Bruce Springsteen
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Rolling Stone, 22 août 2002

L'évangile américain de Bruce Springsteen



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Rolling Stone, 22 août 2002
En 1982, dans une maison située à environ dix minutes de sa ferme, Springsteen a enregistré Nebraska, une collection acoustique de murder ballads et de fantômes conjurés qui, jusqu'à ce jour, semble hanté et intemporel - un album entier équivalent à la version d'Elvis de Blue Moon ou au I'll Never Get Out Of This World Alive de Hank Wiliams. Springsteen, bien sûr, a enchaîné Nebraska avec Born In The U.S.A. en 1984, qui a tout changé. A l'opposé de son prédécesseur qui avait été sinistre et insulaire, l'album était un hymne destiné à remplir les salles. Il s'est vendu à plus de 10 millions d'exemplaires, a produit 7 tubes et a propulsé Springsteen tout en haut du panthéon des pop stars des années 80, en faisant un représentant des cols bleus fans de rock, à côté de stars telles que Michael Jackson et Madonna. "J'ai toujours été insatisfait de cet album", dit Springsteen aujourd'hui. "C'est celui sur lequel j'ai vraiment galéré et je n'ai jamais eu le sentiment d'avoir eu tout juste. Mais votre propre combat dans ce domaine ne ressemble vraiment pas à la façon dont une chose est reçue, ou à la façon dont vos fans l'entendent".

En dépit, ou peut-être à cause, du poids-lourd qu'est Born In The U.S.A., Springsteen semblait être devenu de moins en moins pertinent dans cette culture de masse. Avec la popularité croissante du rock alternatif et du hip-hop, il y avait quelque chose chez Springsteen qui l'ancrait dans l'ère Reagan. Et lui-même a commencé à se soustraire aux feux de la rampe. Il s'est séparé du E Street Band en 1990. Les albums rock qui ont suivi (Lucky Town et Human Touch, sortis en 1992) n'ont pas recueilli le succès, ni critique, ni commercial, de ses efforts précédents. En 1995, Springsteen s'est fait pousser une moustache et a sorti Tom Joad, un album solo dans le style Nebraska, qui traitait de la situation critique des travailleurs immigrés et d'autres personnages marginalisés. C'était comme si, pour atténuer le fait d'avoir fourni par accident la bande-son de la révolution Reagan, Springsteen avait tourné le dos au rock FM pour réapparaître en une sorte de Dylan à l'envers: débranchant sa guitare et se transformant en un chanteur-folk-activiste.

C'était autour de cette période, admet Springsteen, qu'il se demandait s'il n'avait pas perdu ce qu'il appelle sa "voix rock".

Nous sommes assis dans le salon d'une maison, aux nombreux recoins, de style colonial, où il écrit et enregistre parfois. (Certaines personnes ont une salle de travail, mais si vous êtes Bruce Springsteen, vous avez une maison entière pour travailler. La maison familiale est située dans une autre partie du domaine). Sur la table basse entre nous, il y a une pile de livres (Ireland de Dorothea Lange, un livre de photos rock de Danny Clinch), un vase avec des tournesols fraîchement cueillis et un cowboy souriant en porcelaine. Sinon, la pièce est décorée d'antiquités traditionnelles américaines de bon goût. Springsteen est assis sur une chaise en bois qui ne paraît pas très confortable - les jambes étendues, les talons resserrés, les bras sur les accoudoirs. Il rit fort et souvent, même si quand il parle, il ne vous regarde que très rarement, contemplant plutôt l'espace autour de lui pendant qu'il forme ses mots.

Springsteen a senti qu'il a commencé à retrouver sa voix rock pendant les répétitions avec son groupe à Asbury Park, quand il a écrit une nouvelle chanson, Land Of Hope And Dreams. "C'étaient nos tous derniers jours ici", se rappelle Springsteen, "et je me suis simplement senti bien d'avoir le groupe autour de moi. Je pense différemment quand je suis avec eux, j'écris différemment. Nous sommes une unité sociale qui a fonctionné, vous savez ? Imaginez sept, huit, neuf personnes avec qui vous êtes allé au lycée; imaginez que vous avez 52 ans et que vous travaillez avec exactement le même groupe de personnes. C'est très, très rare. Je n'aurais jamais écrit une chanson comme Land Of Hope And Dreams pour le disque Tom Joad. Je n'aurais jamais utilisé ce titre. J'aurais pensé que c'était trop large, que c'était un cliché. Mais avec le groupe - c'est un grand titre, mais ce que nous allons en faire, je pense que nous pouvons remplir cette chanson, avec ce groupe de personnes, dans ces circonstances".

Land Of Hope And Dreams et une autre chanson, American Skin (41 Shots) - cette dernière inspirée par la mort d'un immigré africain, Amadou Diallo, abattu par des officiers de police new-yorkais alors qu'il n'était pas armé - ont fait leur apparition pendant la tournée et sur l'album live qui a suivi. A ce stade-là, Springsteen savait qu'il voulait enregistrer un album avec le groupe. Mais le contexte a de nouveau changé après le 11 septembre. Dans les heures et jours qui ont suivi l'attentat, Springsteen, comme beaucoup d'américains, est resté collé à son écran de télévision. Le tout premier jour, il est allé en voiture sur un pont à côté de chez lui, un pont duquel on avait une vue parfaite sur les tours jumelles. Ses enfants voulaient savoir si un avion pouvait s'écraser sur leur école. Il a emmené sa famille à l'église, ce qu'il fait rarement d'habitude. "Nous étions là avec tous ceux qui voulaient y aller, l'église était bondée", dit-il. "Mais j'ai trouvé que cette expérience avait une grand valeur. Les gens voulaient simplement être avec d'autres personnes qui abordaient les questions de foi, et d'espoir, et d'amour".

Springsteen ne se rappelle pas avoir écouté beaucoup de musique dans les jours qui ont suivi - même si, comme c'est souvent le cas dans sa vie, il a trouvé refuge dans la sienne. "Oui, j'ai pris une guitare", dit-il. "C'est ma bouée de sauvetage. Quand j'entre dans une chambre d'hôtel inconnue, jusqu'à ce jour, la première chose que je fais est de sortir la guitare de l'étui et je joue pendant cinq ou dix minutes. Puis j'ai l'impression que l'endroit est à moi. Donc, oui. Directement à la guitare".

Le travail à faire s'est précisé quand on a demandé à Springsteen de jouer en premier à un téléthon qui a eu lieu dix jours plus tard afin de collecter de l'argent pour le September 11th Fund. Il a rapidement écrit deux chansons, Into The Fire et You're Missing, mais aucune n'était assez finie pour être jouée - donc à la place, Jon Landau, le manager de longue date de Springsteen et l'un de ses meilleurs amis, lui suggéra de jouer My City Of Ruins, une chanson qu'il avait composée et jouée à un concert de Noël un an auparavant.

Springsteen l'appelle "une sorte de prière" pour Asbury Park, sa ville natale adoptive, qui a traversé une longue période de difficultés économiques. Les premiers vers commencent ainsi: "Il y a un cercle rouge sang sur le sol froid et sombre / Et la pluie tombe / La porte de l'église est grande ouverte, j'entends l'orgue jouer / Mais les fidèles sont partis".

"Après cette performance", dit Springsteen, "quand je m'asseyais pour écrire une chanson, tout ce que j'écrivais restait dans ce contexte émotionnel. La musique doit être physique, et on doit trouver en elle pas mal de lumière. Et je dois trouver cette lumière d'une façon sincère. En passant par l'obscurité, vous comprenez ?".


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