Bruce Springsteen
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Les Inrockuptibles, 09 juillet 1997

Feu de Bruce



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Lors de votre dernière tournée acoustique, on était frappé par votre présence, votre concentration de chaque instant, la façon dont vous êtes là. Comment faites-vous après tant d'années, tant de concerts, pour donner l'impression que chaque soir n'est pas qu'un simple show de plus ?

Le concert est une chose vitale pour moi, où j'exprime ce que je suis profondément. Pratiquer cette activité permet d'exister pleinement. J'essaie de bâtir une relation solide et profonde avec mon public. Parfois, je prends ma guitare tard dans la nuit. Pourquoi ? Parce que j'ai une chanson à terminer, qui dit quelque chose que j'ai besoin d'exprimer impérieusement. Ce qui me fait prendre ma guitare aujourd'hui procède fondamentalement du même besoin, du même élan qui m'a fait prendre une guitare pour la première fois : l'idée de parler à quelqu'un, de communiquer une expérience, le désir d'exister, de faire sentir ma présence sur terre (rires)... Ou dans ma ville, ou parmi mon entourage, mes amis...

Écrire des chansons, jouer de la guitare et chanter sur scène est un ensemble de choses ­ en dehors de votre vie de famille et de l'amour de vos proches ­ qui vous aide à vous accrocher à votre part d'humanité. C'est toute l'essence du truc : cette condition humaine fondamentale qui est notre expérience commune, qui tisse des liens entre des gens différents, qui vous fait partager un territoire avec de parfaits inconnus. Quand un artiste et son public partagent ces instants forts dans une salle de concerts, c'est une métaphore de cette expérience humaine, ça transcende les barrières de langue, les frontières culturelles... Les concerts réussis vous donnent l'aperçu furtif d'un monde parfait, un monde où les gens se comprennent, se respectent et font l'expérience d'une appréhension plus aiguë de leur vie. C'est le rôle de la culture que de faire entrevoir ce monde de possibilités, de donner aux gens l'envie de relever la tête et de regarder devant eux, le désir de transcender leurs propres limites.

Pour beaucoup de musiciens célèbres et établis, ce métier n'est qu'une activité routinière. Ce qui vous différencie, c'est que vous avez toujours à l'esprit les motivations profondes qui vous ont fait prendre une guitare pour la première fois.

On peut toujours produire des notes, des gestes, des sons, des postures : si la motivation profonde n'est pas là, ça sonne creux. Ne reste alors que du savoir-faire, de la nostalgie : tout ce qui empêche votre travail de demeurer pleinement vivant au présent. Il est essentiel pour moi de produire une musique vivante, de maintenir un contact avec mon public qui se conjugue au présent et qui ne soit pas basé sur les souvenirs, les rituels usés, la nostalgie, le "bon vieux temps". Pendant cette dernière tournée, je chantais beaucoup de nouvelles chansons, sans le spectacle du E Street Band, dans un contexte acoustique exigeant... Et le public écoutait avec beaucoup d'intensité, dans le silence.

Faire un album acoustique et une tournée solo, c'est-à-dire aller contre certains clichés qui courent sur vous: ­ le gros rock, la surenchère... est-ce un bon moyen d'entretenir ce pacte avec votre public ?

Je me sens très chanceux de pouvoir compter sur ce public qui me permet d'évoluer. Et qui se renouvelle: j'ai vu des gamins de 13 ou 14 ans. ­Mince, ils n'étaient même pas nés au moment de Born In The USA ! Des gens continuent à venir m'écouter et moi, je m'intéresse à eux. Je ne veux pas être isolé, j'ai besoin de chercher et de trouver mes "frères" et "sœurs". C'est l'essence de mon boulot. Ensuite, et seulement ensuite, c'est une affaire de disques, de chiffres de ventes, de couvertures de journaux, etc. Vous pouvez avoir du succès ou pas, vendre bien un disque et moins bien le suivant, peu importe: si vous avez établi un lien intense avec le public, vous survivez.

Pensez-vous que dans la configuration solo-acoustique, les gens écoutent mieux vos chansons, notamment vos textes ?

Dans le cadre d'un gros show, l'éventail du public est plus disparate : il n'y a pas que des fans purs et durs, il y a aussi des gens qui ont une relation plus légère avec mon travail, mais ça fait aussi partie de l'essence de la musique populaire. Moi aussi, j'ai aimé le rock pour son aspect de distraction du samedi soir, pour son côté futile et léger. Et dans mon travail, j'ai toujours considéré les différents côtés des choses, j'ai toujours essayé d'apporter aux gens du fun, des refrains à fredonner, des chansons pour bouger sans qu'on soit obligé d'écouter les textes en détail. Mais si on veut creuser plus profondément, mes chansons s'y prêtent aussi. Mon travail solo est très précis, très ciblé sur certains thèmes et il oblige l'artiste et le public à se concentrer intensément sur un ensemble de détails très minutieux : le fil d'une histoire, le point de vue d'un personnage, les inflexions de la voix, etc. Tout est dépouillé, dénudé, et ça oblige à se fixer sur la substantifique moelle des chansons. C'est pour cette raison que ma dernière tournée était si longue : j'ai pris énormément de plaisir dans cette intensité et cette vérité. J'avais le sentiment que mes intentions artistiques étaient reçues par le public avec une clarté que je n'avais jamais atteinte à ce point.

Faites-vous là référence à cette incompréhension entre vous et une partie du public à propos de la chanson et de l'album Born In The USA ?

Il existe une longue tradition de chansons incomprises. Prenons This Land Is Your Land de Woody Guthrie, qui a souvent été pris pour un hymne nationaliste à chanter autour d'un feu de camp scout. En fait, Guthrie ­ qui s'adressait en priorité à la classe ouvrière disait simplement que les fruits de ce pays devaient appartenir à tout le monde et pas seulement à une minorité de profiteurs. Voilà l'exemple classique d'une chanson dont la signification a été distordue. Mais les interprétations erronées ne retirent rien à la valeur intrinsèque et à la beauté de cette chanson. C'est pour cela que je l'ai chantée à une époque dans mes concerts : j'essayais de reconnecter le public sur les intentions originelles de Woody Guthrie. Avec mon travail, il peut se produire les mêmes avanies. Je pense que la version acoustique de Born In The USA de la dernière tournée a mis définitivement les choses au clair, s'il en était encore besoin.

Quand même, comment expliquez-vous que le public américain se soit trompé à ce point sur cette chanson ? Pour en faire un hymne de fierté patriotique, c'est qu'ils n'avaient pas écouté les paroles. Quand on pense au ton dépressif d'albums comme The River ou Nebraska, c'est même comme s'ils ne vous avaient jamais écouté.

Si vous êtes trop direct dans la formulation de vos idées, c'est de la leçon, du prêchi-prêcha. Par contre, si vous essayez d'être plus subtil, de faire passer des idées en contrebande, alors vous vous exposez au risque d'être compris de travers. Eh bien, je préfère la seconde option, privilégier la piste artistique plutôt que le didactisme, dire certaines choses indirectement à travers des histoires et des personnages, au risque d'être incompris par certains. Le truc avec Born In The USA, c'est que cet album a conquis une audience tellement gigantesque qu'elle incluait un tas d'auditeurs occasionnels, qui connaissent superficiellement votre travail ou le comprennent mal. Mais j'ai une carrière au long cours et grâce à cette durée, chaque chanson finit par s'insérer dans un contexte général, dans une œuvre. Et quand on considère l'ensemble du corpus, les méprises du type Born In The USA finissent par s'estomper, ce ne sont plus que des détails insignifiants au milieu du grand tableau.


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