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Musician, février 1981

Le seul être humain qui ne s’achète pas



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Et voilà, The River est numéro un des albums, le single est un succès, vous faites de grands concerts dans les plus grandes salles, et à guichets fermés. En un sens, beaucoup des objectifs que vous deviez avoir sont maintenant atteints. Que vous reste-t-il comme objectifs à atteindre ?

Le faire est un objectif. Il ne s'agit pas de jouer dans des grandes salles, ou qu’un disque soit numéro un. Le faire est la finalité – pas le moyen. C’est ce qui compte. Ce qui compte, c’est: Qu'y-a-t-il après ? Cette expérience-là, continuer à faire cette chose...

Mais le gigantisme… Ce n’est pas une fin en soi. En tant que finalité, il n’a essentiellement aucun sens. C’est bien car vous pouvez atteindre beaucoup plus de personnes, et c’est l’idée principale. Mais l’idée était simplement de partir en tournée et de toucher des gens. Et après ce soir, nous touchons encore plus de gens, et le prochain soir, refaire la même chose.

Musician, février 1981
Une des choses qui caractérise The River, mais aussi le concert, sa longueur et certaines des choses que vous dites entre les chansons, c’est d'entrevoir encore plus de possibilités, plus d’occasions pour réaliser certaines choses...

Oui, il y en a énormément. Et je commence juste à avoir une idée de ce que je veux faire. Parce que nous sommes dans une situation, encore et toujours, et ce jusqu’à récemment, où il y a eu beaucoup d’instabilité dans la vie de chacun. Dans celle du groupe et dans la mienne. Cette instabilité remonte à nos tout débuts, dans les bars, et a continué même après à avoir eu du succès. Et puis, il y a eu le procès.

Et puis, il y a la manière dont nous travaillons: nous sommes LENTS. Et en studio, je suis lent. Je prends beaucoup de temps. Ce qui veut dire que nous dépensons beaucoup d’argent en studio. Non seulement nous dépensons beaucoup d’argent, mais nous n’en gagnons pas, parce que nous ne sommes pas dans le coup. C’est comme si vous ne pouviez pas aller de l’avant, parce que dès que vous allez de l’avant, vous vous arrêtez pendant deux ans et vous retournez à la case départ.

Cette lenteur est-elle aussi frustrante pour vous qu’elle l’est pour tous les autres ?

J’ai de la chance, parce que je suis présent, je visualise chaque étape. Je pense que si je ne savais pas ce qui se passait, et alors que c’est important pour moi, ce serait frustrant. Mais pour moi, ce n’était pas frustrant.

Vous savez, nous avons commencé à travailler sur l’album et j’avais une certaine idée au départ. Et à la fin, c’est bel et bien cette idée qui est ressortie de l’album. Ce processus m'a pris énormément de temps, toutes les couleurs et autres, il y avait beaucoup de décisions à prendre et de chansons à écrire. Même jusqu'aux deux dernières semaines d'enregistrement, où j’ai réécrit les deux derniers couplets de Point Blank. Drive All Night venait d’être terminée la semaine précédente. Jusqu’à ces dernières semaines où nous étions encore en studio, ces chansons n’existaient pas, sous la forme qu’elles ont aujourd'hui sur le disque. Alors, il se passe tout le temps quelque chose. Mais on rentre dans une sorte de cycle, que nous arriverons à rompre, je l'espère – peut-être, je ne sais pas.

De bien des manières, The River ressemble à la fin d’un cycle. Certaines idées qui ont débuté avec les deuxième et troisième albums ont mûri, et beaucoup des différences et des contradictions ont été – non pas résolues - mais accentuées.

Sur cet album, j’ai simplement dit : "Je ne comprends pas toutes ces choses-là. Je ne vois pas à quoi correspondent toutes ces choses-là. Je ne vois pas comment toutes ces choses peuvent fonctionner ensemble". C’est parce que je me concentrais sur des petits détails: quand j’ai pris du recul, elles ont eu leur signification propre. Il fallait juste vivre avec toutes ces contradictions. Et c’est ce qui arrive. Il n’y a jamais de solution. Vous avez des moments de lucidité, les choses que vous ne compreniez pas auparavant deviennent claires pour vous. Mais il ne s’agit jamais de joindre les deux bouts ou de trouver une paix durable de l’esprit, pour quoi que ce soit.

C’est un peu comme dans Wreck On The Highway, où, pour la première fois dans vos chansons, il y a le cauchemar et le rêve dans le même colis.

C’était une drôle de chanson. J’ai écrit cette chanson très vite, en une nuit. Nous en avons fait plusieurs prises et c’est plus ou moins ce qu’il y a sur l’album, je crois. C’est une chanson automatique, une chanson à laquelle vous ne réfléchissez pas beaucoup, sur laquelle vous ne travaillez pas beaucoup. Vous regardez en arrière et elle vous surprend, en quelque sorte.

Dans ce disque, on a aussi l’impression que vous comptez beaucoup plus sur vos instincts, un peu comme ce qui se passe sur scène.

Oui, c’est en grande partie pour cette raison que le disque est différent. Et beaucoup de choses sur ce disque sont vraiment instinctives. Hungry Heart, je l’ai écrite en ½ heure, ou 10 minutes, vraiment rapidement. Tous les chansons rock – Crush On You, You Can Look, Ramrod - ont toutes été écrites très rapidement, d’après ce que je me souviens. Wreck On The Highway et Stolen Car aussi. Pour la plupart des chansons, le processus a été celui-ci: je m’assois et je les écris. Il n’y a pas de chansons que j’ai travaillées – sauf Point Blank, mais en fait, les deux derniers couplets je les ai écrits assez rapidement. The River m'a pris plus de temps. J’avais les couplets, mais je n’avais aucun refrain, et pendant longtemps, je n’avais pas de titre.

Mais vous avez toujours eu l’arrangement de base ?

Non, pour cette chanson, j’avais ces couplets, et j'expérimentais avec la musique. Ce qui m’a donné l’idée du titre, c’est une chanson de Hank Williams (3), il me semble qu'il s'agit de My Bucket’s Got A Hole In It, où le personnage va à la rivière pour s’y jeter et se tuer, et il ne peut pas parce qu’elle est asséchée. Alors, j’étais assis là un soir, je réfléchissais, et j’ai juste pensé à cette chanson, My Bucket’s Got A Hole In It, et c’est là que j’ai trouvé le refrain [En fait il parle de Long Gone, Lonesome Blues- D.M.]

J’aimais bien cette vieille musique country. Pendant toute la dernière tournée, c’est ce que j’ai énormément écouté – j’ai écouté Hank Williams. J’ai fait des recherches et j’ai trouvé ses premiers enregistrements, les trucs gospel qu’il a faits. Ces choses-là, et le premier vrai disque de Johnny Cash avec Give My Love To Rose, I Walk The Line, Hey Porter, Six Foot High and Risin’, I Don’t Like It But I Guess Things Happen That Way. Et le rockabilly.

Il y avait un petit quelque chose dans tout cette musique qui semblait aller avec les choses auxquelles je pensais, ou les choses dont je m’inquiétais. Surtout les trucs de Hank Williams. Chez lui, il y a toujours ce conflit, tout ce côté religieux et le côté honky-tonk (4), toute cette facette-là. Il y a une chanson formidable, Settin’ The Wood On Fire. Ce truc est outrancier. On la retrouve dans Ramrod. Et dans Cadillac Ranch.

Plus tôt, vous avez déclaré que Ramrod était une des choses les plus tristes que vous ayez écrites. Pourquoi ?

(Rires) Eh bien, elle est tellement anachronique, vous savez. Le personnage – ce qu'il veut accomplir est impossible. Quand je l’ai écrite, l'idée était, en quelque sorte, d'en faire un partenaire à Cadillac Ranch, et à d’autres choses. Il y a ce vieux gros bruit de moteur. Cette chanson est un fichu gros consommateur d’essence (il rit). Et c’est le son que je voulais, ce bruit de moteur fort et ronflant. Et ce mec, il est là, mais il n’est plus vraiment là. C’est le gars de Wreck On The Highway - n’importe quel mec, en fait. Mais c’est aussi le gars, à la fin, qui dit, "Je t’en donne ma parole maintenant, on ira s'éclater encore et encore". Je ne sais pas, pour moi, c'est un vers vraiment triste, parfois.

Si on y croit, vous voulez dire.

Oui, mais c’est un truc un peu bizarre. J’adore quand nous jouons cette chanson sur scène. Ce n’est qu’une chanson joyeuse, une célébration de tous ces trucs qui vont disparaître - qui ont presque déjà disparu.

J’avais renoncé à mettre cette chanson sur un disque dix millions de fois. Dix millions de fois. Je l'ai écartée de Darkness et je l’ai écartée de celui-là, également. Parce que je pensais que c’était une erreur.

Vous avez mentionné quelque chose de similaire au sujet de Out In The Street, que c’était trop "conte de fées" pour pouvoir y croire...

A l'époque, je pense que je m’en méfiais, principalement pour les mêmes raisons. Elle semblait toujours anachronique, mais à ce moment-là, j’exigeais qu’on puisse transposer l’ensemble des chansons. Tous ces personnages, ils font partie du passé, ils font partie de l'avenir et ils font partie du présent. Et je pense qu’il y avait un certain côté effrayant de voir un personnage qui ne fasse pas partie du futur. Il faisait partie du passé. Pour moi, c’était là le conflit de cette chanson-là en particulier. Je l’adorais, on la jouait tout le temps. Et il y avait également cette confusion. Alors, si j’aime autant jouer ce fichu truc, pourquoi est-ce que je ne veux pas le mettre sur le disque, bon sang ?

Je pense que je m’assurais toujours que les personnages avaient un pied planté quelque part dans l’avenir. Pas simplement un pied dans le passé. C’est ce qui les rend viables, ou réels, dans le présent. Mais je connaissais aussi beaucoup de gens qui étaient exactement ainsi. Alors, je me suis dit, 'C’est bon'. Il est arrivé un moment où j’ai dit, 'C’est bon' pour beaucoup de choses, pour lesquelles je ne l’aurait pas dit avant.

J’ai gagné une certaine liberté en faisant ce double album, parce que j’ai pu laisser sortir ces gens, des personnages que j’aurais normalement écartés. La plupart du temps, ces chansons se sont retrouvées être mes chansons préférées, et probablement certaines de mes meilleurs chansons, vous savez.

Stockholm (Suède) - 1981
Stockholm (Suède) - 1981
Vous voulez dire le style de chansons qui faisaient partie de votre répertoire sur scène, mais pas sur disque (Fire, Because The Night, Sherry Darling) ?

Oui, je suis le genre de personne qui pense beaucoup à tout. Je ne peux rien y faire. C’est comme si j'étais un idiot qui pense. C’est une facette importante chez moi. L’autre facette, c’est que je peux monter sur scène, m'en débarrasser et être hyper-instinctif. Pour être un bon performer, il faut être instinctif. C’est comme de marcher dans la jungle, ou de faire n’importe quoi impliquant ce côté "corde raide", ce côté qui exige de vous d’être instinctif. Et en plus, il faut être à l’aise en le faisant.

Comme ce soir, où je me suis cassé la figure. Je ne m’en suis pas inquiété. J’y suis allé, c’est arrivé comme ça (rires). Vous pensez simplement, "Et après ?". Au moment où j’allais sauter sur cette enceinte, je ne pouvais pas m’inquiéter de savoir si j’allais réussir ou pas. Ce n’est pas possible. Il faut le faire, c'est tout. Et si vous le faites, vous le faites, et si vous ne le faites pas, vous ne le faites pas, et il se passe autre chose. Sur scène, c’est ainsi...

Maintenant quand j'entre en studio, ces deux choses sont opérationnelles. Quand nous jouons sur ce disque, j’ai l’impression qu’il y a cette même chose que lorsque nous jouons sur scène. A mes yeux, on ne joue pas ces trucs sur scène d'une meilleure façon que sur le disque. Je peux encore l’écouter. En général, deux semaines après la sortie d’un disque, je ne peux plus l'écouter. Parce que dès que j’entends une mauvaise prise sur la console, elle me semble dix fois meilleure que ce que nous avons fait en studio, durant tout ce temps. C’est le tout premier album que j’arrive à écouter après sa sortie, et il me semble bon.

Mais en studio, je suis conceptuel. J'en ai conscience. Et il y a un moment où j’essaierais bien d’arrêter de me comporter ainsi.

"Non, c’est mauvais. Regardez tous ces disques formidables et je vous parie qu’ils n’y ont pas pensé de cette façon ou qu’ils n’y ont pas réfléchi, ni aussi longtemps". Vous réalisez que ce n’est pas grave. C’est sans importance, c'est ridicule. Je me suis retrouvé dans une position où j’ai simplement dit, "Eh bien, c’est ce que je fais, et ce sont mes atouts et ce sont mes fardeaux". Je me suis senti bien avec le fait d’être cette personne.

Mais seulement après avoir été jusqu’aux extrêmes. Darkness est le moins spontané de vos disques.

C’est vrai et c’est bizarre parce que Darkness On The Edge Of Town, c’est une prise jouée live en studio. Streets Of Fire est aussi jouée live en studio, essentiellement. Factory est live. L’important n’est pas la manière dont vous le faites réllement. L’idée est d’avoir l’air spontané, pas d’être spontané.

Alors à ce stade-là, je venais de me faire à l’idée d’accepter certaines choses qui m’avaient toujours mis mal à l’aise. J’ai arrêté de déterminer des limites et des définitions – que, de toute façon, je rejetais toujours, mais pour lesquelles j'avais toujours culpabilisé. En passant beaucoup de temps en studio, j’ai fini par ne plus culpabiliser sur ces choses-là. Je me suis dit, "C’est moi, et c’est ce que je fais. Je travaille lentement, et je travaille lentement pour une raison: obtenir les résultats que je désire".

Quand on essaye de définir ce qui fait un bon disque de rock, ou ce qu’est le rock, tout le monde a sa propre définition. Mais quand vous y mettez des limites, vous vous débarrassez simplement de certaines choses.

Une de vos définitions n’est-elle pas l’absence de limites ?

Je pense que oui. C’est ma définition, j’imagine. Eh, vous pouvez aller dans la rue et danser le twist et c’est du rock’n’roll. C’est l’instant présent, ce sont toutes ces choses (rires). C’est marrant pour moi, vraiment.

Vous savez, ma musique utilise des choses du passé, parce que le passé sert à ça. C’est pour apprendre. Ce n’est pas pour vous limiter, elle ne devrait pas vous limiter, ce qui je pense était l’une de mes craintes sur Ramrod. Je ne veux pas faire un disque comme on en faisait dans les années 50, 60 ou 70. Je veux faire un disque pour aujourd’hui, qui soit dans le présent.

Pour le faire, je retourne en arrière, toujours et encore plus loin. Jusqu’à l’époque de Hank Williams, jusqu’à l’époque de Jimmy Rodgers (5). Parce que dans ces disques l’élément humain devrait, au minimum, en être le cœur. L’élément humain qui se trouve dans ces disques est véritablement beau et formidable. J'écoute ces trucs de Hank Williams et de Jimmy Rodgers et Wow ! Quelle inspiration ! Ils ont cette beauté et cette pureté. C’est la même chose pour beaucoup de grands disques des années cinquante, et les premiers rockabilly. Je suis remonté dans le temps pour fouiller toutes les chansons rockabilly des débuts car… comme ces gens étaient mystérieux !

Il y a cette chanson, Jungle Rock de Hank Mizell (6). Où est Hank Mizell ? Que lui est-il arrivé ? Quelle personne mystérieuse, quel fantôme. Et vous mettez ce truc sur la platine et vous le voyez. Vous le voyez dans un petit studio, à l’époque, en train de chanter cette chanson. Sans raison (rires). Il ne sort rien de cette séance. Le disque ne s’est pas vendu. Il n’a pas été numéro un, et il ne jouait pas non plus dans de grandes salles.

Mais quel moment, quel moment mythique, quel mystère. Ces disques sont pleins de mystère: ils sont enveloppés de mystère. Comme ces dingues venus de nulle part, ils étaient tellement vivants. La joie et l’abandon. Des disques qui vous donnent de inspiration, tant d’inspiration, ces disques.


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