Bruce Springsteen
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Rolling Stone, 09 janvier 2014

Une conversation de 54 minutes avec Bruce Springsteen



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Comment la présence de Tom Morello a-t-elle changé la portée de ce disque ?

J’étais en tournée, et juste pour m’amuser, j’avais un ordinateur avec toute cette musique en stock. Très souvent, quand je n’ai rien à faire tard le soir, je le sors et je regarde les différents morceaux sur lesquels il faut travailler. Je pense que s’il y avait un fil conducteur à cette musique, ce serait que, pour la majeure partie, elle a été enregistrée au cours des 10 dernières années et qu’elle n’avait pas été retenue - pour une raison ou une autre - pour The Rising ou Magic ou Working On A Dream.

J’avais de la musique qui était, selon moi, relativement actuelle et qui avait une image musicale homogène. Il s'agissait d'enregistrements modernes du E Street Band, que je dois à Brendan O’Brien, qui est à l’origine du nouveau son du E Street Band sur disque. Quand il est arrivé en studio lorsque nous nous apprêtions à faire The Rising, j'ai enregistré deux ou trois chansons, et j’ai aussitôt entendu le groupe d’une manière fraîche et nouvelle. Il a redonné un coup de fouet à notre carrière sur disque en 2002, quand nous avons fait The Rising. Toutes ces chansons sont postérieures à cet événement, et postérieures à son influence.

Il y avait cette homogénéité certaine au niveau du son de ce disque. Mettre ces chansons en forme m'intéressait, car, à l’oreille, elles semblaient bien s'emboiter ensemble. J’avais donc cette musique, et Tom est arrivé et il a pris cette musique et l’a propulsée dans le présent. Il apporte avec lui toute une imagerie musicale. Il fait partie des très, très rares guitaristes qui créent un univers à eux seuls. C'est comme, "Waou". Edge le fait. Pete Townsend, bien entendu, Jimi Hendrix, tous ces grands guitaristes. Des gars différents pour des groupes différents. Johnny Marr, des Smiths, avait cette capacité.

C’est marrant. Quand Tom Morello est sur scène, le E Street Band est une maison plutôt grande. Mais il construit une autre pièce. Il construit une pièce qui n’avait jamais existé auparavant. Avec cette idée en tête - que j’avais un nouvel architecte - j’ai parcouru à nouveau la musique que j’avais et me suis dit, "Jouons celle-là avec Tom". C’est ce que j’ai commencé à faire. On remarque bien son influence sur, peut-être, la moitié des morceaux.

Tom est une inspiration intellectuelle. Il a beaucoup d’idées. Il les exprime bien, et il est très décontracté quand on travaille ensemble. Il est tellement créatif. Je lui envoyais un morceau et il me renvoyait quatre ou cinq choses qui étaient formidables. Il a contribué, d’une autre manière, à homogénéiser cet ensemble de chansons. Il est devenu un filtre à travers lequel j’ai passé ma musique et il me la renvoyait avec un point de vue très actuel. Je ne suis pas sûr que ce disque existerait sans son influence. Il m’a réellement permis de tout ficeler ensemble, tel que je cherchais à le faire, sans en trouver la manière. Il a simplement donné vie à tous ces morceaux.

Pouvez-vous me donner un exemple de son véritable impact ?

Je n’ai pas la liste des titres sous les yeux, mais High Hopes et Harry’s Place et Heaven’s Wall, et certainement American Skin et Ghost Of Tom Joad. Pour ces deux dernières, j’ai dit, "Ok, ce sont deux des meilleures chansons que j’ai écrites au cours des dix ou vingt dernières années". Et elles n’avaient pas de présentation formelle sur un album studio. Quand c’est le cas, une chanson perd toujours un peu de son autorité. Je pense que présenter une chanson de manière formelle au public fait la différence.

J’ai dit, "Je veux vraiment ces chansons. Il leur faut cette sorte de présentation". Nous sommes allés réenregistrer ces morceaux avec Tom et sa présence a fait une grande, grande différence. De toute évidence, il donne vie à ces choses de belle manière et leur apporte beaucoup de profondeur, ainsi qu’aux personnages. Je me rends compte que je vous arrose de multitudes d’informations, mais c’est ainsi que ce disque a été réalisé. Tom a eu un très grand rôle dans son existence. Nous n’avions jamais vraiment enregistré ensemble en studio. Nous nous amusons tellement sur scène. C’était une manière d’être du genre, "Vous savez quoi ? Il y a des chansons qui existent mais qui ne sont pas complètement achevées". Il m’a aidé à achever les chansons sur lesquelles il a joué. Aujourd'hui, ça ressemble à un disque pour moi. Et aujourd'hui nous voilà.

La première fois que vous avez entendu Rage Against The Machine, auriez-vous imaginé que ce son de guitare aurait pu s’accorder à votre musique et celle du E Street Band ?

Non. Pas immédiatement. Mais le E Street Band possède un registre plutôt large. Nos influences remontent aussi loin que la toute première musique de garage. Mais nous avons de tout dans notre groupe, des joueurs de jazz aux trompettistes de Kansas City, jusqu’à Nils Lofgren, un des meilleurs guitaristes au monde. Notre capacité à dépasser nos limites - c’est-à-dire, à nous métamorphoser pour réunir des choses d'horizons aussi nombreux que variés auxquels vous ne vous attendez pas - est plutôt bonne.

Mon cousin Lenny [Sullivan] était un grand fan de Rage Against The Machine et il m’a dit, "Ils ont joué The Ghost Of Tom Joad". J’ai dit, "Vraiment ?". Mais le résultat est superbe. Alors, Tom est venu voir quelques concerts, et il connaissait ma sœur à Los Angeles, et après un certain nombre d’années on est devenus amis.

C’était bien longtemps avant qu’on se dise, "Pourquoi ne viendrais-tu pas jouer sur scène ? Trouvons un truc sur lequel tu peux jouer". En d’autres termes, "Trouvons un moyen pour faire se rencontrer ce que tu fais et ce que je fais". Je me rappelle que j’étais à Los Angeles, et il est venu jouer The Ghost Of Tom Joad et la foule a répondu probablement de la façon la plus explosive que j’ai jamais entendue depuis qu’on joue. C’est comme si quelque chose d’explosif s’était passé.

Est-ce que la version de Tom Joad est quelque chose que vous avez travaillé ce jour-là ? La version ressemble assez à ce que vous avez enregistré sur le nouvel album.

Oui. C’est quelque chose que nous avions réglé pendant la balance ce jour-là. Nous avons probablement joué cette chanson deux ou trois fois pendant la balance, et puis on l’a jouée sur scène. Et puis, si Tom venait à nos concerts, c’est quelque chose que nous faisions ensemble. Et puis, c’est devenu, "Où tout cela nous mène-t-il ? C’est fascinant. Ça donne plus de pouvoir au groupe. Où tout cela va-t-il ?" C’est un truc auquel je pense depuis un certain temps. Et alors, cet ensemble de musique disait, "Mouillons-nous un peu et voyons ce qui se passe si nous allons là où nos chemins se croisent". Tout s’est fait tranquillement, et assez vite, mais c’était, encore une fois, l’endroit où l’éclair a frappé. Nous nous rapprochions de cet endroit et bang : l’éclair frappe. Quelque chose d’excitant se passe et quelque chose de plus grand arrive. C’est ce qu'il apporte.

Y a-t-il eu un moment pendant l’enregistrement de ce disque où vous vous êtes rendu compte, "Oui, là j’ai un disque ?"

Oui. Nous avons fait quelques enregistrements pendant la tournée et je me suis dit, "Ces sessions sonnent bien". Je me suis dit, "Ok, prenons les choses comme elles viennent. Nous avons ces nouvelles prises de American Skin, The Ghost Of Tom Joad, High Hopes et Just Like Fire Would et puis j’ai ces chansons pour lesquelles je recherche un contexte. Ces choses se mélangent bien ensemble". Tout d’un coup, ça a commencé à être très frais et très homogène.

J'avais des chansons que j’aimais beaucoup. J’avais cette chanson, The Wall, qui à mon avis était une très, très bonne chanson mais qui n’allait pas sur The Rising, ni sur le disque suivant et que je gardais de côté. C’est marrant parce que Brian Fallon des Gaslight Anthem m’a appelé juste après que nous l’avions enregistrée pour me dire, "Hey, je pense enregistrer cette chanson" et je lui ai dit, "Nous venons juste de l’enregistrer pour la mettre sur notre prochain disque".

Cette chanson était comme mise de côté, mais elle était très importante pour moi. Si je continue à travailler sur des chansons, elles en viennent à développer leur propre identité. Pendant dix ans, vous pouvez ne pas rencontrer la bonne personne pour finaliser quelque chose ou alors vous pouvez la rencontrer demain. Une des conséquences d’une longue carrière, c’est d’avoir beaucoup de choses intéressantes autour de moi que je peux revisiter et, un jour, atteindre le point où elles deviennent mon projet suivant.

Je voudrais parler de certaines de ces chansons. Parlez-moi de High Hopes. Tom m’a dit qu’il avait entendu la version des années 1990 sur E Street Radio et vous avait envoyé un texto.

Oui. Je pense que cette chanson l’intéressait parce qu’elle est différente de ce que nous avions fait d’un point de vue rythmique. Il y a presque des syncopes à l'intérieur. Si vous écoutez l’accompagnement, il y a des cuivres comme chez James Brown qui retentissent de temps en temps. Elle a presque un côté Nouvelle-Orléans. Un peu latino aussi. Elle recouvre beaucoup de choses. Je suis sûr qu’il s’est dit, "Hey, c’est un truc sur lequel je peux jouer".

De toute évidence, quand Tom est venu jouer avec le groupe, je voulais savoir de quelle manière il allait changer le groupe. Parce que c’est ce qui va être drôle. Il a remplacé Steve pendant cette période. Il va changer le groupe, et il va changer le groupe d’une certaine manière. Comment puis-je l’aider à le faire ? Et comment obtenir ce que j’aime ? Alors, il a suggéré High Hopes et nous avons, à nouveau, travaillé deux jours avant notre premier concert en Australie et, bien sûr, il en avait une idée très précise. Et dans la version live, il va même plus loin encore. Quand la guitare arrive, c’est exactement ce que vous n’avez jamais entendu avant sur un disque du E Street Band.

Les Havalinas est un groupe relativement obscur.

C’était un groupe qui a été assez confidentiel, mais ils étaient à Los Angeles et je les ai toujours vraiment aimés. C’était une sorte de groupe rock acoustique, avec un joueur de contrebasse et un guitariste essentiellement acoustique et un batteur, et j’aimais bien leur son et leurs textes.

J’ai été attiré par cette chanson parce que les paroles sont vraiment bonnes, sans être didactiques, ni trop directes. Ce sont véritablement de bonnes paroles sur la lutte. Et le refrain est superbe, également. Le refrain est fantastique, ce qui fait beaucoup.

Les avez-vous vus en concert quand vous viviez à Los Angeles ?

Non, je ne pense pas. Mais j’avais leurs disques.

Je trouve que Down In The Hole ressemble à un enregistrement de l’époque de The Rising.

Oui. Parfois vous devez choisir entre deux chansons que vous aimez beaucoup et je pense que c’était le cas entre celle-là et Empty Sky. Il y avait 15 chansons sur The Rising et je trouvais que c'était suffisant. Elle est quasiment comme elle avait été enregistrée et mixée à l’époque par Brendan. C’est un original en quelque sorte.

Parlez-moi de Frankie Fell In Love. Elle est très différente du reste de l’album.

Cette chanson fait partie des chansons amusantes à écrire et qui aurait pu figurer sur l'album Magic. Et puis, j’ai réenregistré quelques parties, notamment la batterie. En fait, je sais ce que c’était : c’était une chanson écrite pour Magic et je n’avais pas utilisé la version qui avait été enregistrée. J’en avais aussi une bonne version démo. J’ai des démos de la plupart de ces albums que j'enregistre tout seul, et de temps en temps, nous n'arrivons pas à faire mieux. C’était le cas pour celle-là. J’aimais les paroles, et j’ai pensé qu’elle était bien pour Steve et moi. C’est juste une bonne chanson rock, à la manière des Faces. Je l’avais déjà dans mes tablettes, comme une de mes chansons rock préférées, faite pour le E Street Band, alors on a fait de nouveaux enregistrements avec Steve, la batterie et la basse

Elle donne le moral, car c’est tellement euphorique.

Quand vous arrivez jusque-là, oui… [rires]

Parlez-moi de Harry’s Place. On dirait qu'elle se passe dans une maison close ou un repaire de truands.

C’était mon interprétation des années Bush. Cette chanson vient peut-être de Magic, car c’est sur ce disque que j’ai écrit sur les derniers jours des années Bush. J’avais cette chanson, et c'était une autre de ces chansons où je devais choisir entre celle-là ou une autre. Et puis, Tom est arrivé et a enregistré par-dessus, et nous avons remixé et réenregistré de nouveaux passages, et j’ai encore travaillé dessus au cours des derniers mois.

Je me rappelle pourtant que vous avez lu ces paroles à un journaliste en 2002.

Je les ai lues à Ted Koppel, je pense. Oh, alors, si je les avais dans mon carnet, peut-être qu’elles étaient pour The Rising. J’avais ces paroles à l’époque. Ce n’est pas inhabituel que des paroles restent dans un carnet pendant parfois très longtemps. Je peux ne pas savoir qu’en faire et puis soudain, c’est là. Cette chanson est une chanson typique de celles qui nécessitent une longue gestation. Je pense, qu’au niveau des paroles, elle était terminée à l’époque. Sur le plan musical, elle vient du milieu des années 2000, et puis nous avons réenregistré beaucoup de choses récemment. Ce n’est pas une progression inhabituelle pour une partie de ma musique.


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