique, un endroit où trouver de nouvelles histoires.

Mais j'ai aussi vieilli de dix ans et j'ai appris à vivre, chose que je ne savais pas faire. J'avais 35 ans, et je n'en avais aucune idée. J'ai appris à vivre, et j'ai trouvé du bonheur dans ces choses.

Qu'avez-vous appris ?

La vie, je pense, en dehors du travail. C'est une vie professionnelle très gratifiante, mais elle fait partie d'un tout. Comment avoir une relation avec quelqu'un ? Comment s'engage-t-on pour toujours ? Comment se débarrasse-t-on de ses vieilles habitudes, ou de certaines d'entre elles ?

Si vous pouvez nous donner des secrets, vous pouvez me faire économiser beaucoup d'argent en thérapie.


J'y ai dépensé moi-même beaucoup d'argent, et j'y ai beaucoup appris. J'ai dû travailler dessus comme j'ai dû travailler pour jouer de la guitare quand j'ai commencé - beaucoup, beaucoup d'heures et une dévotion intense. Je me suis rendu compte que pour certains, ça venait naturellement, mais j'étais quelqu'un qui allait devoir apprendre, parce que tous mes instincts étaient mauvais. Tous mes instincts m'éloignaient des choses.

Parfois vous courez dans une direction différente parce que vous ne savez pas faire les choses différemment de celles que vous avez vues en grandissant.

Oui, c'est ça. Ainsi, vous vous rendez compte que vous devez dessiner votre propre carte, et en faisant ça, vous honorez vos parents en prenant les bonnes choses qu'ils vous ont données et en avançant avec elles, et en prenant les fardeaux et les poids et en les mettant de côté pour que vos enfants n'aient pas à les porter.

Mais ce changement a été extrême pour moi, et Patti était, a toujours été, patiente et plus que patiente. Je ne pouvais pas me lever le matin, je ne pouvais pas me coucher le soir. Ces choses élémentaires qui règlent l'horloge. Les gosses étaient petits - c'était "C'est six heures et demi maintenant". Ça, ça m'a pris quatre ou cinq ans pour le comprendre.

Est-ce que c'était parce qu'il fallait se déshabituer du rythme des tournées ?

Ça remonte à mon enfance. J'ai été élevé d'une façon bizarre où je restais éveillé toute la nuit quand j'avais, disons, six ans. Nous étions une famille très excentrique. On a jeté mon réveil quand j'étais tout petit. A cinq ou six ans, j'étais debout jusqu'à trois heures du matin. Je suis sûr que ce n'est pas par hasard que je sois devenu musicien, ainsi je pouvais être éveillé jusqu'à trois heures du matin, tout comme je l'étais dans mon enfance. Quand vos propres enfants arrivent, j'ai dit, "Bien, je dois changer ça". Tant de choses élémentaires. J'ai alors passé beaucoup de temps à apprendre à vivre. Je pense que Patti dirait que j'ai atteint un niveau confortable de tolérance.

Rolling Stone, 15 novembre 2007
Qu'est-ce qui vous a ramené dans le New Jersey ?

J'ai grandi autour d'une très grande famille. Je crois que Patti et moi avons peut-être 70 membres dans notre famille, simplement dans le coin, et il y a beaucoup d'Italiens et un côté Irlandais également. A un moment donné, quand les enfants ont eu l'âge d'aller à l'école, nous avons décidé que c'est ce que nous voulions pour nos enfants. Nous passions toujours la moitié de l'année ici de toute façon, même en ce temps-là. Alors, quand nous sommes revenus, mes enfants ont grandi près de mon oncle qui chasse, celui qui possède le pressing - des gens qui font tous des boulots différents et qui leur apportent toutes sortes de choses. L'aspect bizarre de mon boulot a été enlevé, et cela leur a permis de voir d'autres lieux et des exemples de personnes toutes différentes. C'était important.

Puis nous sommes revenus, et j'ai retrouvé la liberté qu'il y avait dans les narrations de mes débuts, et y compris dans ce bâtiment et cette ville et avec mon groupe. Je ne me suis jamais senti aussi libre dans ma vie sur le plan créatif. Je sens que j'ai repris le fil conducteur que je n'avais jamais abandonné, mais simplement mis de côté pour un moment.

Et je sens que nous y sommes en plein dedans, en ce moment. Ce sera le meilleur E Street Band que personne n'ait jamais vu. Vous préférerez peut-être certaines choses dans mon œuvre, vous avez peut-être votre concert préféré, mais si vous êtes un gosse et votre frère ou votre père nous a vus et vous venez nous voir aujourd'hui, vous pouvez dire, "Je les ai vus quand ils étaient à leur zénith". J'aime ça. J'aime le fait que tous les gars soient là et qu'il soient vivants. J'aime beaucoup ça. Ça aurait pu partir dans d'autres directions. Il y a eu des difficultés, le même type de problèmes que d'autres groupes ont, mais les gens se sont souciés les uns des autres, et tout le monde est là. Je ne peux exprimer la joie que j'ai à être au côté de ces mêmes personnes.

Certains sont avec vous depuis plus de trente ans.

J'ai rencontré Steve (Van Zandt) quand j'avais 16 ans. Maintenant j'en ai 58. Donc, ça fait plus de quarante ans. C'est une chose d'être là sur scène avec vos meilleurs amis et votre femme. Votre univers tout entier est là. Je pense que pour beaucoup de nos fans, une des choses importantes est que, quand le monde s'écroule, nous sommes là. C'est la raison pour laquelle les gens viennent vers nous. Il y a toujours eu un sens de stabilité et de continuité et de contact.

Cela semble être ce que vous avez été capable de donner à vos deux familles - celle de la scène et vos enfants.

A ce stade, vous devez avoir l'image complète. Vous avez besoin de tout ce que la vie offre. Sinon, c'est un exercice théorique. Vous ne voulez pas que les choses sur lesquelles vous écrivez et que vous chantez restent abstraites pour vous-même. J'ai toujours aimé la scène à la fin du film The Searchers (La prisonnière du désert, ndt): John Wayne ramène une fille chez elle, mais il ne peut pas entrer dans la maison. Extrêmement tragique. Une scène qui a toujours trouvé un écho en moi. J'ai grandi avec beaucoup de ça, des gens incapables d'entrer quelque part, et c'était toujours mon état naturel.

Je pense que parce que j'ai moi-même un cœur quelque peu chaotique, j'ai toujours cherché cette stabilité. C'est dans Leah, sur Devils & Dust: "Je parcours ce chemin avec un marteau et une lanterne incandescente / Avec cette main j'ai construit, et avec cette main j'ai brulé" . Je pense que tout le monde ressent ces deux sentiments. C'est simplement la façon dont nous les équilibrons. Il y a beaucoup de feu dans un bâtiment qui brule, mais il ne vous sert à rien si vous n'avez pas le marteau pour construire le bâtiment.

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Photographies Max Vadukul, Mark Seliger & Michael Ochs Archives

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