Bruce Springsteen
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Les Inrockuptibles, 09 juillet 1997

Feu de Bruce



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Une de vos chansons fétiches s'intitule Growin' Up. Justement, quand on évalue l'ensemble de vos disques, on a l'impression de voir un long documentaire sur vous en train de grandir, de mûrir continuellement. Des paroles touffues de Greetings From Asbury Park aux textes elliptiques de Born In The USA, des arrangements spectoriens de Born To Run au folk désossé de Nebraska ou The Ghost Of Tom Joad, on a le sentiment d'une longue quête vers la simplicité, le dépouillement, l'épure de votre expression.

Je crois que quand j'ai débuté, j'étais très éclectique, traversé par une somme d'influences hétéroclites. Ensuite, au fur et à mesure des disques, je suis devenu de plus en plus clair et net dans mes intentions, qu'elles soient musicales ou thématiques. Comme une image floue que j'aurais mise au point progressivement. Ce que je désirais avant tout, c'était écrire des textes. Mes premiers albums ont été qualifiés de dylanesques et, d'une certaine façon, ils l'étaient. Mais assez vite, j'ai essayé de me dégager de mes influences pour forger mon propre style d'écriture. De disque en disque, ça a été un travail continuel, une lutte permanente et je crois que j'ai fini par trouver un style de songwriting qui me correspond profondément : j'écris un peu à la façon dont les gens parlent, dans un style oral. Quand les gens m'entendent lors de mes concerts, c'est comme s'ils écoutaient un type assis à côté d'eux, au comptoir d'un bar, en train de leur raconter une histoire. ­C'est, par exemple, le cas des chansons de Tom Joad. Ou alors, c'est comme s'ils entendaient des pensées à voix haute, les monologues intérieurs d'un type juste avant qu'il ne s'endorme. Straight Time, The Line : ces chansons sont comme des portes d'accès aux paysages mentaux de différents personnages. Et à voix basse, parfois en murmurant, ces personnages racontent leurs histoires de manière très simple, sur le mode d'une conversation ordinaire.

Aujourd'hui, j'aime vraiment cette façon d'écrire, je trouve cette méthode très évocatrice. Mais j'aime aussi les styles de mes albums précédents, ils véhiculaient des émotions différentes depuis des points de vue différents. Born To Run représente le type de musique et de texte que j'aimais quand j'avais 25 ans: ­la pop à la Spector, un certain romantisme échevelé, une croyance et une vitalité liées à l'adolescence, mais je ne pourrais plus faire un tel album à 48 ans passés.

On perçoit une autre ligne de progression dans votre discographie : de Born to run à Nebraska ou Tom Joad, c'est comme une longue route depuis New York jusqu'aux bleds les plus reculés d'Amérique, un trajet de la ville vers les smalltowns, métaphorisé aussi bien par l'évolution de votre son que celle de vos textes.

Avec Greetings From Asbury Park, j'ai vraiment démarré dans le New Jersey, pas loin de New York, mais quand même dans des petites villes. Dans cet album, il y a une atmosphère qui me rappellera toujours le boardwalk (les promenades en planches de bois du bord de mer), peut-être parce qu'il contient une imagerie très chamarrée, très évocatrice. Ces chansons sont un mélange de fiction et de ma réalité de l'époque, à Freehold et à Asbury Park. Il y est beaucoup question de la vie et de l'atmosphère particulières du boardwalk. Et puis il y a déjà le mouvement vers New York, où je commençais à donner quelques petits gigs solo, notamment dans le Village, à la fin de la période des coffee-shops folk. D'une curieuse façon, cet album se situe à cheval entre le boardwalk d'Asbury Park et New York. Born To Run aussi se partage en différents lieux. Jungleland est justement l'histoire de banlieusards qui entrent dans New York, Thunder Road se situerait plutôt dans une smalltown du New Jersey... Backstreets évoque mes quartiers d'adolescence, 10th Avenue Freeze-Out est très urbain, très new-yorkais... Ça varie, ça bouge encore entre New York et l'environnement ouvrier du New Jersey. Ce mouvement entre la grande ville et la grande banlieue correspondait à ma vraie situation : je venais de Freehold, je vivais essentiellement à Asbury Park et je montais souvent à New York, qui était à une heure de voiture.

Ensuite, progressivement, j'ai eu envie que ma musique inclue toute la géographie du pays, parce que ce pays était devenu mon sujet : ma vie, mon environnement, l'interaction entre les deux, l'Amérique, l'expérience américaine. Ainsi, dernièrement, je me suis passionné pour l'Ouest et le Sud-Ouest. ­Avant, je n'y avais fait que de brèves incursions, j'avais par exemple écrit The Promised Land à la suite d'une virée dans l'Utah : le "rattlesnake speedway" du premier couplet est vraiment une vieille piste de course poussiéreuse devant laquelle j'étais passé... Bref, une petite partie de mes chansons étaient déjà ouvertes aux grands espaces de l'Ouest. Mais avec Tom Joad, je me suis enfoncé plus longtemps et plus profondément dans ce territoire. J'ai pu faire des chansons sur la Californie du Sud et la frontière mexicaine parce que j'ai vécu dans cette région quelques années et que j'ai pu m'en imprégner.

De Greetings From Asbury Park à Born In The USA, on a le sentiment d'une seule et même histoire qui évolue parallèlement à vous. Puis, à partir de Tunnel Of Love, on a l'impression d'un trajet plus erratique, d'un enchaînement d'albums plus disparates aussi bien musicalement que thématiquement ­ peut-être en raison du split du E Street Band. Comme si vous preniez chaque album un par un, sans vous soucier d'une cohérence d'ensemble comme avant.

Après le Live qui bouclait une époque, j'ai fait trois disques qui parlaient des relations entre hommes et femmes : Tunnel Of Love, Human Touch et Lucky Town. Je traitais simplement un sujet que je n'avais pas beaucoup abordé auparavant, en tout cas pas de manière aussi introspective : ce sont des disques sur le couple, l'idée de la famille, sur les raisons et la manière de fonder une famille. C'est vrai, pendant cette période, j'ai changé d'orientation, je n'ai pas écrit de chansons qui avaient de fortes connotations sociales et je me suis concentré sur des sujets plus intimes. Mais là encore, ces trois disques correspondent à ce qui se passait dans ma vie et à ce qui me passionnait en priorité. Je me disais aussi que les questions que ces disques posaient sur le couple, la fidélité et la paternité pouvaient intéresser, voire aider ceux de mes fans qui en étaient au même stade que moi dans leur vie.

Et puis ensuite, Streets Of Philadelphia m'a ramené vers des chansons plus... (il cherche le mot)... faute de trouver le terme idéal, je dirais des chansons tournées vers le monde extérieur. Et tout ça a abouti à Tom Joad, un disque où l'on retrouve les implications sociales de Born In The USA ou Nebraska.

Mais ce qu'on perd en cohérence depuis Tunnel Of Love, vous le gagnez peut-être en liberté. Vous sentez-vous plus libre de prendre chaque disque comme il vient, sans penser au grand œuvre, ou à la suite de votre carrière ?

Non, je pense toujours à la durée de ma carrière, à construire disque après disque un travail fort et cohérent. Depuis mes tout débuts, mon ambition est de faire de la musique vitale pendant de nombreuses années. Pénétrer dans la vie des gens et y rester le plus longtemps possible. Et au fur et à mesure que les gens changent, que leur vie évolue, vous êtes là avec eux par l'intermédiaire des disques, vous êtes leur compagnon de route. De ce point de vue, je me sens toujours très concerné par la prochaine étape, par des questions comme "Où vais-je aller ? Sur quoi vais-je écrire ? Comment vais-je rester pertinent pour les gens qui m'écoutent ?" Et quand je pense au prochain disque, je réfléchis toujours au contexte, à mes disques passés, à ce qui se passe au présent en Amérique et dans ma vie.


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