Bruce Springsteen
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The New Yorker, 30 juillet 2012

Nous sommes vivants



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The New Yorker, 30 juillet 2012
Quand Springsteen était en tournée pour promouvoir l'album Born To Run, au milieu des années 70, il se mettait sur le bord de la scène sous un projecteur, plaquant un accord, et racontait l'histoire de son enfance dans une maison mitoyenne défraîchie, près d'une station-service, dans un quartier ouvrier de Freehold, connu sous le nom de Texas, parce qu'à l'origine, il avait été peuplé de migrants hillbilly du Sud. En novembre 1976, je me trouvais au balcon du Palladium, sur la 14e rue, lors d'un concert, quand Springsteen a exposé la situation en termes des plus sévères :

Ma mère, elle était secrétaire, et elle travaillait en centre-ville... Et mon père, il a travaillé dans beaucoup d'endroits. Il a travaillé dans une usine de tapis pendant un moment, il a conduit un taxi pendant un moment, et il a été surveillant dans une prison pendant un moment. Je me souviens que quand il travaillait là-bas, il rentrait tout le temps ivre et en colère à la maison, s'asseyait dans la cuisine. Le soir, vers 21 heures, il éteignait toutes les lumières, chaque lumière de la maison, et il s'énervait vraiment lorsque moi ou ma sœur les rallumions. Il restait assis dans la cuisine avec son pack de bières, une cigarette...

Il me faisait assoir à la table, dans l'obscurité. L'hiver, il allumait la cuisinière et fermait toutes les portes, il faisait vraiment chaud là-dedans. Et je me souviens être juste assis là dans le noir... Quel que soit le temps que je restais assis, je ne voyais jamais son visage. Nous commencions à parler de rien en particulier, de comment j'allais. Très vite, il me demandait ce que je comptais faire de moi-même. Et nous finissions toujours par nous hurler dessus. Ma mère, elle arrivait toujours en courant en train de pleurer, et essayait de le retenir, essayait de nous empêcher de nous battre... Je finissais toujours par partir en courant par la porte de derrière et à m'éloigner de lui. M'éloigner de lui, partir en courant, à hurler sur mon père, lui disant, lui disant, lui disant, que c'était ma vie et que j'allais faire ce que je voulais.

A la fin de l'histoire, une histoire entièrement exacte, Springsteen enchainait avec It's My Life, la chanson des Animals, une déclaration d'indépendance à vous donner des frissons. Dans la bouche de Springsteen, c'était une déclaration d'indépendance d'un foyer au sein duquel les menaces étaient hurlées, les téléphones arrachés des murs, et la police appelée en renfort.

Doug Springsteen était chauffeur dans l’Armée, en Europe, pendant la Deuxième Guerre Mondiale; il est revenu chez lui et a ruminé sa situation tordue. Van Zandt me raconte que le père de Springsteen était "effrayant" et qu'il fallait mieux l'éviter. A cette époque-là, "tous les pères étaient effrayants" dit Van Zandt. "La torture que nous avons infligée à ces pauvres pères, quand vous y repensez aujourd'hui. Mon père, le père de Bruce - ces pauvres types, ils n’ont jamais eu d’opportunités. Il n'y avait aucun précédent comme nous, aucun dans l'histoire, comme leur fils qui devenaient ces monstres aux cheveux longs, qui ne voulaient pas participer au monde qu'ils avaient construit pour eux. Pouvez-vous imaginer ? C’était la génération de la Deuxième Guerre Mondiale. Ils ont construit les banlieues. Quelle gratitude ont-ils obtenu ? C'était du style, 'Va te faire foutre ! Nous allons ressembler à des filles, et nous allons nous droguer, et nous allons jouer du rock'n'roll comme des fous !'. Et eux se disaient, 'A quel moment avons-nous merdé ?' Ils avaient peur de ce que nous allions devenir, ils ont donc senti qu'ils devaient être plus autoritaires. Ils nous détestaient, vous savez ?".

Doug Springsteen a grandi dans l’ombre de la mort de sa sœur âgée de 5 ans, Virginia, renversée par un camion alors qu'elle roulait en tricycle, à Freehold en 1927. Les parents de Doug, selon une biographie à paraître sur Springsteen et rédigée par Peter Ames Carlin, ont été ravagés par le chagrin. Doug a abandonné l'école en troisième. En 1948, il a épousé Adele Zerilli. Bruce est né l'année suivante. Pendant de longues périodes au cours de l'enfance de Bruce, ses grands-parents vivaient avec sa famille et, comme Springsteen l'a raconté à Carlin, il a toujours perçu l'affection qu'il a reçu d'eux comme une manière "de remplacer l'enfant perdu", ce qui était déstabilisant : "Leur fille morte avait une forte présence. Son portrait était accroché au mur, toujours devant et au centre". Des décennies après l'évènement, la famille entière - les grands-parents, Doug et Adele, Bruce et sa sœur Ginny - allaient au cimetière chaque weekend pour se recueillir devant la tombe de Virginia.

Dans les biographies et coupures de presse, Doug Springsteen est décrit avec des adjectifs tels que "taciturne" et "désappointé". En fait, il semble avoir été bipolaire, et il était capable de terribles colères, souvent dirigées contre son fils. Les docteurs prescrivaient des médicaments pour sa maladie, mais Doug ne les prenait pas toujours. Adèle, la mère de Bruce, qui travaillait comme secrétaire juridique, était le médiateur du foyer, la source d'optimisme et de survie, et le salarié le plus fiable. Cependant, Bruce était profondément affecté par les dépressions paralysantes de son père, et s'inquiétait de ne pouvoir échapper à la menace d'instabilité mentale qui traversait sa famille. Cette crainte, raconte-t-il, est la raison pour laquelle il n'a jamais pris de drogue. Doug Springsteen vit dans les chansons de son fils. Dans Independence Day, le fils doit s'échapper de la maison de son père car "nous étions juste d'une nature beaucoup trop semblable". Dans le féroce Adam Raised A Cain, le père "arpente ces pièces vides / A la recherche d'un coupable / Tu hérites des péchés / Tu hérites des flammes". Les chansons étaient un moyen de parler au père silencieux. "Mon père ne parlait pas – vous ne pouviez avoir de conversation avec lui" m'a dit Springsteen. "Il fallait que je sois en paix avec cette idée-là, mais il fallait que j'ai une conversation avec lui, parce que j'en avais besoin. Ce n'était pas le meilleur moyen d'y parvenir, mais c'était la seule solution possible, alors je l'ai fait, et finalement il m'a répondu. Il n'aimait peut-être pas les chansons, mais je pense qu'il aimait qu'elles existent. Pour lui, elles signifiaient qu'il comptait. On lui demandait, 'Quelles sont vos chansons préférées ?' Et il répondait, 'Celles qui parlent de moi' ".

Le passé, cependant, n'est rien d'autre que passé. "Les épreuves traversées par mes parents, c'est le sujet de ma vie" me raconte Springsteen au cours des répétitions. "Ce sont des choses qui me rongent et qui me rongeront toujours. Ma vie a pris une tournure vraiment différente, mais ma vie est une anomalie. Ces blessures sont ancrées en vous, et vous les transformez en langage et en raison d'être". Désignant le groupe sur scène, il dit, "Nous sommes des dépanneurs - des dépanneurs avec une trousse à outils. Si je répare une petite partie de moi-même, je réparerai une petite partie de vous-même. C’est mon boulot". Les chansons sur la fuite sur l'album Born To Run, le portrait de la lutte post-industrielle sur Darkness On The Edge Of Town étaient partie intégrante de ce premier travail de dépannage.

Doug et Adele Springsteen ont quitté Freehold pour la Californie du Nord quand Bruce avait 19 ans, et ils sont restés perplexe quand leur fils, un marginal aux cheveux longs à leurs yeux, est venu leur rendre visite, quelques années plus tard, comme il l'explique, "portant sur le dos un coffre à trésor" et leur disant d'acheter la plus grosse maison du coin. "La seule satisfaction que vous obtenez est d'avoir votre moment à vous, quand vous dites, 'Vous voyez, je vous l’avais bien dit' " a raconté Springsteen. "Évidemment, toutes les choses plus profondes restent des non-dits, ce qui fait que tout aurait pu être légèrement différent".

Doug Springsteen est mort en 1998, à 73 ans, après des années de maladie, dont une congestion cérébrale et une maladie du cœur. "J'ai été heureux que la médecine moderne lui donne dix années de plus à vivre", dit Springsteen. "T-Bone Burnett a dit que le rock'n'roll ne parle que de 'Paaaaapa !' Paaaapa est un cri embarrassant ! Il ne s'agit que de pères et de fils, et vous êtes sur scène prouvant quelque chose à quelqu'un de la plus intense des façons. C'est comme si vous disiez, 'Hey, je méritais plus d'attention que j'en ai reçu ! Tu as raté ça, mon grand !' ".

Les instants de rédemption de la jeunesse de Springsteen étaient musicaux; les chansons sortant du poste de radio ou de la télévision ; sa mère faisant un emprunt de soixante dollars à la banque pour lui acheter une guitare Kent à l'âge de quinze ans. Springsteen est devenu un de ces jeunes qui s'évadent grâce à une obsession. Il croyait, comme il le chante dans No Surrender, qu'"On en a plus appris grâce à un disque de trois minutes, qu'on en a jamais appris en classe". A Sainte Rose de Lima, l'école Catholique de Freehold, il était un raté, méprisé par les sœurs. La mode, les enfants littéraires en étaient éloignés. ("Je ne trainais avec personne qui parlait de William Burroughs", a-t-il dit à Dave Marsh son premier biographe). Après le bac, Springsteen a assisté à des cours à l'université de Ocean County, où il a commencé à lire des romans et à écrire des poèmes, mais il a abandonné après qu'un administrateur nerveux, se méfiant des hippies et autres indésirables, ait clairement expliqué à Springsteen que certains s'étaient plaints qu'il était "bizarre". "Rappelez-vous que nous n'avons pas choisi cette vie parce que nous étions courageux ou brillants", a dit Van Zandt. "Nous étions les derniers. N'importe qui avec le choix de faire autre chose - être dentiste, avoir un vrai boulot, peu importe - il le faisait !".

The New Yorker, 30 juillet 2012
L'endroit où Springsteen est allé chercher son avenir était juste à quelques kilomètres en voiture à l'est de Freehold - la scène musicale d'Asbury Park. Dans les années 60 et 70, il y avait des douzaines de groupes qui jouaient dans les bars le long de la promenade en bois. Asbury Park est devenu le Liverpool de Springsteen, son Tupelo, son Hibbing (5).

Par un après-midi de printemps, je me trouve devant le club le plus célèbre d'Asbury Park, le Stone Pony et j’attends un batteur vieillissant nommé Vini (Mad Dog) Lopez, l'homme le plus malchanceux dans la saga E Street. Lopez a été viré du groupe de Springsteen juste avant qu'ils ne deviennent célèbres. Les membres du groupe sont peut-être des salariés, mais ils sont  extrêmement bien payés et valent chacun des millions de dollars. Le batteur qui a réussi à s'imposer sur le long terme, Max Weinberg, possède des maisons dans la campagne du New Jersey et en Toscane. Lopez travaille en tant que caddy. Les week-ends, il joue dans un groupe appelé License to Chill. La mascotte du groupe est Tippy Banana. "Nous sommes en bas de la chaîne alimentaire," Lopez me dit. "Nous aimons dire que nous sommes exclusifs, mais peu coûteux".

Lopez s'arrête devant le Stone Pony dans une vieille Saturne. Il sort avec difficulté de sa voiture, comme s'il sortait d'une capsule spatiale après un voyage interplanétaire. Il regarde du coin de l'œil la lumière de l'océan et s'avance vers moi en boitant. Il a eu un accident de voiture en rentrant d'un concert en hommage à Clarence Clemons. Son genou a été touché, ainsi que son dos. Quelqu'un a aussi laissé tomber un ampli sur son pied lors d'un concert il y a deux ou trois soirs. "Ce qui n'aide pas", dit-il.

Nous marchons le long de la promenade en bois pendant quelque temps et nous nous installons pour déjeuner. En chemin, et au cours du déjeuner, des gens l'arrêtent pour dire bonjour, obtenir un autographe.

En 1969, Lopez a invité Springsteen à faire un jam dans un club, appelé The Upstage, situé au-dessus d'un magasin de chaussures à Asbury Park. Finalement, Springsteen et Lopez ont formé un groupe appelé Child, qu'ils ont vite rebaptisé Steel Mill. Il y avait Lopez à la batterie, Danny Federici à l'orgue et à l'accordéon, et Steve Van Zandt à la basse. Les garçons ont habité pendant quelques temps dans une usine de planches de surf dirigée par leur manager. "Bruce habitait dans la réception, et Danny et moi avions des canapés dans les salles de bains," dit Lopez. Ils se faisaient autour de cinquante dollars par semaine. Certains membres de la bande avaient des boulots manuels pour joindre les deux bouts : Van Zandt travaillait dans le bâtiment, Lopez faisait des heures sur un chantier naval et sur des bateaux de pêche commerciaux. Springsteen s'y refusait. Le futur clairon de la classe ouvrière n'a jamais vraiment travaillé.

Lopez boit une grande gorgée de son Bloody Mary et regarde fixement l'océan, où un surfer s'est heurté à une vague et est tombé. Springsteen lui envoie toujours des royalties supplémentaires pour les deux premiers albums - "Il le fait par bonté de cœur", dit Lopez - mais ce n'est pas assez pour en vivre". 

Le Springsteen que Lopez décrit était un jeune homme d'une rare ambition qui avait aussi, par moments, besoin de s'isoler. Même s'il y avait toutes ces filles autour, toutes ces parties de Monopoly nocturnes et ces marathons au flipper, Springsteen n'était pas facilement distrait. "Bruce venait à une fête où les gens faisaient toutes sortes de choses et lui jouait juste de sa guitare", dit Lopez.

Pour Van Zandt, cette intensité était un leurre. Il reconnaît chez Springsteen une énergie à vouloir créer des chansons originales. À cette époque-là, dit-il, on vous jugeait par votre faculté à reprendre les chansons entendues à la radio et à les jouer, à l’accord et à la note près: "Bruce n'a jamais été doué pour ça. Il avait une oreille bizarre. Il entendait des accords différents, mais il n'arrivait jamais à entendre les accords exacts. Quand vous avez cette capacité ou cette incapacité, vous devenez immédiatement plus original. Et à la longue, vous savez quoi : à la longue, l'originalité paye".

Asbury Park, en dépit de tous ses groupes de bar flamboyants et de bonimenteurs sur la promenade en bois, n'a pas échappé aux événements de l'époque. Le week-end du 4 juillet 1970, des émeutes raciales ont éclaté. Les jeunes noirs de la ville étaient particulièrement en colère que la plupart des jobs d'été, dans les restaurants et les magasins le long du bord de mer, aillent aux enfants blancs. Springsteen et les membres de son groupe ont regardé les flammes sur Springwood Avenue depuis un château d'eau près de l'usine de planches de surf qui leur servait de maison. Néanmoins, le groupe de Bruce est resté quasiment apolitique. "Les émeutes signifiaient juste que certains clubs n'ouvraient pas et que d'autres ouvraient", dit Van Zandt.

Après la dissolution de Steel Mill, Springsteen a imaginé un truc temporaire rigolo: Dr Zoom & the Sonic Boom, une sorte de groupe de carnaval qui, tel l'Arche de Noé, avait deux membres pour chaque instrument - guitaristes, batteurs, chanteurs - plus Garry Tallent au tuba, une majorette, et deux types de l'Upstage qui jouaient au Monopoly sur scène. Puis Springsteen est devenu sérieux. Il a formé son propre groupe. Il l'a appelé le Bruce Springsteen Band.


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