Bruce Springsteen
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New Musical Express, 09 mars 1996

Hey Joad, don't make it sad... (Oh, Go On Then) (1)



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New Musical Express, 09 mars 1996
Vous préparez-vous pour cette tournée solo depuis longtemps ?

"J'y ai pensé depuis Nebraska, mais Nebraska est arrivé comme par hasard. Une sorte de hasard planifié, mais d'une manière assez hasardeuse pour que je ne pense pas vraiment que c'était quelque chose avec lequel j'allais partir en tournée. J'y ai pensé à nouveau quand j'ai enregistré Tunnel Of Love, mais Tunnel Of Love se trouvait à mi-chemin entre un disque de groupe et un disque solo, et encore une fois, je n'arrivais pas imaginer me présenter seul sur scène à ce stade-là.

"Nous avons fait des répétitions où il n'y avait que moi et un groupe assis et - je déteste utiliser ce mot - une sorte de spectacle style-unplugged. L'idée n'allait pas, s'il y a un groupe sur scène, le public vient pour vous voir chanter, 'Une, deux, trois, quatre', vous saisissez ? Nous avons donc fini par mettre sur pieds une grande tournée tous ensemble.

"Alors, quand Tom Joad est sorti, je me suis dit, 'C'est la chance qui me permettra de faire ce que j'attends de faire depuis longtemps'. Je voulais également une alternative aux tournées avec le groupe et tout ce que ce système impliquait. Je l'ai fait pendant de longues années et j'ai senti qu'au mieux, si je me présentais sur scène avec un groupe, je n'aurais pas quelque chose de complètement nouveau à dire, car, si vous vous trouvez là avec un groupe de personnes, automatiquement, vous allez vouloir entendre, A, B et C.

"En fait, le facteur décisif est que, au cours des années 90, la voix que j'ai trouvé, la voix qui me convient le mieux et qui m'a semblé vitale, a été ma voix folk, fondamentalement. Et non pas celle que j'utilise pour le rock.

"A l'origine, j'ai décroché un contrat en tant que chanteur folk et donc, c'est quelque chose d'amusant. John Hammond (le regretté légendaire dénicheur de talents de chez CBS, qui a signé Billie Holliday, Bob Dylan et Bruce) serait plié en deux aujourd'hui, car il m'a toujours dit, 'Tu devrais faire un album seul à la guitare'.

"Quand Jonathan Demme (réalisateur de Philadelphia) m'a demandé une chanson (Streets Of Philadelphia), il m'a focalisé sur l'extérieur et puis, travailler avec le groupe m'a fait le même effet car ils sont la manifestation vivante de la communauté sur laquelle j'écris.

"Les musiciens sont étranges. Quand vous êtes chez vous, vous n'êtes pas véritablement partie intégrante de votre propre communauté, donc vous créez la votre. J'ai alors créé le groupe et de vrais liens se créent et quelque chose nous unit, une force collective, la manifestation vivante d'une communauté, qu'elle que soit celle que vous imaginez ou celle à propos de laquelle vous chantez, et je crois que le public le sent, qu'il est très réceptif à cette unité. Et c'est la raison pour laquelle le groupe possède cette puissance et c'est la raison pour laquelle il est et a été important.

"Cette notion d'amitié, de loyauté, chacun est différent mais malgré tout rassemblé; c'est la raison pour laquelle l'idée de groupe a toujours été l'idée centrale du rock; c'est la raison pour laquelle les groupes émergent. Que ce soient les frères d'Oasis ou je ne sais qui, la magie opère toujours car LE GROUPE, C'EST LA VIE. Les gens s'identifient à lui, et veulent s'unir ou monter leur propre groupe. C'est la raison pour laquelle les groupes sont puissants".

Suivez-vous les jeunes groupes ?

"Pas tant que ça, j'écoute des trucs en passant. De temps en temps, je vais dans un magasin et j'achète des disques à l'instinct, par curiosité. Depuis le début des années 80, mes influences musicales... en fin de compte, elles ont été plus... je retourne en arrière en quelque sorte. Il y avait Hank Williams et des vieux bluesmen et des chanteurs folk, mais les films et les écrivains et les romans ont probablement influencés mon travail en priorité".

Sur la pochette de l'album et au cours des monologues sur scène, vous laissez entendre que c'est le film de John Ford, plutôt que le livre de John Steinbeck, Les Raisins de la colère, qui a servi de base à Tom Joad.

"Chronologiquement, c'est ce qui s'est passé : j'ai vu le film avant de lire le livre, qui est incroyable. Je l'ai relu récemment, et vous avez cette magnifique dernière scène. Le livre se termine sur une action singulière d'une richesse et d'une humanité formidables - le livre entier converge vers cette scène. Qui a eu une signification importante à mes yeux au moment où je relisais le livre car je cherchais à dépasser les platitudes ou peu importe la façon dont vous appelez ça.

"Je cherchais une manière de rendre réel, à l'instant présent, la lumière qui inonde ce monde. Je me suis donc retrouvé à la fin du disque comme une personne prenant une décision. Je pense que les choses que j'utilise pour mettre de la lumière dans ce spectacle sont ce genre de choses, c'est pour cette raison que je joue Spare Parts et Galveston Bay. A mes yeux, ces choses sont possibles, ce sont des choses qui... n'importe quel spectateur peut quitter la salle et entrevoir la journée suivante avec l'idée de cette possibilité".

La thérapie que vous avez suivi a-t-elle affecté votre travail récent ?

"Non, cette thérapie a eu un effet sur ma vie personnelle et sur mes choix; elle m'a permis de mieux gérer ma vie, d'exercer un contrôle plus grand sur tout ce que je fais. Quand j'étais plus jeune, je ne connaissais qu'une manière de vivre. Un mode de vie dont j'étais prisonnier. C'était d'être sur la route, j'étais incapable d'entreprendre des relations durables avec les gens ou de m'installer quelque part".

A cette époque, aviez-vous conscience de ce qui vous arrivait ?

"Non, j'avais 25 ans et je ne comprenais strictement rien à ce qui m'arrivait. J'avais seulement une impression de course continuelle. A cette époque, j'avais l'impression - c'est une course".

En tant qu'athlète du rock'n'roll, Springsteen est peut être unique - il n'y a jamais eu d'histoires sur des problèmes de drogues, par exemple.

"Non, je n'ai jamais touché aux drogues.

Cependant, vos chansons suggère une personne bien consciente d'une tentation à l'auto-destruction.

"J'ai bien connu quelques moments où l'autodestruction me tentait, mais sans pour autant être attiré par les drogues. Je n'en ai jamais fait une question de principe; simplement, je n'ai jamais touché à quelque drogue que ce soit. Il ne s'agit pas d'avoir un point de vue moral sur les drogues - je n'y connais rien. Je n'en ai pas pris pour des raisons qui me sont propres, qui étaient probablement... Je ne sais pas quel genre de type je deviendrais sous l'emprise des drogues. J'ai eu peur de ma propre vie intérieure.

"J'ai habité dans une maison où la perte de contrôle était le lot quotidien et le souvenir n'est pas particulièrement agréable. J'ai eu peur que ce soit moi, si je fais A, B, C, D ou E.

"Je trainais avec beaucoup de personnes qui prenaient de la drogue et je ne peux pas dire que j'ai aimé les voir défoncés, la plupart du temps. Soit il devenaient cons ou alors incompréhensibles. C'est mon expérience - et elle ne m'a pas intéressée.

"Et puis, depuis que je suis gamin, j'ai une passion sans limite pour la musique, qui a provoqué chez moi une sorte d'extase, ­tout simplement, en jouant. C'était quelque chose que j'aimais faire, tout simplement".

Mais vous preniez des montée d'adrénaline entre les sets au cours des spectacles dans les stades ?

"J'imagine oui, si besoin", rigole-t-il.

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Cette époque remonte aux années où il était le Boss. Une création presque-surhumaine, trainant une extravagance de plus de quatre heure d'euphorie, de monologues sans queue ni tête, d'histoires à la fin douce-amère, drôles, des ballades mortuaires et des héroïques durement gagné. La marche de la victoire prolongée par l'homme qui voulait que le cœur et l'âme de la musique se déchaine dans la nuit. Peut-il imaginer le faire à nouveau ?

"Je ne sais pas. J'arrive à m'imaginer jouer avec le groupe à nouveau. Je ne sais pas si je jouerais aussi longtemps aujourd'hui. Je crois que je "pourrais", mais je crois que j'aimerais créer une spectacle plus ciblé lors de mes prochaines tournées.

"Mais c'est très délicat car j'ai pensé la même chose la dernière fois où je suis monté sur scène, certainement les cinq dernières fois, puis tout à coup, vous regardez la montre et trois heures se sont écoulées. Donc, vous savez, je vais monter sur scène et voir ce qui se passe.

"Tant que les autres trucs tournent, c'est comme si j'avais une énorme énergie à dépenser. J'ai toujours senti que le E Street Band m’alimentait en énergie. Nous nous amusions et nous prenions du plaisir, mais de manière presque dramatique, comme si notre vie en dépendait. C'est pour ça que ce groupe affiche deux facettes bien distinctes : l'une plutôt sombre, l'autre qui explose de joie et de bonheur - que ce soit d'être en vie ou d'être avec tes amis ou avec le public à un instant donné. C'était réel, mais c'était un plaisir avec le diable à nos trousses - rire et courir, vous comprenez ce que je veux dire ?"

Les choses ont-elles évolué lorsque Patti Sciafla (musicienne originaire du New Jersey et, depuis 1991, la seconde - et il en est certain - dernière Mme Springsteen), a rejoint le groupe ?

"Quand Patti nous a rejoint, je voulais que le groupe soit plus en phase avec notre public - j'ai dit, 'Hey, nous avons besoin d'une femme dans le groupe !'. Le groupe me ressemblait. Nous étions des types d'environ 35 ans et je me suis dit, 'Il est temps de s'en occuper. Le groupe comme une sorte de club fermé est une grande institution - le niveau général de misogynie et d’hostilité et ce concept, comme étant tout le temps un endroit derrière lequel se retrancher'. Mais je voulais changer cette idée, je ne voulais pas être comme les autres."

Qu'est-ce qui vous a changé ?

"Vieillir, tout simplement, et réaliser, comme au bon vieux temps - tu peux fuir mais tu ne peux pas te cacher. A un certain moment, si vous n'essayez pas de résoudre ces problèmes, votre vie devient alors limitée. Vous pouvez voler et peu vous importe. Mais à la fin, ce sera une vie avec expérience limitée - tout du moins, c'est ainsi que je l'ai ressenti.

"Je ne voulais pas seulement tout expérimenter - l'amour, l'intimité, peu importe comment vous la nommez, ou l'inclusion, tout simplement. Pour créer un groupe qui puisse être inclusif - que quelqu'un regarde et puisse dire, 'Hey, c'est moi !'. C'est ce que font les groupes. C'est la raison pour laquelle les gens viennent et la raison pour laquelle votre énergie est soutenue: parce que les gens vous reconnaissent, se reconnaissent, et reconnaissent le monde dans lequel ils vivent."

Avant l'album Tunnel Of Love, vous n'aviez jamais vraiment parlé de sexe dans vos chansons. Pourquoi avoir évité le sujet jusqu'à maintenant ?

"Je n'avais pas évité le sexe, mais j'avais évité d'écrire sur le sujet. Le thème a été une partie confuse de ma vie pendant trente ou trente-cinq ans. Jusqu'à cet âge-là, je n'ai connu que la vie sur la route avec les gars, et les femmes se trouvaient, en quelque sorte, en périphérie. A un moment donné, vers mes 35 ans, cette façon de vivre ne m'a plus semblé acceptable. Je n'avais pas envie de vieillir et de devenir un type de 50 ans qui continue à traîner entre copains. Je trouvais ce destin ennuyeux. Ennuyeux et tragique."

Sur Lucky Town vous chantez, "C'est un dénouement étrange et triste que de se voir soi-même jouer un rôle / Une homme riche dans la peau d'un homme pauvre". Sur Tom Joad, la métaphore est encore plus explicite: vous êtes un propriétaire californien millionnaire, écrivant sur les laissés-pour-compte, les immigrés illégaux ou les enfants qui se prostituent - des individus aussi éloignés que possible de vous sur l'échelle socio-économique. Est-ce que c'est le but de l'écriture ? Établir des liens qui ne sont pas supposés possibles ?

"L'idée est, prenez les enfants de Balboa Park, ce sont vos enfants, c'est ce que j'essaye de dire. J'ai les miens, vous avez les vôtres et ces sont des enfants, également. En tant qu'auteur, ces sujets m'ont attiré, pour des raisons personnelles, j'en suis certain. Je n'ai pas de grandes idées.

"Je ne ressens pas le besoin de délivrer des grandes thèses, comme les hommes politiques. Je crois que mon travail vient de l'intérieur. Mon approche n'est pas extérieure - "Mesdames et messieurs, j'ai une déclaration à vous faire." Je n'aime pas le coté 'estrade publique', donc je commence par des choses qui me touchent, personnellement et peut-être, des parcelles de ma vie.

"J'ai vécu dans une maison où tous menaient un combat : pour trouver un travail, se trouver une place dans la société. Fatalement, ceux qui n'y parvenaient pas sombraient dans la colère, la violence, le manque total de confiance en soi.

"Et en grandissant, je me suis dit, 'Hey, c'est ma chanson', parce que c'était peut-être mon expérience à un moment particulier de ma vie. Et ces idées, ces questions, ces thèmes étaient des sujets sur lesquels j'ai écris toute ma carrière. Je me sens encore motivé par ces sujets et mon meilleur travail tourne probablement autour de ces thèmes, parce que j'ai baigné là-dedans pendant longtemps, comme une lumière qui me guide.


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