Bruce Springsteen
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Rolling Stone, 05 mai 1988

La Vision du Tunnel de Bruce Springsteen



Rolling Stone, 05 mai 1988
IL Y A UN PIANO A QUEUE STEINWAY DANS LE SALON et un étui de guitare près du canapé, mais la musique dans la suite de l’hôtel chic de Bruce Springsteen provient d’un petit magnétophone jouant une cassette de blues de Chicago. C’est bientôt l’heure d’un nouveau soundcheck, et les restes du dernier repas de Springsteen traînent sur la table de sa salle à manger: une boite de Shredded Wheat, un bol de céréales contenant un reste de fraises et de lait. Vingt-cinq étages, un ascenseur privé, deux réceptionnistes et deux gardes de la sécurité, loin des fans attendant à l’extérieur du Ritz-Carlton d’Atlanta. Springsteen est assis dans un fauteuil, il porte un jean, une chemise blanche à rayures et des bottes de cow-boy au bout argenté, il tient un milkshake au chocolat et parle de sa carrière.

Pour certains, Tunnel Of Love est une décision idiote: un album de ballades intimes de la part d’un type qui s’est imposé avec un albums de chansons rock. Cette tournée n’est pas le poids-lourd qu’était la précédente et l’album s’est considérablement moins bien vendu que Born In The USA - bien que Springsteen le préfère clairement à son disque précédent, qu’il désigne simplement comme un “disque rock”. Il déclare, “Je n’ai jamais senti qu’il était complètement abouti, même si Born In The USA et My Hometown lui donnaient un cachet plus thématique que ce qu’il était en réalité”. Le héros du rock immensément populaire ne serait-il maintenant qu’un type de plus, avec un album dans le Top 20 et une tournée dans les salles locales ?

Je n’ai pas vraiment envie de faire un disque qui se vende à des millions d’exemplaires” dit-il. “Je veux dire par là que j’ai eu du plaisir avec Born In The USA, et il m’a apporté un nouveau public, certains laisseront tomber et d’autres resteront jusqu’à la fin du spectacle. Je ne considère pas Tunnel Of Love comme un disque mineur, mais je suppose qu’il ne vous atteint pas et ne vous attrape pas par la gorge et ne vous fouette pas comme Born In The USA".

Je ne serais pas gêné d’avoir un autre énorme disque comme celui-là. Mais mon souci principal est d’écrire cette nouvelle chanson, avec cette nouvelle idée, cette nouvelle perspective. Pour moi, c’est là l’essence de mon travail”. Il glousse. “Mais il faut également faire danser les gens. C’est aussi mon travail. C’est donc pour cette raison que vous voulez écrire une chanson rythmée”.

Mais à présent, le moment le plus émouvant de son spectacle est peut-être bien la chanson rythmée qui a été ralentit, la chanson qui parlait de fuite et qui est devenue une chanson sur le foyer. ''Je voulais séparer Born To Run de toutes les versions qui nous avions faites précédemment”, dit Springsteen. “Je ne voulais pas m’y plonger comme dans un vieil hymne ou autre et je voulais offrir aux gens l’occasion de revisiter la chanson. Et à moi-même aussi”. Il sourit. “Je pense que dans cette chanson, j’ai posé toutes les questions auxquelles j’essaie de répondre depuis l’âge de 24 ans. J’étais jeune et c’étaient les choses que je voulais savoir. Et quinze ans plus tard, vous comprenez beaucoup mieux ce que sont ces choses, et ce qu’elles coûtent, et leur importance. Et je suppose que lorsque je joue cette chanson maintenant, j’imagine que vous ressentez certaines de ces choses”.

Je me suis vraiment posé ces questions à cet âge-là, et j’ai vraiment fait, sincèrement je pense, le maximum pour trouver des réponses. La façon de garder foi en son public n’est pas de signer des autographes; il faut garder foi en cette quête initiale que vous avez déterminée. Je suppose que ce spectacle est un – ce n’est pas une réponse à toutes les questions, en aucune façon, mais c’est ce que j’ai appris et ce que je sais”.

Mais Bruce Springsteen, rockstar multi-millionaire dans sa suite de luxe peut-il rester proche de son public, alors que des politiciens et les publicités à la télévision se sont appropriés ses images ? Après tout, Springsteen aurait pu ajouter Backstreets à son set, après qu’un fan lui a envoyé une lettre expliquant l’importance de cette chanson pour lui et ses amis - mais lorsqu’il raconte cette histoire, même Bruce est étonné que le fan ait réussi à franchir la sécurité et à acheminer la lettre jusqu’à sa chambre d’hôtel.

D’une certaine façon”, dit-il en bégayant, “il n’y a pas beaucoup de différence. Je sors toujours, je rencontre des gens. Avec l’ampleur de la chose, la manière de réagir est de devenir plus intime avec votre travail. Je suppose que c’est la raison pour laquelle, après Born In The USA, j’ai fait ce disque intimiste. J’ai fait un disque qui, d’une certaine façon, s’adressait vraiment au noyau dur de mon public, mes fans de toujours”.

Il fronce les sourcils. “L'ampleur est un piège, c’est dangereux. Vous pouvez simplement devenir une pure icône, ou vous pouvez simplement devenir un test de Rorscharch (2) sur lequel les gens projettent leurs propres impressions, ce que vous êtes toujours de toute façon, dans une certaine mesure. Avec cette ampleur, et l’appropriation de vos images et de vos attitudes – vous savez, vous vous réveillez et vous êtes une publicité pour une voiture ou pour autre chose. Et je pense que la manière dont l'artiste gère ça, est simplement de la réinvention. Il faut constamment réinventer, et c’est un long voyage, c’est une longue route”.

Si à un moment donné, ses relations avec son public avaient dû changer, ajoute-t-il, cela aurait été pendant la fureur de Born To Run en 1975 - les couvertures de Time et de Newsweek, les prestations dans des salles plutôt que dans des clubs, le poids d’être le produit publicitaire d’une compagnie de disques - plutôt que lors de l’explosion de Born In The USA dix ans plus tard.

Évidemment, l’expérience de Born In The USA a eu ses moments effrayants”, dit-il. “Mais j’avais une perception vraiment solide de moi-même à l’âge de 35 ans. A 25, je pensais que j’allais disparaître… Et puis, quand j’avais 25 ans, j’ai travaillé continuellement, simplement parce que je n’avais rien d’autre dans ma vie. Je pense qu’à ce stade de ma vie, je suis arrivé au point où je veux une vraie vie, et c’est quelque chose que vous devez construire tout seul, de vous-même. Et J’ai eu de la chance: la plupart de mes fans, la plupart des gens que je rencontre me souhaitent de réussir. Et puis vous rencontrez d’autres personnes pour qui - votre vraie vie est une intrusion dans leur fantasme, et elles n'aiment pas ça”.

Il rit bruyamment. “Mais, eh, ce n’est pas mon problème. Alors de toute façon, en chemin, je rencontre probablement un peu moins de fans qu’avant, mais en dehors de quelques détails, je pense que mes sentiments fondamentaux et mon attitude envers mon public n’ont pas vraiment changé. Je crois que je me sens encore fondamentalement un des leurs".

Et c’est pourquoi, semble-t-il, le nouveau Bruce Springsteen sort encore la grosse artillerie à la fin de la soirée, c’est pour cette raison que le gars qui refuse de jouer Badlands et Thunder Road et Jungleland finit chaque spectacle avec Rosalita et le Detroit Medley, qui dure une demi-heure.

C’est toute l’astuce du spectacle”, dit-il. “La chanson la plus importante, vraiment, c'est Devil With A Blue Dress”. Il éclate de rire, savourant l’apparente bêtise de cette idée. “Parce que le spectacle s’intensifie au moment où les lumières s’allument. Les lumières s’allument, et la scène glisse jusqu’à se fondre avec le public et le public s’avance, et c’est ça l’évènement. Vous penseriez que la fin du spectacle n’est qu’excitation, mais ce n’est pas le cas. Il s’agit d’émotion. Parce que c’est lorsque les gens sont les plus visibles qu’ils sont les plus vulnérables, les plus libres”.

C’est à ce moment-là que les choses prennent une certaine perspective. Vous regardez devant vous, loin devant vous, et vous voyez un gars, et il vous fait un signe de la main, et vous lui répondez - et bizarrement, vous savez que c’est le but de toute la soirée. Et ce qui fait que c’est bien plus qu’un simple exercice physique, c’est le reste du spectacle qui résonne derrière et qui donne à ces chansons, qui semblent être balancées au hasard, un sens émotionnel et une vie émotionnelle. Et bizarrement, malgré tout ce que j’aborde dans mes chansons pendant le reste de la soirée, je ne suis pas sûr de dire quoi que ce soit de plus important qu’à cet instant particulier”.

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NOTES

(1) La (guitare) slide recouvre l'ensemble des manières qui consiste à glisser un objet sur les cordes de la guitare. Cette technique, généralement associée au blues, est jouée à l'aide d'un bottleneck (goulot).

(2) Le test de Rorschach (décrit par le psychiatre et psychanalyste Hermann Rorschach en 1921) est à la base de la psychologie projective et consiste en une série de taches symétriques, proposées à la libre interprétation du sujet. Les réponses fournissent matière à l'étude de sa personnalité.

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Photographies Annie Leibovitz

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