Bruce Springsteen
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BBC, 25 février 1996

Renaissance aux U.S.A.



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Parlez-moi de la manière dont vous voyez le reste de la musique pop à l’heure actuelle. Est-ce qu’elle vous passe complètement à côté, parce que dans un sens vous vous en êtes affranchi, ou vous l’avez dépassée, ou bien vous vous tenez au courant de ce que fait Oasis ou Blur, ou du dernier succès des hit-parades ?

A ce stade de ma carrière, je n’essaie pas vraiment de faire ça. J’ai une œuvre importante derrière moi et elle me fait prendre une certaine direction. Je suis dans ce processus-là. En fait, je sors et achète beaucoup par curiosité. Si je lis une bonne critique ou autre, ou si j’entends quelque chose à la radio, j’irai acheter. Et puis, j’écoute beaucoup de disques et je vois ce que j’aime. Ainsi de temps en temps, je m’expose à beaucoup de différentes sortes de musiques.

Mais, la majeure partie de mon travail a été probablement plus influencée par des films et des livres, quasiment depuis les années 1970. D’une certaine façon, je suis plutôt revenu en arrière, dans la mesure où ce spectacle est probablement plus influencé par le folk-blues, des artistes de folk et des artistes de blues plus anciens. Mon travail est plus dans cette tradition particulière, musicalement parlant, je pense. Sa sensibilité est moderne mais le langage qu’il utilise remonte plus au folk et au blues.

Puis-je vous poser une question sur Woody Guthrie ? Il a une influence évidente sur tout ça, et vous avez enregistré des chansons de Woody Guthrie dans le passé. Il a écrit une chanson qui s’appelle Tom Joad sur ses Dustbowl Ballads; votre nouvel album s'appelle The Ghost Of Tom Joad et les personnages sont tirés de The Grapes Of Wrath. Woody Guthrie, tout le monde le sait, a beaucoup influencé Dylan. Vous a-t-il influencé directement ou êtes-vous arrivé jusqu’à lui par l’intermédiaire de Dylan ?

Oh, c’est sûr que je suis arrivé à lui par l’intermédiaire de Dylan. Je n’ai probablement pas écouté Woody Guthrie avant 29 ou 30 ans. Je n’en étais pas si conscient. Et puis je suis revenu en arrière et j’ai écouté toutes ses chansons. Mais en fait, c’est remonté jusqu'à moi. Je pense que les thèmes que j'abordais avaient été puisés dans d’autres musiques rock, disons comme chez les Animals, chez qui on retrouve le thème de la classe ouvrière dans l’ensemble de leur œuvre. Et c’est probablement de cette façon que ces thèmes se sont retrouvés dans mes chansons, d’une certaine manière. Simplement à travers le rock & roll de la classe ouvrière. Mais ensuite, je l’ai un peu élargi. Vous savez, j’ai lu, j’ai vu des films… mais pas avant 29 ou 30 ans. Et là, je suis retourné vers de la grande musique country et de la musique folk, des trucs d’Hank Williams, de la musique gospel, toutes sortes de musiques traditionnelles américaines qui me nourrissaient et qui me parlaient, pour une raison ou une autre. Et puis des auteurs de nouvelles: James M. Cain, Jim Thompson, Flannery O’Connor. E puis des films aussi: des films noirs américains, et des trucs anciens - des choses qui ont semblé avoir beaucoup d'impact sur mon travail - et les films de John Ford. Ce sont les choses qui ont probablement représenté les premières influences essentielles sur mon travail dès que j’ai eu 30 ans. Je garde toujours une oreille sur ce qui se passe dans la musique pop. C’est intéressant et on y trouve beaucoup de bonne musique. Mais je suis un chemin particulier et différent en ce moment, vous comprenez ?

Il n’y a pas beaucoup d’albums qui vous donnent une liste de lectures dans leur livret, et sur The Ghost Of Tom Joad, il y a une liste de quelques livres et films qui vous ont influencé. Je suppose que vous les y avez mis parce que vous aimeriez que nous trouvions ces livres et les suivions, comme vous l’avez fait.

Et bien, ils avaient un rapport avec l’album d’une certaine manière. Ce livre Journey To Nowhere, il s’est vendu, je crois, à 15 000 exemplaires aux États-Unis à sa sortie. Mais il est sorti au milieu des années 80, quand il n’y avait pas beaucoup d’écho pour ce genre d'ouvrage. Fondamentalement, c’était un livre dans lequel deux journalistes prenaient des trains de marchandises depuis St Louis, je crois, jusqu’en Oregon. Et ils ont fait le récit de ce qu’ils ont vu en chemin. C’est simplement un livre très fort sur le fait que certains Américains ne se sentent plus concernés par les élections et sur les gens qui n’avaient plus vraiment leur mot à dire dans les années 80, et pour ce dernier aspect dans les années 90, également. Le débat politique actuel aux États-Unis ne les prend pas du tout en compte.

Pouvez-vous me parler de l’histoire de Youngstown ? Car ce titre vient de ce livre, n’est-ce pas ?

J’ai lu ce livre, et j'ai trouvé cette histoire simplement poignante. Si vous allez à Youngstown, vous verrez une ville véritablement en déclin. Ce qui me relie à ça, ce sont probablement mes propres enfants et mon propre travail. Cette idée que l’on vous dise, après presque 30 ans, que ce que vous faites ne sert plus à rien, ou n’a plus sa place, ou que le monde a changé, et que c’est ainsi. Et vous avez 50 ans et vous devez trouver autre chose à faire. C’est presque impossible. Je ne sais pas ce que je ferais dans cette situation. Alors, c’est probablement la suite de certaines des choses sur lesquelles j’ai écrit plus jeune dans mon travail. Comme si ça découlait directement de The River ou autre.

Vous devez comprendre, ces aciéries ont été fermées à la fin des années 70 - je crois qu’elles ont commencé à fermer en 1977 et que la dernière a dû fermer en 83 ou 84. Et des milliers et des milliers d’emplois ont disparu, des milliers et des milliers. Et tous ces gens qui avaient vécu là toute leur vie, dont les grands-pères avaient travaillé là, ils ont travaillé là 24h/24, pendant des années. Alors, quand j’ai joué à Youngstown, il y avait des gens qui avaient tous des frères, des pères, des grands-pères qui en avaient fait l'expérience. C’était très intense. Mais on n’en entend plus beaucoup parler, aujourd'hui. En fait, je pense que la ville a perdu les 2/3 de sa population. Les gens qui sont partis se sont retrouvés ici, les gens se sont dirigés vers le sud-ouest, ou ont essayé de descendre à Houston pour travailler dans les champs pétrolifères. Les gens qui travaillaient dans les banques alimentaires au milieu des années 80 disaient qu’il y avait des personnes qui avaient travaillé leur vie entière et qui tout d’un coup se retrouvaient sur la route, vivant dans leur voiture. Des gens qui auparavant faisaient vivre leur famille, et avaient un emploi. En fait, l'histoire continue. Cette chanson-là est simplement une peinture de cette expérience.


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