Bruce Springsteen
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Rock & Folk, mai 1995

Springsteen parle !



Lucky

Rock & Folk, mai 1995
Avant-hier soir, tu nous as refait Darkness, Thunder Road. Une chanson comme Born To Run a-t-elle aujourd'hui le même sens pour toi qu'en 1974 ?

Euh... Ça change. Ça dépend de mon état d'esprit. Je vais te raconter une drôle d'anecdote. Il y a quelques mois, Jackson Browne m'appelle, il jouait dans un grand rallye de bikers en Californie du Sud. "Amène-toi, me dit-il, tu dois venir jouer Born To Run, man !" Je ne l'avais pas jouée depuis un bout de temps. J'y suis quand même allé, je suis monté sur scène pour faire Born To Run et tout du long, j'ai eu l'impression d'être en train de reprendre la chanson de quelqu'un d'autre (rires) ! Bizarre... Mais mes chansons vivent. Elles contiennent des choses... Par exemple, quand on joue Thunder Road, tout a changé! Ce n'est plus la même époque pour les fans, ce n'est plus le même chanteur non plus ! Et moi je dois les chanter; mais les mots veulent-ils dire la même chose ? Les chansons ont-elles gardé le même sens ? Ce qui est bien, c'est que certains de ces mots écrits il y a longtemps ont gardé une véritable force. Ça c'est bien. Ce sont des vaisseaux qui attendent l'appareillage.

Il y a quelques années, dans une rare interview accordée à Rolling Stone pour la sortie de Lucky Town, tu disais te sentir "au sommet de tes capacités créatrices". Est-ce toujours vrai aujourd’hui ?

J'attends le jour où l'artiste à qui on pose cette question décrétera: "Non, je baisse, je décline, je ne suis plus que l'ombre de moi-même !" (rires). Tu sais, on en revient à ce temps qui passe et qui change. Et ce n'est pas un sujet facile. Thunder Road est une chanson vieille de vingt ans et certains disent que c'est ma meilleure chanson ! Moi, je penserais plutôt à My Beautiful Reward, mais bon... quelque part, au fond de moi-même, je me sens toujours excité par "la suite". Et que les critiques décident !

A la fin de la gigantesque tournée de 180 concerts après Born In The USA, tu disais être satisfait de ta musique, consterné par ta vie personnelle. Est-ce que ta vie s'est améliorée ?

Yeah ! C'est un truc énorme, énorme. Crois-le ou pas, ça m'aura pris dix ans, oui, dix années de boulot pour pouvoir oser dire ça. Fin 85, j'ai senti qu'il fallait avancer dans cette direction. Bon, j'avais fait une chanson, un tas de gens l'avaient aimée, mais ce n'était pas voulu. Tiens, je me souviens de la nuit où on a enregistré Born In The USA. Il s'est passé un truc dans le studio cette nuit-là. Le temps s'est arrêté. On s'est regardé et j'ai senti que je tenais une chose qui arrive à un artiste une fois tous les dix ans. La façon dont le groupe avait joué, ma voix, tout s'emboîtait impeccablement, c'était une surprise totale, oui, je savais que c'était énorme. C'était un pur coup de hasard ! Passé le choc initial, j'ai su que je tenais la chanson que je rêvais d'enregistrer depuis l'âge de quatorze ans. Je savais ce qui viendrait avec, j'étais prêt.

Je suis un fan de musique pop, au sens populaire, qui rassemble plein de gens perdus. Mes racines musicales sont des musiques qui ont toujours rassemblé les gens. Par exemple, tu es gamin, tu fais partie d'un gang, mais les disques Motown... Hey ! Je n 'ai jamais rien su de la carrière folk de Bob Dylan, seulement Like A Rolling Stone mettait tout le monde together. C'est dans cette catégorie que je voulais boxer: J'ai toujours pensé que le rock était un phénomène de masse. Born In The USA était mon ticket. Chaque musicien est le produit de tous les musiciens qui ont joué avant lui. Ces musiciens d'antan, tout le monde a sa petite idée dessus. "Oh, Elvis, oui à ceci, mais non à cela"... Ce qui a marché, ce qui a foiré... Tous les musiciens d'antan forment une carte. Pour celui qui sait lire la carte, il n 'y a qu'une chose à faire ensuite : dessiner son morceau du territoire. Que pouvais-je apporter en mon temps ? J'avais la soul en moi, et j'avais ma petite idée du rock'n'roll. Le problème du rock'n'roll, c'est que plus son public grossit, plus la musique y perd. Moi, je voulais savoir : que va-t-on perdre ? Que va-t-on gagner ? Quel est le prix à payer artistiquement, personnellement ? Ça y est, j'allais tester mes limites et Born In The USA serait mon véhicule. Ce coup-là, je serais définitivement inscrit sur la carte. J'ai eu plusieurs fois la main. J'ai eu de la chance, à l'âge de 25 ans, puis à l'âge de 35, j'ai réussi des coups majeurs. Sauf qu'à la fin de l'expérience Born In The USA (qui fût tout à fait réjouissante) tu te retrouves tout seul, et effrayé, et déboussolé et, bon, hey, tu fais quoi ? Tu dois penser à ta vie. J'ai pris du recul et j'ai écrit sur des sujets auxquels je n 'avais jamais pensé et j’ai écrit Tunnel Of Love. Tu parles de l'homme, de la femme, de leurs relations, des transitions. Tu reviens sur terre. Depuis dix ans, je travaille dans cette direction. Lucky Town était un grand espoir. J’arrivais à parler de la joie, du bonheur; du couple. C'était un disque important pour moi. Hey, j'ai une femme, des enfants et, en plus, j'arrive à sortir un disque... C'était l'idée. Je voulais travailler d'autres choses aussi... Ce que je projetais sur scène, mon image auprès des fans...

Mania

Rock & Folk, mai 1995
On dit que lorsqu'un musicien trouve le bonheur du foyer, il n'a plus besoin de satisfaire son public, plus besoin de public du tout Qu'en penses tu ?

Intéressant ! Voilà un point sacrément intéressant ! Je crois que tout musicien commence comme un outsider; un mec solitaire, un paumé qui ne trouve pas sa place dans la société et se fait botter le cul. Pour survivre, le musicien a une vie interne intense, il fait marcher son imagination puis il sort une musique et commence à survivre. Seulement, tout ça vient d'une réaction à tous les rejets qu'il a essuyé. Dès que le succès arrive, même modeste, le musicien peut se replier dans sa chambre, se retirer dans son monde. Il n'a plus besoin de communiquer, or le public est accro, il attend, il veut communiquer avec son idole tous les jours, de toutes les façons ! Et c'est un cycle qui se répète à l'infini dans le monde artistique, mais particulièrement dans le monde du rock !

Kurt Cobain s'est suicidé il y a un an aujourd'hui. Est-ce une réaction à ce système, peux-tu comprendre ce geste désespéré?

Quand tu es jeune et que tu n'as pas encore réussi à construire des barrières de défense personnelle, toute cette affaire devient extrêmement embrouillée. Au début, on en prend plein la gueule, mais c'est okay. Plus ça va, plus ça se complique. L'artiste a la sensation qu'il se fait arracher des lambeaux de lui-même par le système. Alors le public là-dedans est comme le complice d'un crime : l'artiste a commencé à s'arracher des lambeaux d'âme, à les jeter aux fans. Soudain, c'en est trop, l'artiste voudrait qu'on lui foute la paix. Mais ce n'est pas du tout la règle du jeu, non (rire triste). Il n 'y a pas un bouton sur lequel on pourrait appuyer pour arrêter cette dynamique. Et dès qu'on commence à donner, ça devient un phénomène incontrôlable qui a sa vie propre. Il y a des choses qu'on adore, des choses qu'on n'aime pas du tout. Et des trucs commencent à te revenir en pleine gueule. L'artiste peut se briser psychologiquement. En plus, dans le cas Cobain, on parle d'un type jeune qui arrive d'une communauté par définition "alternative". Soudain, il se retrouve mainstream, au panthéon, mais de l'autre côté de la barrière ! Hey, tu te demandes qui tu es ? Qui est le vrai ? Tu voulais cette adulation, ce public, tu pensais que tes chansons méritaient tout cela, mais toi, là-dedans ? C'est dur, c'est un stade terrible à dépasser Et tu peux perdre toute perspective parce qu'il y a plein d'avantages merveilleux qui viennent avec la gloire, attention ! Alors tu grandis en public. On t'éreinte, on te juge. Tu es génial, le lendemain tu es nul, tu es grandiose, puis terminé, fini, génial à nouveau... Tu t'y perds!

Randy Newman a écrit cette chanson, je ne sais pas si tu t'en souviens, il disait: "Je voudrais être le Boss, rien que pour une journée" (rire général). La "Boss-mania", tu voudrais que ça recommence ?

Eh bien, pas particulièrement, non. En même temps, tu veux que tes chansons soient entendues. C'est ta chance à toi de réécrire l'Histoire, de changer la règle du jeu, de redessiner la fameuse carte. C'est ce que Nirvana a fait. En un album, bang ! Ils ont tout changé. C'est un accomplissement énorme. Ça arrive à très peu de gens par siècle et, quand ça t'arrive, c'est douloureux. Soudain, tu vis un mauvais scénario, ce n'est plus ta vie à toi. On veut accomplir ça, on le veut tous. Si tu parviens à trouver un équilibre entre ta famille, ton boulot et ton public, c'est fabuleux, c'est le plus beau métier du monde. Mais il y a plein d'ombres, plein d'embûches et ça peut devenir dangereux.

Jonathan Demme a déclaré dans le journal anglais Mojo que, depuis le tournage du clip de Streets Of Philadadelphia, il rêvait de te faire tourner un long métrage.

Non ? Il a dit ça ? Il m'a rien dit à moi (rires) !

En tous cas, il le dit à la presse !

Hey, pourquoi pas ? Non, en vingt ans, on m'a proposé plein de scénarios, certains très bons mais, à l'époque, je me sentais déjà bien assez sous le feu des projecteurs comme ça, et j'avais assez de mal à garder le simple contrôle de ma musique. Aujourd'hui, pourquoi pas ? J'ai envie de faire plein de choses.

Tu as fait l'acteur déjà... oui, le clip I'm On Fire...

(rires) Si l'on peut dire ! Enfin si tu vois ça comme ça... C'est flatteur ; mais tu sais... ma musique a toujours été influencée par le cinéma autant que par d'autres musiques. J'ai beaucoup appris dans les films de gens comme John Ford. Eh oui, en Amérique tu grandis sous cet écran géant du cinéma, et pour tout artiste américain c'est une influence énorme, énorme...

Bruce, tu es souvent venu en France, peux-tu nous dire quelques mots en français ?

(soulagé mais en français dans le texte) : Oui ! Non ! Très bien, merci and au revoir !

Cut.

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