Bruce Springsteen
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Rolling Stone, 22 août 2002

L'évangile américain de Bruce Springsteen



Cherchant la lumière dans l'obscurité du 11 septembre, Springsteen est monté dans la chaire du rock'n'roll avec The Rising.

par Mark Binelli

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Rolling Stone, 22 août 2002
Il y a un panneau sur la route menant à la maison de Bruce Springsteen qui dit: interdit de jeter des armes à feu. Springsteen vit dans une ferme de 160 hectares dans le comté de Monmouth, New Jersey, à environ une heure de Manhattan, avec sa femme, Patti Scialfa, choriste dans le E Street Band, et leurs trois enfants, Evan, 13 ans, Jessica, 11 ans et Sam, 8 ans. L'ancien propriétaire de cette ferme, un peintre, aimait beaucoup ce paysage luxuriant et a su repousser les promoteurs immobiliers. Puis, pendant un temps, il a été question d'en faire un terrain de golf avant que Springsteen ne l'achète, il y a huit ans. "Nous avons eu de la chance", dit-il, debout au milieu d'un champs et regardant ses terres. "Je ne peux pas imaginer aucun autre endroit où je voudrais être".

Springsteen marche en boitant légèrement - des années à sauter sur scène laissent des traces - mais il le porte bien, ou du moins son personnage le porte bien, cette façon de marcher tel un cow-boy rappelle un personnage d'un des westerns de John Ford qu'il aime tant. Sinon, à 52 ans, il est remarquablement en forme. Ses bras, en particulier, lui donnent une allure imposante. Aujourd'hui, il porte des vêtements presqu'à la mode - ou du moins à la mode pour quelqu'un qui normalement se fait photographier en jean et chemise en flanelle. Il porte un pantalon gris et un blouson, tous deux de marque G-Star, des bottes noires éraflées et un débardeur en mailles orange. Il porte une alliance en argent et de petits anneaux à chaque oreille - trois à l'oreille gauche - et une barbe de plusieurs jours, plus près de la moustache que de la barbe. Son visage est bronzé; ses cheveux sont clairsemés, mais seuls ses favoris sont grisonnants. Autour de son cou, il a une chaîne en argent au bout de laquelle pend une grande croix arborée de trois petits cœurs en argent. Springsteen n'est pas sûr de son débardeur, seulement parce qu'il doit se faire photographier plus tard dans l'après-midi. "On ne m'a jamais photographié portant du orange avant", dit-il. "Je suis si ennuyeux. Je ne veux pas tuer cet ennui vestimentaire que je cultive depuis des années". 

C'est une belle journée et Springsteen est de très bonne humeur. Voudrions-nous entendre une blague ? Bien sûr. ("Pourquoi la plupart des hommes donnent-ils un nom à leurs parties intimes ? Parce qu'ils ne veulent pas qu'un inconnu prenne 90 % de leurs décisions") Son nouveau rapper préféré est Ludacris. Il aime regarder le guitariste du E Street Band, Steve Van Zandt, jouer le sage Silvio Dante dans Les Sopranos, même si Big Pussy (un personnage de la série, ndt) (qui, pour l'anecdote, a rejoint une fois Springsteen sur scène. Springsteen dit qu'il avait une bonne voix) lui manque.

On entend soudain un cri fort et désagréable non loin de là. "Nous avons des paons", dit Springsteen, montrant une cabane tout près. "Ce sont de très bons animaux de garde. Ils se mettent sur le toit de la maison, et dès que quelqu'un approche à 150 mètres, ils poussent des cris". Springsteen a aussi des chevaux; il se rappelle de l'un de ses premiers, qui désarçonnait Springsteen à chaque fois qu'un écureuil ou un lapin croisait son chemin.

Ces derniers mois, l'effort pastoral le plus prenant en temps pour Springsteen a été de convertir sa ferme au biologique. Comme il l'explique, c'est un processus de cinq ans pendant lequel des inspecteurs viennent tester régulièrement le sol pour détecter la présence de produits chimiques. Pour le moment, Springsteen ne fait pousser que des fleurs sauvages, qui seront par la suite re-mélangées à la terre dans le but de la purger.

Rolling Stone, 22 août 2002
Et ainsi va la vie de Bruce Springsteen, après cinq décennies. Il surveille son domaine. Emmène ses enfants à la plage sur les côtes du New Jersey. Va faire des ballades dans sa Corvette bleue vintage. Est écœuré quand il lit le journal - plus récemment à cause des histoires de malversations de certaines entreprises et l'attitude de laisser-aller du gouvernement actuel. Plus important, Springsteen se remet à faire de la musique rock - et il n'en avait plus fait depuis un bail. Son dernier album studio, The Ghost Of Tom Joad en 1995, a reçu un Grammy dans la catégorie meilleur album folk contemporain. Sur le nouvel album, The Rising, Springsteen n'est pas un troubadour solitaire, mais Springsteen reforme, finalement et complètement, le E Street Band. Le groupe s'était reformé avant Tom Joad afin d'enregistrer trois nouvelles chansons pour l'album Greatest Hits de 1995, et il s'était embarqué dans une tournée triomphale pour célébrer leur retour quatre ans plus tard, mais The Rising est le premier album avec le groupe au complet depuis Born In The U.S.A. en 1984.

Élément également important, The Rising est le tout premier album de Springsteen a être produit par un outsider. Le camp de Springsteen au fil des ans a été l'un des plus étroitement soudés dans le monde du rock. Commençant avec son premier album, Greetings From Asbury Park, NJ de 1973, Springsteen a toujours participé à la production de chacun de ses albums. Ses seuls collaborateurs en matière de production ont été des gens très proches de lui, tels que son manager, Jon Landau, Van Zandt et Chuck Plotkin. Ce sont des perfectionnistes notoires. Le temps qu'il leur faut pour faire un album peut devenir épique, jusqu'à trois ans; aussi épiques que les conversations entre Springsteen et Landau sur les nuances d'une simple prise. Mais pour The Rising, Springsteen a passé la main au producteur d'Atlanta Brendan O'Brien, qui a produit des albums pour Pearl Jam et Rage Against The Machine. Le nouvel album a été bouclé en sept semaines et demie.

The Rising est en grande partie la réaction de Springsteen au drame du 11 septembre. Et même s'il possède ses moments sombres - la chanson la plus dévastatrice de l'album est, en fait, le titre solo de Springsteen, Paradise - The Rising est aussi expansif et réjouissant que les meilleures œuvres de Springsteen avec le E Street Band, mettant notamment l'accent sur les racines gospel du groupe. Au lieu de murmurer par-dessus une guitare acoustique, Springsteen nous amène à la rivière et se demande si quelqu'un peut dire amen. Le titre qui a donné son nom à l'album, et le premier single, résume l'atmosphère de beaucoup des quatorze autres titres. L'histoire est apparemment racontée du point de vue d'un pompier de New York entrant dans l'une des tours en feu. Cependant, comme sur beaucoup de chansons de The Rising, Springsteen prend un virage inattendu, en paroles et musique, passant d'un premier vers sombre - "Je ne vois rien devant moi / Je ne vois rien arriver derrière moi" - à un refrain sacré, invitant à frapper dans les mains, tandis que l'image littérale d'un homme montant les escaliers enfumés fusionne avec une image religieuse de l'Ascension.

Tout comme l'album dans son entier, la chanson utilise les événements du 11 septembre comme un tremplin métaphorique. Des images d'ascension - la montée de la fumée, la montée des esprits, la montée des eaux, même (oui) une montée d'ordre sexuel - apparaissent dans plusieurs chansons, servant de formidable contrepoint à cette autre image, gravée dans notre conscience collective, montrée sans fin sur toutes les chaînes de télévision, celle de  la chute, de l'effondrement.

Springsteen reconnaît l'élément gospel de l'album, et pour mieux l'illustrer, évoque Into the Fire, qui est en fait la première chanson qu'il a écrite après le 11-septembre - il a commencé à y travailler quelques jours après l'attentat. Elle parle de choses similaires au titre principal de l'album, et possède aussi un refrain qui fait office de prière: "Que ta force nous donne de la force / Que ton espoir nous donne de l'espoir...".

"Quand nous avons enregistré cette chanson", dit Springsteen, "tout s'est mis en place immédiatement, parce que ce que vous avez sur cette chanson, le premier couplet, c'est du blues". Il se met à chanter. Sa voix est douce et rauque, avec ce même ton nasillard qu'il a sur la version enregistrée: "Le ciel tombait et était strié de sang / Je t'ai entendu m'appeler". Il explique, "C'est du country-blues. Je double ma voix autour d'une guitare douze cordes, donc quand vous entendez le début, vous entendez un esprit surgit du passé. Des mandolines. Des violons des Appalaches". Il se remet à chanter: "Puis tu as disparu dans la poussière, en haut des escaliers... puis", continue Springsteen, "quand le refrain arrive, c'est du gospel. L'orgue entre. C'est à cet endroit que le truc se soulève et donne du sens au premier vers et, j'espère, essaye de donner du sens à l'expérience elle-même. Et mes meilleures chansons sont composées de ces deux éléments, le blues et le gospel. C'est ce que mon groupe, et mon écriture pour le groupe, ont toujours été. Sur un album comme Nebraska, vous pouvez entendre ce truc de blues, mais avec le groupe, c'est comme l'église du dimanche. Nous allons vous crier cette chose, en pleine figure, et essayer de vous faire quitter votre siège. Et il y avait les éléments essentiels de ce que je fais avec le groupe, dès les premières trente secondes de l'enregistrement de cet album. Quand la batterie entre en scène sur Into The Fire, le rythme redescend, et l'ensemble s'immobilise au sol, dans la terre, et commence à lutter, vous comprenez ? Le gospel et le blues". Springsteen éclate de rire. "C'est à cet endroit que la lutte commence. Et c'est tout ce que nous faisons, en tant que groupe. C'est la seule chose pour laquelle nous sommes faits. C'est le service que nous offrons".


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