Bruce Springsteen
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The Atlantic, 23 juin 2020

La playlist de Bruce Springsteen à l'époque de Trump



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Parlons un peu de l'Amérique et de la signification de l'Amérique. Je vous ai entendu dire, un jour dans une interview, que Woody Guthrie avait écrit This Land Is Your Land en réponse à la chanson God Bless America d'Irving Berlin. C'est une illustration de la façon dont les auteurs-compositeurs ont toujours tenu cette conversation sur la signification de l'Amérique. Et nous sommes aujourd'hui dans une sorte de crise. Nous avons un récit national qui n'inclut pas tout le monde. Donc, de quelle façon pensez-vous à cette signification de l'Amérique, à l'histoire de l'Amérique ?

Quand j'ai commencé la musique, je me suis vu moi-même, de manière consciente, comme un artiste américain et comme un américain moyen. J'ai imaginé que j'avais un talent qui me permettait de créer un langage avec lequel je pouvais aborder des choses qui me concernaient, et qui concernaient l'endroit où je vivais - ou qui concernaient mes voisins ou les gens avec qui j'avais grandi. Je ne sais pas si on pouvait appeler ça un point de vue politique, mais j'avais un point de vue lorsque j'étais jeune, et j'ai toujours considéré la musique populaire comme un mouvement vers une plus grande liberté. Une grande musique apporte une plus grande liberté...

Je ne crois pas qu'il existera jamais une unique musique qui racontera l'histoire complète, l'histoire complète de l'Amérique. La culture est trop fractionnée aujourd'hui. Mais je pense que c'est le devoir de l'artiste de continuer, comme si cette réflexion était fausse. De poursuivre comme s'il était possible d'avoir un moment mono-culturel et d'écrire et d'enregistrer quelque chose de passionnant, d'une profonde signification, qui atteindra la nation dans son ensemble et changera la culture. Vous devez avancer avec cette impulsion-là, vous comprenez.

Mais je crois que dorénavant, la conversation musicale américaine sera une cacophonie de rap et de pop et de musique latine et ainsi de suite, et il y aura même probablement de la place pour un vieux chanteur et un peu de musique rock. Dans mon émission de radio sur SiriusXM, j'essaye d'inclure toutes ces voix différentes. C'est la seule façon de raconter l'histoire américaine, ce dont je reste déterminé à faire.

Une des chansons que vous avez choisie, c'est The House I Live In, la version de Paul Robeson. C'est une chanson écrite à l'origine pour combattre l'antisémitisme, et Robeson l'a chantée d'une nouvelle manière.

La version de Robeson est très, très belle. C'était un type intéressant. Il a été blacklisté durant le Maccarthysme. C'était un anti-fasciste et il a très tôt pris part au mouvement pour les droits civiques, il a soutenu les Loyalistes durant la guerre civile espagnole, et c'était aussi un comédien, au cinéma et au théâtre. Il avait cette incroyable voix de baryton qui faisait trembler les murs. Et cette chanson, une nouvelle fois, a été écrite par Abel Meeropol. Je ne sais pas exactement qui il était, mais c'était le Bob Dylan de son époque. Il écrivait une musique incroyable. C'est une chanson belle et puissante, tout simplement.

Parlons de changement social. Toutes les quelques décennies, nous semblons faire face à une époque de changement convulsif. Nous avons eu une période équivalente en 1968, lorsque vous aviez 18 ans, comme vous l'avez mentionné. Et beaucoup pensent qu'aujourd'hui est une autre de ces époques. Comment voyez-vous notre époque aujourd'hui par rapport à 1968 ?

Oui, il y a des similitudes. J'ai ressenti ça il y a quelques semaines lorsque la fusée SpaceX a été lancée et que les villes brulaient. Je suis revenu en 1968.

Mais je pense, comme l'a récemment mentionné le président Obama dans un discours, qu'il existe de grandes différences. En 1968, il y avait une colère débridée, qu'on ne retrouve pas aujourd'hui avec la même intensité. Le niveau de violence, aussi mauvais soit-il comme la semaine dernière, était sensiblement moindre qu'en 1968. Et les manifestants sont plus jeunes. Ils sont plus diversifiés.

Les blancs et les noirs n'étaient pas côte à côte pour bruler Newark et Asbury Park, en 1968. Ça n'arrivait pas. L'indignation et le sentiment que "trop c'est trop" est similaire. Mais dans l'ensemble, je pense qu'il s'agit de protestations différentes pour une époque différente. En '68, nous avions des assassinats, nous avions la guerre au Vietnam, au Laos, au Cambodge. Nous avions l'émergence d'une "stratégie du sud" pour contrer le mouvement pour les droits civiques, ce qui nous a mené jusqu'à Nixon et à sa destitution - et qui aurait dû être mise en œuvre ici, si ce n'est pour la médiocre lâcheté du parti Républicain.

Passons à votre chanson suivante. Made In America, par Jay-Z et Kanye West. Tirée de leur album Watch Their Throne.

Oui, j'aime cette chanson. Elle est si belle et émouvante.

Vous avez écrit une douzaine de ce qu'on pourrait appeler, si vous êtes à l'aise avec ce terme, des chansons engagées. Elles parlent de fléau social. Elles parlent d'injustices. The Ghost Of Tom Joad, et tant d'autres. Votre chanson probablement la plus prémonitoire a été American Skin, que la plupart des gens connaissent sous le titre 41 Shots. Et ce qui est intéressant avec cette chanson - et je reste curieux de savoir la façon dont vous écrivez de la musique politique - c'est qu'il y a un message politique en réponse aux coups de feu tirés sur un jeune afro-américain. Mais il y a aussi des points de vue différents. Il y a une mère de famille noire expliquant à son fils comment rester prudent. Il y a aussi le point de vue du policier. Comment gardez-vous cette ambiguïté de l'art, pour en faire un message politique évident ?

Et bien, je n'ai jamais considéré ma musique comme engagée. J'ai toujours essayé d'écrire ce que je pensais être des études de caractères complexes, avec des implications sociales, car je pense que vous devez créer des personnages sophistiqués en un souffle créatif, avec une vie en trois dimensions. Et c'est de cette façon que vous y trouvez de la vérité.

American Skin m'est venue alors que j'allais jouer à Atlanta et New York. Il s'agissait des deux dernières dates de la tournée, et je voulais écrire quelque chose de nouveau. Nous l'avons jouée sur scène à Atlanta, qui a été un endroit formidable pour une première, vous savez. Mais avant d'arriver à New York et avant même de l'avoir jouée ce soir-là, elle a explosé dans la presse. C'était extrêmement polémique avec certains des syndicats policiers. Et - vous devez bien comprendre - c'était une chanson que personne n'avait encore entendue. Mais il y a eu un énorme brouhaha avec ce morceau. Beaucoup de monde en avait une opinion arrêtée alors qu'on ne l'avait encore jamais entendue, tout simplement. Et si jamais on l'avait entendue, on ne l'avait pas réellement écoutée, car il s'agissait d'un tableau équilibré de cet incident, les coups de feu tirés sur Amadou Diallo.

C'est une de mes chansons dont je suis le plus fier. La famille de Diallo est venue assister au concert au Madison Square Garden. Il y a eu quelques sifflets lorsque nous l'avons jouée. Certains policiers m'ont fait des doigts d'honneur, mais ça allait. Il y a eu des huées et des applaudissements, mais c'était une chanson parmi d'autres, au final.

Mais elle a été écrite avec l'idée qu'au cœur de nos problèmes raciaux, il y a la peur. La haine arrive après. La peur est instantanée. Donc, dans American Skin, je pense que ce qui vous touche, c'est la peur de cette mère pour son fils, une peur qu'elle doit lui transmettre pour qu'il puisse être en sécurité. C'est déchirant de voir un jeune enfant éduqué de cette façon-là. Et le policier vit aussi dans son propre monde de peur. Il a une famille à la maison, avec des attentes et des besoins. Ils sont tous les deux les pions en chair et en os de siècles de conflits jamais résolus sur la race. Et à chaque année qui s'achève, une facture arrive, et chaque année où le problème n'est pas résolu, l’acquittement de cette facture arrive à échéance, et l’acquittement se paye dans le sang et les larmes, le sang et les larmes de nous tous.

Voici les enjeux auxquels je pensais en l'écrivant, et c'est une des chansons dont je suis encore aujourd'hui le plus fier. C'est une bonne chanson. Elle a tenu dans la durée et elle a bien fait son job.

Il y a une question que j'ai toujours voulu vous poser. Vous avez passé la majeure partie de votre carrière à écrire sur la classe ouvrière et, plus précisément, sur les ouvriers qui avaient été victimes de la désindustrialisation, qui travaillaient dans les usines qui ont été fermées, que ce soit à Asbury Park ou Freehold ou Youngstown ou dans le Midwest. Mais beaucoup de ces ouvriers ne partagent pas vos opinions politiques. Ils sont devenus des supporters de Trump. Quelle est votre explication ?

Il y a une longue tradition de travailleurs qui ont été trompés par une longue liste de démagogues, de George Wallace et Jesse Helms, jusqu'aux faux leaders religieux comme Jerry Falwell, en passant par notre président.

Les Démocrates n'ont pas assez fait de la préservation de la classe ouvrière et de la classe moyenne une priorité. Et ils ont été contrecarrés par le parti Républicain qui a apporté des changements encore plus importants. A l'époque de Roosevelt, les Républicains représentaient le business; les Démocrates représentaient le travail. Et quand j'étais gamin, la seule et unique question politique posée à la maison, c'était "Maman, que sommes-nous, Démocrates ou Républicains ?" Et elle me répondait, "Nous sommes Démocrates, car ils représentent les travailleurs" (Je suspecte ma maman d'être devenue Républicaine vers la fin de sa vie consciente, mais elle n'en a jamais parlé !)

De plus, il y a souvent un sens sincère de victimisation qui a découlé du rythme effrénée de la désindustrialisation, et de l'avancée technologique, qui a été incroyablement traumatisante pour une quantité de travailleurs dans tout le pays. Le sentiment d'avoir été abandonné, laissé de côté par l'histoire, est un sentiment dans lequel notre président puise naturellement.

Il y a de la rancœur envers les élites, les spécialistes, les habitants des régions côtières cosmopolites, de la rancœur parfois méritée pour certains d'entre eux. Et c'est à cause de l'attitude de ceux qui ignorent la valeur et le sacrifice que tant de travailleurs ont fait pour leur pays. Quand les guerres sont combattues, ils sont là. Quand le boulot est sale, ils sont là. Mais le président puise cyniquement dans les ressentiments primaires et joue sur le patriotisme par pure calcul politique.

Il y a l'espoir qu'une personnalité, de nouveau, remontera le temps, au temps des usines pleines, des hauts salaires, et pour certains, du statut social inhérent aux blancs - c'est un élixir difficile, avec beaucoup de préjudices, et dont on a du mal à résister lorsqu'on traverse une passe difficile. Notre président ne dit rien sur les usines ou les jobs relocalisés, et pas grand chose non plus sur notre classe ouvrière. La seule chose qu'il délivre, c'est du ressentiment, de la division, et du talent pour se confronter à nos agriculteurs. Il est habile pour ça, et c'est ainsi qu'il prospère.


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