Bruce Springsteen
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The New Yorker, 30 juillet 2012

Nous sommes vivants



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The New Yorker, 30 juillet 2012
Si Vini Lopez est le batteur le plus malheureux de l’histoire américaine, Jon Landau est certainement le critique de rock le plus chanceux. Pendant une pause au cours des répétitions en vue de la tournée 2012, je suis allé dans le nord de Westchester, où Landau vit avec sa femme, Barbara. Landau a seulement trois ans de plus que Springsteen, mais c’est un homme qui a une présence physique plus ordinaire. Landau reçoit une bonne part de la riche entreprise Springsteen depuis plus de trente ans. Les bénéfices ne lui sont pas montés à la tête; ils se trouvent sur les murs. Sa collection d’art (principalement des tableaux et des sculptures de la Renaissance, avec, au milieu, quelques tableaux de peintres français du XIXème siècle), est ce que l’on peut qualifier d’"importante". Au risque d’affoler sa compagnie d’assurances, je peux témoigner de la présence d’œuvres, entre autres, de Le Titien, Tintoret, Tiepolo, Donatello, Guiberti, Géricault, Delacroix, Corot, et Courbet.

Mais Landau ne sort pas indemne du passage du temps. L’année dernière, on lui a retiré une tumeur au cerveau, et parce que la tumeur était logée à proximité d’un enchevêtrement du nerf optique, il a perdu la vision d’un œil. Sa convalescence n’a pas été facile, et parfois, alors que nous parcourons ses tableaux, Landau semble essoufflé. Après l’opération, Springsteen était avec Landau presque tous les jours. "Il savait que je traversais une épreuve et je pensais que j’allais mourir", dit Landau. "Ce n’était pas rationnel, mais la peur était là… Nous avons beaucoup parlé de choses importantes". Puis il sourit. "Les grands penseurs ont eu de grandes pensées".

Landau a commencé sa vie avec un métier qui n’existait pas vraiment. Même en 1966, trois ans après le succès des Beatles, il n'y avait rien qui ressemble à de la critique rock. Cette année-là, Landau, un adolescent précoce de l’université de Lexington, Massachussets, travaillait dans un magasin de musique de Cambridge qui s’appelait Briggs & Briggs. Son père était un professeur d’histoire aux idées de gauche qui avait quitté Brooklyn avec sa famille, à l’époque des listes noires, et qui avait trouvé un travail chez Acoustic Research. Landau a grandi au son de la musique folk, et au lycée il assistait à tous les concerts qu’il pouvait se payer. Chez Briggs & Briggs, il a rencontré un étudiant de Swarthmore du nom de Paul Williams, qui venait de lancer un magazine amateur qui s’appelait Crawdaddy !, peut-être la première publication dédiée à la critique rock. En tant qu’étudiant de deuxième année à Brandeis, Landau a écrit pour Crawdaddy ! Après son diplôme, Jann Wenner lui a proposé d’écrire une rubrique pour un bimensuel qu’il était en train de lancer et qui s’appellerait Rolling Stone.

En tant que critique, Landau était audacieux. A l’occasion du premier numéro de Rolling Stone, en 1967, il a descendu en flammes le classique de Jimi Hendrix, Are You Experienced ?. L’année suivante, il a cogné sur Cream en leur reprochant la grandiloquence facile de leurs performances scéniques, ajoutant qu’Eric Clapton, le guitariste leader du groupe était "un maître des clichés du blues de tous les guitaristes de blues de l’Après-Guerre… un virtuose pour jouer les idées des autres". A l’époque, on parlait de Clapton comme de "Dieu". Cette critique a fait douter Dieu de lui-même. "Le son de la vérité m’a fait tomber à la renverse; j’étais au restaurant et je me suis évanoui", a déclaré Clapton des années plus tard. "Et quand je me suis réveillé, j’ai immédiatement décidé que c’était la fin du groupe". Cream a été dissous.

Landau aimait le single bien fait, que ce soit par les Beatles ou par Sam & Dave; il était soupçonneux vis à vis des artistes qui cherchaient à se faire plaisir. "De plus en plus de gens attendent du rock ce qu’ils attendaient de la philosophie, de la littérature, des films et de l’art visuel", écrit-il. "D’autres attendent du rock ce qu’ils attendaient de la drogue. Et à mon avis, le rock ne peut pas supporter ce genre de fardeau, parce qu’il impose au rock des qualités qui sont la négation de la mission initiale du rock".

A cette époque, la ligne de partage entre l’industrie du rock et le journalisme rock n’était pas clairement définie; en 1969, Jann Wenner a produit un disque de Boz Scaggs. Landau a produit des albums avec Livingston Taylor et les MC5. Landau admirait les responsables qui étaient clairvoyants sur le plan musical, comme Ahmet Ertegun et Jerry Wexler, et il appréciait les musiciens qui comprenaient les vertus de la popularité. Dans sa thèse de dernière année à Brandeis, il a écrit avec admiration sur la volonté d’Otis Redding d’être un artiste "ouvertement et honnêtement concerné par le désir de faire plaisir au public et d’avoir du succès".

A la fin de l’année 1971, Landau habitait à Boston et était marié à la critique Janet Maslin. Bien que souffrant de la maladie de Crohn, il était le centre énergique d’un cercle de jeunes critiques émergents: Dave Marsh, John Rockwell, Robert Christgau, Paul Nelson, Greil Marcus. Landau a remarqué le premier album de Springsteen, Greetings From Asbury Park, et a désigné Lester Bangs pour en faire la critique, dans Rolling Stone; il a fait la critique du deuxième, The Wild, The Innocent And The E Street Shuffle, dans l’hebdomadaire alternatif The Real Paper, désignant Springsteen comme "le nouvel auteur-interprète le plus impressionnant depuis Vince Taylor", mais il a ajouté que "l’album n’était pas aussi bien produit qu’il aurait dû l’être". C’était "passablement maigre ou trop aigu, surtout quand le groupe attaquait les breaks".

Landau, qui avait 26 ans à l’époque, a accepté l’invitation de Dave Marsh pour aller au Charley’s, un club de Cambridge, pour voir Springsteen en action. "Je suis allé dans ce club, et c’était complètement vide", me dit-il. "Il avait un minimum de fidèles qui le suivaient. Avant le concert, j’ai demandé aux gars du bar où se trouvait Bruce, et ils m'ont désigné l’extérieur".

Springsteen se tenait dans le froid - un type barbu et maigre, vêtu d’un jean et d’un tee-shirt, sautant d’un pied sur l’autre pour se réchauffer. Il était en train de lire la critique de son disque écrite par Landau, que la direction du club avait affiché sur la fenêtre.

"Je me suis mis à côté de lui et j’ai dit, 'Qu’en pensez-vous ?'" raconte Landau. Et il a dit : "Ce gars est normalement plutôt bon, mais j’ai vu mieux'. Je me suis présenté et on a bien ri".

Le lendemain, il a reçu un appel de Springsteen. "On a parlé pendant des heures", dit Landau. "De musique, de philosophie. Au fond de lui, il était le même qu’aujourd’hui. Et, vous savez, on a, depuis, continué cette conversation toute notre vie: sur le fait de grandir, d’avoir de grandes pensées, sur des grandes choses".

Un mois plus tard, Landau est allé voir Springsteen au Harvard Square Theatre, où il faisait la première partie de Bonnie Raitt. C’était la veille du 27ème anniversaire de Landau et il se sentait prématurément usé. Sa carrière était au point mort. La maladie de Crohn lui rendait la vie difficile pour manger ou pour travailler. Son mariage était en train de s’effriter. Mais ce soir-là, le 9 mai 1974, il s’est senti rajeuni alors que Springsteen a tout joué, de Let The Four Winds Blow, un vieil air de Fats Domino, jusqu’à une nouvelle chanson sur la fuite et la libération qui s’appelait Born To Run.

L’article que Landau a écrit pour The Real Paper est la critique la plus célèbre de l’histoire de la critique rock :

"Mardi dernier, au Harvard Square Theater, j'ai vu toute l'histoire du rock'n'roll jaillir comme un éclair devant mes yeux. Et j'ai vu autre chose: j'ai vu l'avenir du rock'n'roll et il s'appelle Bruce Springsteen. Et par une soirée où j’avais besoin de me sentir jeune, il m’a donné l’impression d’écouter de la musique pour la toute première fois… C’est un punk du rock’n’roll, un poète de rue Latin, un danseur de ballet, un acteur, un joker, un leader de groupe, un guitariste rythmique qui assure, un chanteur extraordinaire, et un véritable grand compositeur de rock. Il dirige son groupe comme s’il l'avait toujours fait… Il parade devant son groupe composé de vedettes, tel un croisement entre Chuck Berry, Bob Dylan à ses débuts et Marlon Brando".

Columbia Records a utilisé la citation "J’ai vu l’avenir du rock’n’roll" comme pièce centrale d’une campagne publicitaire. Springsteen est devenu ami avec Landau, qui est venu vivre avec lui dans sa maison délabrée de Long Branch. "Modeste ne permet même pas de commencer à décrire cette maison", se rappelle Landau. "Il y avait un canapé, son lit, une guitare, et ses disques. Et nous restions à parler jusqu’à 8 heures du matin". Les deux hommes écoutaient de la musique et parlaient du 3ème disque de Springsteen. Il y avait peu de chances que Columbia continue d’investir sur Springsteen si son 3ème album était un échec. Springsteen appréciait la loyauté d’Appel, mais sa manière de faire des jugements très autoritaires l'agaçait. Landau était plus subtile, il posait des questions, flattait, suggérait, recommandait. Springsteen a invité Landau en studio, où il a aidé Springsteen à réduire Thunder Road de 7 à 4 minutes et lui a conseillé de revoir l’introduction de Jungleland.

"J’avais la conviction juvénile que je savais ce que je faisais", a dit Landau. Springsteen a annoncé à Appel qu’il avait fait appel à Landau en tant que co-producteur.

Born To Run, qui est sorti en août 1975, a transformé la carrière de Springsteen, et la série de dix concerts au Bottom Line au début de la tournée, demeure une date marquée d’une pierre blanche, rivalisant avec James Brown à l’Apollo ou Dylan à Newport. Au Bottom Line, Springsteen est devenu lui-même. En ajoutant Van Zandt comme deuxième guitariste, il s’est libéré de quelques-unes de ses obligations musicales, et il est devenu un leader de groupe sur-vitaminé, qui sautait du haut des amplis et des pianos, qui faisait des bonds d’une table à l’autre.

Landau a quitté son emploi de critique et il est devenu, en substance, l’adjudant de Springsteen: son ami, son conseiller en toutes choses, son producteur, et, à partir de 1978, son manager. Après une longue bataille juridique qui a éloigné Springsteen des studios pendant deux ans, Appel a été payé et chassé.

Landau a nourri la curiosité de Springsteen sur le monde qui existait au-delà de la musique. Il a donné à Springsteen des livres à lire - Steinbeck, Flannery O’Connor - et des films à regarder, en particulier les westerns de John Ford et d'Howard Hawks. Springsteen a commencé à penser en plus grand, au-delà des voitures et des routes; il a commencé à regarder sa propre histoire, l’histoire de sa famille, en termes de classe et d’archétypes américains. L’imagerie, la narration, et la notion d’appartenance dans ces romans et ces films l’ont aidé à alimenter ses chansons. Landau a aussi été l’instigateur de ce qui a transformé Springsteen en grosse entreprise, insistant pour qu’il joue dans des salles plus grandes, dépassant les prestations de ses débuts cauchemardesques au Madison Square Garden. Et il a insisté pour qu’il se voit comme Otis Redding l’avait fait - à la fois comme un artiste et un comédien sur une grande scène.

Certains critiques on décrit Landau comme un Svengali avare, un Colonel Parker, voire pire. Mais les gens avec qui j’ai parlé dans l’industrie de la musique réfutent toute idée d’influence néfaste ou démesurée sur Springsteen. "L’idée qu’il ait pu être manipulé est tellement ridicule", dit Danny Goldberg, qui connaît Springsteen depuis plus de 30 ans. Comme le dit Goldberg, qui a été le manager de Nirvana et de Sonic Youth, "C’est Bruce qui utilise Jon, pour arriver à un contrôle artistique complet". Landau est sensible à toute affirmation selon laquelle il contrôlerait son client d’une manière ou d’une autre et serait responsable de son parcours. "Le principe de base pour un manager, c’est d’être un financier pour l’artiste - ses intérêts passent avant tout", dit-il. "Alors, quand vous travaillez avec lui, quel que soit le problème, la première question, c’est 'Qu’est-ce qui est le mieux pour Bruce ?' Springsteen, continue-t-il, "est la personne la plus intelligente que je connaisse - pas la mieux informée ni la plus instruite - mais la plus intelligente. Si vous êtes confronté à un problème - une question pratique, un problème artistique - sa compréhension des gens concernés est excellente. Il a une grande longueur d’avance".

Une fois, il y a une dizaine d’années, Springsteen a récompensé Landau, qui avait rêvé à une époque d’être lui-même une star du rock, en l’appelant sur scène. "Bruce m’a dit un soir qu’il fallait que je passe une guitare sur l’épaule au moment de Dancing In The Dark, et pendant cinq ou six soirs, je suis monté sur scène", m’a un soir dit Landau dans les coulisses. "C’est une formidable euphorie. Mais le septième soir, il m’a dit, 'Tu sais, c’est super que tu viennes sur scène. Mais je me disais que peut-être tu pouvais faire une pause ce soir'".

"Tu veux dire que je suis viré ?" a dit Landau.

Springsteen a souri et a dit, "Eh bien, oui. C’est ce que ça veut dire".

Alors que Springsteen s’est ouvert au monde, il est devenu beaucoup plus politique. Il n’avait pas commencé ainsi. En 1972, il avait joué un petit concert en soutien à George McGovern, dans un cinéma à Red Bank, mais, en tant que jeune homme, son intérêt pour la musique représentait presque uniquement une source de libération personnelle. Il n’avait pas fait le rapport entre la dérive de son père et les politiques sur le chômage, la dépression de Freehold et la vague de désindustrialisation.

The New Yorker, 30 juillet 2012
On sentait une conscience politique sur Darkness On The Edge Of Town, et elle s’est développée au cours des années qui ont suivi. Il a commencé à y trouver sa voix - les passions de Landau ont joué un rôle - et en voyageant, et surtout, en écoutant de la musique folk et country: Hank Williams et Woody Guthrie. Springsteen savait qu’il avait épuisé les choses à dire sur les nuits désespérées, sur le Turnpike (2); il voulait écrire des chansons qu’il pourrait chanter en tant qu’adulte, sur le mariage, sur la paternité, sur des problèmes sociaux plus vastes. Alors qu’il réécoutait sans cesse Hank Williams, il s’est dit que ces chansons étaient passées du stade d’"archives à actualités". Ce qui avait semblé "grincheux et ringard" était maintenant profond et sombre. Williams représentait le "blues adulte", et la musique de la classe ouvrière. "Par sa nature, la country me parlait, la country venait de la province, tout comme moi", a dit Springsteen dans un discours récent à Austin. "J’ai senti que j’étais un gars normal avec un don un peu au-dessus de la normale… et la country parlait de la vérité qui émanait de votre sueur, du bar de votre quartier, du magasin au coin de la rue". Il a lu la biographie de Joe Klein sur Guthrie. Il a lu les mémoires de l’avocat des droits civiques Morris Dees et de l’activiste pacifiste Ron Kovic. Tout ceci a nourri les hymnes de la classe ouvrière de Darkness On The Edge Of Town, le hurlement acoustique de Nebraska, et même Born In The USA, l’hymne pop d’anthologie. Il chantait maintenant les vétérans du Vietnam, les travailleurs saisonniers, les classes, les divisions sociales, les grandes villes désindustrialisées, et les villes américaines oubliées, mais jamais dans un style qui menaçait "Bruce" - la rock-star emblématique, amie de la famille. Depuis la scène, il a commencé à délivrer des hymnes à la gloire de ses causes et à solliciter des dons pour des banques alimentaires locales, mais son langage n’a jamais été menaçant ni opprimant, et les billets d’entrée et les ventes de disques étaient au-delà du fabuleux.

Certains y ont détecté l'odeur nauséabonde de l’hypocrisie. En 1985, James Wolcott, un punk passionné de New Wave, s’est lassé de la sincérité ''mièvre'' de Springsteen et du niveau de reconnaissance que lui accordait l’''Establishment des citadins''. ''La piété a commencé à s’agglutiner autour de la tête bouclée de Springsteen comme la brume au sommet de la montagne”, a écrit Wolcott dans Vanity Fair. ''On ne peut pas reprocher la brume à la montagne, mais pourtant - cette vénération devient affreusement étouffante''. Pour Tom Carson, le problème était un radicalisme insuffisant - le fait que Springsteen demeurait, dans l’âme, conventionnellement libéral. Springsteen ''pensait que le rock’n’roll était fondamentalement sain'', a écrit Carlson dans L.A. Weekly. ''C’était une alternative, un échappatoire - mais pas une rébellion, soit sous la forme d’une route vers un fruit sexuel ou social interdit, ou par extension, sous la forme d’un rejet de la société conventionnelle. Pour lui, le rock rachetait la société conventionnelle''.

Sur le marché des concerts de rock, cet aspect du conventionnel était une force, pas une limite. Au milieu des années 80, Springsteen était la plus grande vedette rock au monde, capable de faire dix concerts d'affilé à guichets fermés au Giants Stadium. Il était si peu menaçant vis-à-vis des valeurs américaines, qu’en 1984, George Will est allé le voir. Vêtu d’un nœud papillon, d’un veston croisé et de bouchons d’oreilles, Will a regardé Springsteen sur scène à Washington et a écrit un article intitulé ''Springsteen, le bouffon yankee (6)". "Je ne connais pas du tout les idées politiques de Springsteen… Ce n’est pas un pleurnicheur, et les récits d’usines fermées et autres problèmes ont toujours été ponctués d’une formidable et joyeuse affirmation: Né aux USA !''. Une semaine plus tard, Ronald Reagan s’est rendu dans le New Jersey pour faire un discours de campagne. Comprenant le signal de Will, Reagan a dit, ''L’avenir de l’Amérique demeure dans les milliers de rêves dans votre cœur; il demeure dans le message d’espoir dans des chansons que tant de jeunes Américains admirent: le Bruce Springsteen du New Jersey ".

Springsteen était atterré. Il a, plus tard, déclaré que Born In The USA était la ''chanson la plus mal comprise depuis Louie, Louie'' et il commencé à en chanter une version acoustique, pour la débarrasser de sa grandiloquence, et mettre en évidence ses nuances sombres. Sur scène, il a dit, ''Eh bien, le président a mentionné mon nom dans son discours l’autre jour, et je me demande lequel de mes albums est son préféré, vous savez. Je ne pense pas que ce soit Nebraska. Je ne pense pas qu’il écouterait cette chanson''. Springsteen a joué Johnny 99, l’histoire sombre d’un ouvrier automobile au chômage, dans le New Jersey, qui, ivre et désespéré, tue un employé de nuit lors d’un cambriolage raté.

Quelqu’un à dit une fois à Paul McCartney que les Beatles étaient "anti-matérialistes". McCartney a bien ri.

''C’est un mythe énorme'', a-t-il répondu. ''John et moi avions littéralement l’habitude de nous poser et nous dire, 'Maintenant, écrivons une piscine' ''.

Avec l’album Born In The USA, Springsteen a associé la morale politique et l’appel populaire, la protestation et la fête. Alors qu’il écrivait les chansons de l’album qui est devenu Born In The USA, Landau lui a dit qu’ils tenaient un grand disque, mais qu’ils n’avaient pas encore de piscine. Il leur fallait un tube.

''Ecoute, j’ai écrit soixante-dix chansons'', a répondu Springsteen. ''Tu en veux une autre, tu l’écris !''. Et il est parti bouder dans sa suite d’hôtel et a écrit Dancing In The Dark. Les paroles reflétaient la frustration bien connue d’un artiste qui ''n’a rien à dire'', mais la musique - d’une facture pop renforcée par une ligne de synthétiseur que l’on fredonne aisément - est venue facilement. ''J'ai amené cette chanson en direction de la pop music aussi loin que je voulais aller - et probablement un peu trop loin'', s’est rappelé Springsteen dans un texte écrit pour son livre de paroles, Songs. ''Mes héros, de Hank Williams à Frank Sinatra, à Bob Dylan, étaient des musiciens populaires. Ils avaient des tubes. Il y avait de la valeur à essayer de créer des liens avec un large public''. Born In The USA est devenu album de platine et le disque le plus vendu en 1985 et de la carrière de Springsteen.

Quand Springsteen et Van Zandt étaient jeunes, ils avaient des rêves de ''Cadillac rose'', des fantasmes de richesses et de gloire rock’n’roll. ''Je savais que je ne serais jamais comme Woody Guthrie'', se rappelle Springsteen à Austin. ''J’aimais Elvis, j’aimais trop la Cadillac rose, j’aime la simplicité et le côté provisoire et expéditif des tubes pop, j’aime un gros putain de bruit et, à ma façon, j’aime le luxe et le confort d’être une vedette''. Il a acheté un domaine de 14 millions de dollars à Beverly Hills. Il est resté ami avec ses vieux amis de toujours du New Jersey, mais il s’est aussi fait de nouveaux amis, des amis célèbres. Quand il s’est marié avec une actrice du nom de Julianne Phillips en 1985, ils ont passé leur lune de miel dans la villa de Gianni Versace, sur les bords du Lac de Côme. Plus tard, il y a eu des voitures et des motos de collection, un studio d’enregistrement privé à la pointe de la technologie, des chevaux, et signe ultime de l’ascension sociale, une ferme biologique. Les tournées sont devenues une entreprise: jets privés, hôtels 5 étoiles, restauration de luxe, masseurs, management efficace.

Springsteen était conscient de cette contradiction comique: le multimillionnaire qui, dans sa présentation sur scène, est la voix des déshérités. Très occasionnellement, des pointes d’inconfort à ce sujet ont filtré dans certaines paroles de ses chansons. A la fin des années 80, Springsteen a joué Ain't Got You pour Van Zandt, une chanson qui est apparue sur son album Tunnel Of Love. Les paroles parlent d’un gars qui est ''payé la rançon d’un roi pour faire ce qui vient naturellement'' - qui a ''les fortunes du ciel'', et ''une maison remplie de Rembrandt et d’œuvres d’art inestimables'', mais à qui il manque l’affection de celle qu’il aime. Van Zandt a reconnu l’auto-parodie, mais il s’en est moqué. Il était atterré.

''Nous avons eu l’une des plus grosses disputes de notre vie'', s’est rappelé Van Zandt. ''Moi, je disais: 'Qu’est-ce que c’est que ça, bordel ?' Et lui, il disait: 'Qu’est-ce que tu veux dire ? C’est la vérité. C’est exactement la personne que je suis, c’est ma vie'. Et moi je dis: 'Ce sont des conneries. Les gens n’ont pas besoin que tu parles de ta vie. Tout le monde se fout de ta vie. Ils ont besoin de toi pour leur vie. C’est ça ton truc. Offrir de la logique, de la raison, de la sympathie et de la passion à ce monde froid, morcelé et déroutant - c’est ton don. Leur expliquer leur vie. Leur vie, pas la tienne'. Et nous nous sommes disputés encore et encore. Il m’a dit 'Va te faire foutre', je lui ai dit 'Va te faire foutre'. Je pense qu’une chose dans ce que j’ai dit a probablement trouvé un écho''.

The New Yorker, 30 juillet 2012
Springsteen traversait aussi des moments de dépression qui étaient bien plus sérieux que sa culpabilisation occasionnelle d’être ''un riche dans la chemise d’un pauvre'', comme il le chante dans Better Days. Un nuage de crise a flotté, alors que Springsteen était en train de terminer son chef-d’œuvre acoustique, Nebraska, en 1982. Il est parti en voiture de la Côte Est jusqu’à la Californie, et puis a fait aussitôt le même chemin en sens inverse. ''Il se sentait suicidaire'', dit Dave Marsh, l’ami et le biographe de Springsteen. ''Sa dépression n’était pas choquante, en soi. Il était en pleine propulsion, de rien à tout, là où on vous lèche le cul jour et nuit. Vous pouvez commencer à avoir quelques conflits intérieurs avec votre véritable estime''.

Springsteen a commencé à s’interroger sur la raison pour laquelle il ne connaissait qu’une succession de relations superficielles. Et il n’arrivait pas à se débarrasser de son passé non plus - un sentiment d’avoir hérité de l’isolement dépressif de son père. Pendant des années, il passait en voiture devant l’ancienne maison de ses parents à Freehold, parfois trois ou quatre fois par semaine. En 1982, il a commencé à consulter un psychiatre. En concert, des années plus tard, Springsteen présentait sa chanson My Father’s House en rappelant ce que le psychanalyste lui avait dit au sujet de ces virées nocturnes à Freehold: ''Il a dit: 'Ce que vous faites signifie qu’il s’est passé quelque chose de mal, et vous y retournez, en pensant que vous pouvez arranger les choses. Quelque chose s’est mal passé, et vous continuez d’y retourner en pensant que vous pouvez arranger les choses'. Et j’étais assis là et je lui ai dit: 'C’est exactement ce que je fais'. Et il m’a dit: 'Et bien, c’est impossible'."

Une richesse extrême a peut-être satisfait chaque rêve de Cadillac rose, mais elle n’a pas fait grand-chose pour chasser le cafard. Springsteen faisait des concerts qui duraient presque quatre heures, motivé, d’après lui par ''la peur et le mépris et la haine de soi''. Il jouait aussi longtemps pas seulement pour faire plaisir au public, mais aussi pour s’épuiser. Sur scène, il gardait sa vraie vie à distance.

''Mes problèmes n’étaient pas aussi flagrants que s'ils avaient été causés par la drogue'', a déclaré Springsteen. ''Les miens étaient différents; ils étaient plus calmes - tout aussi problématiques, mais plus calmes. Chez tous les artistes, en raison de leur passé à contre-courant et de leur mépris de soi, il y a une énorme impulsion qui conduit à l’anéantissement de soi sur la scène. C’est dans les deux sens: il y a une formidable découverte de soi et, dans le même temps, un abandon de soi. Vous êtes libéré de vous-même pendant ces quelques heures; toutes les voix dans votre tête ont disparu. Simplement disparu. Il n’y a plus de place pour elles. Il y a une seule voix, la voix avec laquelle vous parlez''.


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