Bruce Springsteen
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Rolling Stone, 05 mai 1988

La Vision du Tunnel de Bruce Springsteen



Rolling Stone, 05 mai 1988
"QUAND NOUS AVONS JOUÉ CE PREMIER SET EN RÉPÉTITION", dit Springsteen, “J’ai dit, 'Ouais, c’est bon'''. Assis dans la pénombre de sa loge à Atlanta, il baisse la voix qui n’est plus qu’un murmure guttural. ''Ça me semblait vraiment nouveau, vraiment moderne. J’imagine que quelques personnes auront un peu plus de mal avec ça". Il rompt le charme d’un rire bruyant et rauque. ''Mais c’est normal''.

Il est un petit peu plus d’une heure du matin, et le reste du E Street Band est parti. Il n’y a personne dans les loges de l’Omni nommées Cuivres, Patti, Groupe et Mokshagun (le nom donné à Clarence par son gourou, Sri Chinmoy, dont le portrait encadré est posé à côté d’une bougie allumée dans la loge de Clarence). La tournée de Springsteen est sobre, calme et organisée avec précision; s’il n’y avait pas un autre concert demain, ils seraient déjà dans l’avion en direction de la prochaine ville ou en direction du New Jersey pour un jour ou deux.

Maintenant, Springsteen est assis dans un gros fauteuil rembourré, vêtu d’un pantalon noir, d’une chemise noire, d’une veste en cuir noir et de bottes de cow-boy noires au bout argenté qu’il porte sur scène; il a une alliance en or à la main gauche et un diamant à l’oreille gauche. Il boit une Heineken très lentement et prend de temps en temps un bretzel dans le petit bol posé sur sa table basse. Derrière lui, un chauffage d’appoint rougeoyant est allumé. La pièce est austère: un rideau devant la porte, une table de massage pliante, une table présentant un buffet léger, avec de la nourriture et des boissons.

Bien qu’il n’ait pas l’air fatigué, Springsteen parle lentement, luttant contre son envie de sortir du sujet de la discussion. La plupart du temps, il est sérieux et philosophe, bien que l’énorme rire sifflant et nerveux avec lequel il interrompt constamment, aussi bien ses blagues que ses commentaires instructifs et profonds, suggère qu’il ne se prend pas trop au sérieux.

''L’idée pour la tournée'', dit-il, ''c’est que vous ne saviez pas quelle chanson allait suivre. Et pour le faire, il faut simplement se débarrasser de ses repères, le truc qui n’est pas devenu un rituel incontournable lors de la tournée Born In The U.S.A., mais qui le deviendrait si nous le faisions maintenant. L'idée nous aurait un peu fait pousser les mêmes boutons, vous comprenez ?''. Springsteen et le groupe ont fait plus de répétitions pour cette tournée que pour toutes les précédentes tournées réunies. En cours de route, des chansons ont été abandonnées, alors que Springsteen trouvait que ses thèmes et certains refrains ''avaient perdu leur signification émotionnelle''. La dernière chanson éliminée était Darlington County qui avait été ajoutée pour éclairer un set qu’il a finalement décidé ne pas vouloir éclairer.

''Ce sentiment de peur - mec, il est partout”, dit-il, fixant du regard le mur de sa loge. ''Il est dehors, dedans, dans la chambre, dans la rue. Le principal était de montrer des gens luttant pour cette idée d’avoir un foyer: des gens chassés de leur foyer, des gens cherchant leur foyer, des gens essayant de construire leur foyer, des gens cherchant un abri, du réconfort, de la tendresse, un peu de gentillesse quelque part''.

Springsteen ne change pas beaucoup le spectacle soir après soir, car il sent qu’il est ''ciblé et spécifique”. Au cœur de celui-ci, il y a des échos de sa lutte, quand il a commencé à vivre le rêve du rock’n’roll qui l’avait animé depuis qu’il était un adolescent, grandissant près de la côte du New Jersey. ''Je pense que vous arrivez à un point où vos anciennes réponses et vos anciens rêves ne fonctionnent plus vraiment", dit-il, "alors, vous devez passer à autre chose. Pour moi, il y a eu ce moment précis où j’ai du abandonné mes vieux rêves parce que je les avais dépassés. Je suppose qu’à un moment précis, je me suis senti assez vide''.

Pour Springsteen, ce moment précis est arrivé après le succès du double-album The River, quand il enregistra les chansons folk austères et hantées qui composaient son album Nebraska , sorti en 1982. ''Je suppose que c’est de là que vient une partie de ce disque", dit-il. "J’ai fait un petit voyage à travers le pays, car je me sentais seul”. Il s’arrête. “Vous commencez alors à faire quelques pas vers les autres. C’est là où vous devez aller. Et vous arrivez à un point où quelqu’un vous dit, 'Je peux te montrer ces autres choses, mais il faut que tu me fasses confiance'”.

Cette personne était Julianne Philips, une actrice-mannequin qu’il a rencontrée en 1984 à Los Angeles et épousée au mois de mai suivant. Les chansons qui suivirent, les chansons de l’album Tunnel Of Love, se concentrent sur les dangers des histoires d’amour d’adultes et sur l’engagement. “Je voulais écrire des chansons romantiques différentes, qui englobent les différentes expériences émotionnelles de n’importe quelle relation, quand vous vous engagez vraiment avec cette autre personne et que vous n'êtes pas dans un fantasme romantique narcissique, ni dans une forme d’intoxication ou autre chose”.

Jusque-là, dans ma vie, je ne m’étais pas autorisé à me trouver dans une situation où j’aurais pu moi-même avoir une raison pour réfléchir à ces choses-là. Quand j’avais entre 20 et 30 ans, je l’évitais délibérément”. Il rit en en parlant. “Je me disais, 'J’ai assez de choses à faire, je ne suis pas prêt pour ça, je n’écris pas des chansons sur le mariage'. Mais quand ce disque-là est sorti, j’ai voulu faire un disque sur ce que je ressentais, sur le fait de faire entrer véritablement une autre personne dans votre vie et d’essayer de faire partie de la vie de quelqu’un d’autre. C’est effrayant, c’est quelque chose qui est toujours rempli d’ombres et de doutes et aussi de choses merveilleuses et de belles choses”.

Il rit encore. “C’est difficile, parce qu'il y a une partie de vous qui veut de la stabilité et le foyer, et il y a une partie de vous qui n’en est pas si sure. C’était l’idée du disque, et il a fallu que je change vraiment pour arriver à un point où je puisse écrire sur ce sujet. Je n’aurais pu écrire aucune de ces chansons à aucun autre moment de ma carrière. Je n’aurais pas eu la connaissance ou l’idée ou l’expérience pour le faire”.

Et pense-t-il avoir trouver le foyer dont il parle sur scène dans ses chansons ? “Parfois oui, vraiment”, dit-il à voix basse. “Je ne crois pas que vous trouvez quelque chose et que, voilà, c’est la fin de l’histoire. Vous devez trouver la force de l’alimenter et de construire dessus et de travailler pour ça et d’y mettre constamment de l’énergie. Je veux dire, il y a des jours où vous y arrivez presque et d’autres où vous en êtes vraiment très loin. Je pense avoir l’impression de savoir beaucoup plus de choses à ce sujet qu'avant, mais c’est comme tout le reste: vous devez écrire une nouvelle chanson chaque jour”. Il sourit. “Je me dit, whaou, je suis marié depuis trois ans, presque. Et j’ai l’impression que nous venons juste de nous rencontrer”.

Rolling Stone, 05 mai 1988
IMMÉDIATEMENT, LE DEUXIÈME SET A L’OMNI viole une règle édictée pour tout concert de Springsteen: il commence, non pas avec un rock endiablé, mais avec une version calme, appuyée de Tougher Than The Rest, une ballade de l’album Tunnel Of Love. Elle est suivie par une interprétation tonitruante de She’s The One, vieille de 13 ans; l’arrangement original néo-rockabilly de You Can Look (But You Better Not Touch); une exubérante version de I’m A Coward, un vieux titre de Gino Washington; un reggae inédit et ondulant, Part Man, Part Monkey; et les morceaux rock Dancing In The Dark et Light Of Day. Mais c’est Walk Like A Man, rempli de détails autobiographiques et d’un désir ardent plaintif - “Je prie pour avoir la force de marcher comme un homme”, chante Springsteen, qui s’inquiétait d’être trop direct et trop personnel en écrivant la chanson – qui conclut ce set de chansons parlant de désir.

Pour un rappel, Springsteen arrive avec une guitare acoustique. “Quand j’étais assis chez moi, je pensais à partir en tournée et j’essayais de décider ce que j’allais faire”, dit-il. “J’ai pensé, 'Eh bien, il faut que je chante une nouvelle chanson'. C’est mon boulot. Mais voici une vieille chanson. J’ai écrit cette chanson à l'age de 24 ans, assis au pied de mon lit à Long Branch, New Jersey, et j'ai pensé, 'Le monde, me voici'”. Il rigole. “Quand je l’ai écrite, je crois que c’était pour moi une chanson sur un garçon et une fille qui voulaient courir et continuer à courir”.

Tonnerre d’applaudissements; la foule sait ce qui va venir. “Mais en prenant de l’âge, et en la chantant au fil des années, elle s’est ouverte en quelque sorte, et je pense que j’ai pris conscience qu’elle parlait de deux personnes à la recherche de quelque chose de meilleur. Ils recherchent un endroit où s’établir et essayer de construire leur vie. Et je pense qu’à la fin, ils recherchaient un foyer, ce que tout le monde cherche toute sa vie, il me semble. J’ai passé ma vie à le chercher, je crois. Bref, cette chanson m’a bien tenu compagnie pendant ma quête. J’espère qu’elle vous a bien tenu compagnie pendant la vôtre”.

La version acoustique de Born To Run qui suit est mélancolique et loin de tout romantisme, le genre d’instant obsédant qui donne à Springsteen et à son public le droit de faire la fête. Et c’est ce qu’ils font - avec Hungry Heart, et Glory Days et enfin avec Rosalita (Come Out Tonight) et le Detroit Medley, un des standards du rock, souvent présent dans les rappels de Springsteen, et qui inclut Devil With A Blue Dress.

Et alors que Springsteen donne à ce spectacle volontairement nouveau une fin très traditionnelle, au milieu d’un tourbillon de rock’n’roll, dans lequel il semble presque tourner le dos aux sévères leçons qui ont précédé la fête, il hurle combien ces chansons-là s’intègrent bien au concert. Il présente Rosalita comme “la meilleure chanson d’amour que j’ai jamais écrite !” Et avant le Detroit Medley, il crie “Mais ce n’est pas la fin de l’histoire. Ils sont montés dans leur voiture, ils sont partis en voiture, ils sont entrés dans un petit bar, il y avait un groupe, le leader a crié 'un, deux, trois, quatre ! Devil With A Blue Dress…”. Chaque histoire d’amour, semble-t-il, mérite une fin heureuse et comme une conclusion à ce très sombre voyage, Bruce Springsteen sourit comme un fou, danse un boogaloo et écrit sa fin heureuse.


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