Bruce Springsteen
Accueil
Envoyer à un ami
Version imprimable
Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager

Canal+, 10 mai 2006

La voix de la démocratie américaine



****

Canal+, 10 mai 2006
Vu d'Europe, le fait que vous débutiez votre tournée à la Nouvelle-Orléans, huit mois après Katrina, a été perçu comme un symbole fort. Quelqu'un a même écrit que le rocker du New Jersey était devenu un troubadour évangéliste. Êtes-vous d'accord avec cette définition ?

Un quoi ?

Un troubadour évangéliste...

C'est ce que nous avons toujours fait ! Et c'est ce qui fait partie du boulot. Nous prêchons tous les soirs avec une ferveur évangélique ! J'espère que c'est pour la bonne cause. Mais j'ai toujours aimé l'extase qu'on trouve dans le gospel et dans toutes les grandes musiques. C'est le cas de certains morceaux de musique cajun de Louisiane, musique qui vient d'ici, en France, et qui, quand on s'y plonge, fait penser à une musique de transe religieuse. Cette tentative visant à créer une expérience qui vous transforme, qui vous mette dans une sorte de transe, d'extase est quelque chose qui... Prenez Elvis: quand on le voit sur la pochette de l'un de ses premiers albums avec sa guitare, la tête renversée en arrière, la bouche ouverte, les yeux fermés, c'est une posture d'extase. C'est la posture de quelqu'un qui est transformé par l'extase. Et c'est pour cette raison que les gens ont adoré le rock'n'roll ! Parce que c'est à cette image que le rock'n'roll renvoie. Elvis a grandi avec le gospel et, intentionnellement ou non, l'image émanait de lui. Et ce fut l'une des plus belles composantes et l'une des plus cachées du rock. Quand il est apparu, les gens n'ont pas compris. Regardez Jerry Lee Lewis. Il ne comprenait pas lui-même qu'il conduisait les gens à l'extase, simplement grâce à la ferveur et à l'intensité de son interprétation. Et c'est ce que nous cherchons tous. J'ai beaucoup d'admiration pour ces chanteurs. La plus belle musique vocale au monde est le gospel. Une des plus fabuleuses qui soient. Et ce que nous recherchons, à notre petit niveau, c'est de s'en approcher. Donc, c'est tout ça.

On aurait été moins surpris de vous voir enregistrer des chansons de Woody Guthrie ou de Bob Dylan, dont vous avez toujours revendiqué l'influence. Pourquoi avoir choisi Pete Seeger ?

Pete a la plus fantastique collection de chansons que je connaisse. Pas seulement de musique folk américaine, mais aussi de musique du monde entier. Tout l'intéressait, il a ratissé très large et il a trouvé de la valeur dans toutes ces voix, qui auraient été perdues sans lui. Il a vraiment consacré sa vie à la promotion de cette musique. Il y a bien d'autres interprètes. J'adore Woody et évidemment Dylan qui est, comme je l'ai dit, le père de mon pays. Le pays qu'il a décrit dans ses premiers albums, c'est le notre. C'est la première vision réaliste de l'Amérique qu'il m'ait été donné d'entendre, plus réaliste que celle de mes livres d'histoire, à l'école. Mais pour ce qui est de la grande bibliothèque de voix folk, qui auraient été perdues sans son intervention, Pete est le seul artiste à avoir amassé une telle collection musicale. Avec lui, c'est très facile, parce qu'il y a tout sur ses disques. Mais Woody est un fabuleux auteur-compositeur. Les gens comme lui creusent en profondeur, mais restent toujours un peu restreint.

Vous savez que Seeger a été sur la liste noire (5) au début des années 50 ?

Oui, l'Amérique des années 50...

Il est même allé en prison. Pensez-vous qu'il incarne "l'esprit de résistance" ? Vous comprenez ce que cela signifie ? Est-ce que c'est un esprit qu'il faut mettre en avant aujourd'hui ?

Aujourd'hui plus que jamais, surtout pour nous autres, Américains. Le moment n'a jamais été aussi indiqué. Je ne suis plus tout jeune, j'ai vécu pas mal de choses: j'étais adolescent dans les années 60, j'ai traversé plusieurs périodes de l'histoire américaine, mais je crois que celle-ci... c'est la plus terrifiante. On a vu une poignée d'hommes arriver au pouvoir avec un certain nombre d'idées auxquelles ils adhèrent depuis un moment, et ils ont réussi à imposer leurs vues à un président totalement immature, quelqu'un qui, à la base, n'avait rien à faire là. Et même quand vous regardez ce que Bush a fait, comparé à ses discours de campagne préélectorale, il y a quasiment un revirement à 180 degrés sur de nombreux sujets. L'occasion s'est présentée et malheureusement, ils ont su en profiter à un moment où les Américains avaient peur et se sentaient vulnérables. Et ça a marché. Ils ont eu la guerre qu'ils voulaient, l'argent est allé là où ils voulaient qu'il aille, non pas là où les gens en avaient besoin. Sans parler de l'élection en elle-même, qui a presque été un coup d'État judiciaire. Cet esprit de résistance devrait donc trouver un terrain fertile aujourd'hui aux États-Unis. Il y a beaucoup de mécontentement à l'heure actuelle, et si les dernières élections avaient eu lieu six mois plus tard, je ne suis pas sûr que l'issue aurait été la même. Mais il y a énormément de mécontentement et, en ce moment, la société bouge.

Si l'une de vos chansons devait devenir un classique folk et être encore jouée dans cent ans, laquelle vous voudriez que ce soit ?

Je n'en sais rien. Peut-être que The River pourrait se glisser dans les recueils de musique folk en tant que classique de la ballade folk. Mais nous ne savons jamais comment tout évoluera. J'ai fait des versions de Born In The U.S.A., lors de la tournée Devils & Dust, qui étaient très blues. Tout dépend de l'interprétation. Je ne sais pas de quoi les gens se souviennent ou ne se souviennent pas, aujourd'hui. Mais ce qui est intéressant concernant les chansons que nous avons chantées dans les années 90, c'est qu'aux États-Unis, elles font quasiment partie de la scène underground.

Évidemment, beaucoup de gens diront "La musique dont je me souviendrai, c'est celle que j'écoutais au lycée". Mais il y a aussi tout un tas de choses qui perdurent en-dessous. Toutes ces voix de l'Amérique... L'Amérique est un pays très vaste et très bruyant. Et c'est difficile de s'y faire entendre, à l'heure actuelle. Mais ces voix, ces chansons sont là. Jackson Browne m'a dit un jour "L'avantage des bonnes chansons, c'est qu'elles restent. On les écrit, on peut les chanter toute notre vie et quelqu'un peut les reprendre. Si elles sont bonnes, elles restent". Donc, il y a toutes ces superbes chansons qui sont là en-dessous et qui forment cet espèce de terreau de la culture américaine. Elles ne disparaîtront jamais. Elles seront toujours là. Et un type arrivera avec une guitare dans 50 ans, dans 20 ans et dira Jesse James, c'est génial ! Je veux chanter cette chanson, ou Eyes On The Prize. Il va se retrouver dans ces chansons et elles seront à nouveau chantées. Si j'ai de la chance et que j'ai bien fait mon boulot, quelques unes de mes chansons feront peut-être leur trou et leur chemin dans ce terreau. Et un jeune les reprendra peut-être un jour. Ce serait bien. Si ce n'est pas le cas, ce n'est pas grave. Elles sont pour vous maintenant ! Mais toute cette matière est là et accessible. Et ce qui se passe en surface, très souvent dans la culture américaine, et aussi dans la vie politique, peut sembler immuable. Et il se passe des choses dramatiques, des décisions dramatiques sont prises et leurs conséquences sont souvent tragiques. Mais en dessous, ces voix-là chantent toujours. Mississipi John Hurt a écrit cette magnifique chanson I Shall Not Be Moved: "Je ne céderai pas, je ne céderai pas / Tel un arbre planté près de l'eau, je ne céderai pas" et toutes ces voix chantent quelque part en-dessous. C'est ça le truc !

Merci Antoine.

Merci beaucoup.

****

NOTES

****

(1) Un "milagro" (miracle) est une image donnée à un saint, comme forme de dévotion ou de gratitude. Cette figurine est utilisée comme porte-bonheur ou talisman.

(2) L'overdub (ou enregistrement fractionné) est une technique qui consiste à ajouter des sons à des prises de son précédemment enregistrées.

(3) Les murder ballads sont des ballades traditionnelles et populaires centrées sur le thème du meurtre et qui évoquent en détail le crime et ses conséquences.

(4) Harry E. Smith (1923-1991) était un artiste américain, cinéaste, musicologue, peintre... En 1952, Folkways Records lui propose d'éditer son énorme collection de vinyles sous le titre de Anthology of American Folk Music, composée d'enregistrements sortis entre 1927 et 1932.

(5) De 1947 à 1953, la commission du Sénateur Joseph McCarty est mise en place pour traquer d'éventuels agents, militants ou sympathisants communistes. Cette véritable "chasse aux sorcières" concernait les fonctionnaires, les artistes, dont les noms figuraient sur une liste noire.

****

Lien Canal+

1 2



Lu 965 fois