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Rolling Stone, 22 septembre 2004

Les urnes & les autres



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Rolling Stone, 22 septembre 2004
Jusqu'à quel point suivez-vous cette campagne ?

Je pense que le Sénateur Kerry, pendant longtemps, ne s'est pas trop éloigné de son terrain. C'est en partie son style. Malgré tout, la présidentielle, c'est un peu comme un combat de poids lourds: il faut aller chercher la victoire. Il a un style volontairement lent qui ne fait pas de lui un candidat très exaltant, mais qui pourrait donner un très bon président. Bien sûr, avant tout, il faut y arriver.

L'un des aspects les plus dérangeants de cette élection, c'est la machinerie qui fait sonner les mensonges comme des vérités, et les vérités comme des mensonges. Cette machinerie du marketing est devenue très puissante. Le Sénateur Kerry doit faire en sorte que les gens voient l'homme caché derrière le voile. Il doit prendre le risque de dévoiler toutes les supercheries du gouvernement. Ce n'est qu'un château de cartes, qui tient debout grâce à des jeux de miroirs. La bonne nouvelle, pour Kerry, c'est qu'il a les faits pour lui. La mauvaise nouvelle, c'est que dans le climat actuel, cet avantage peut très bien n'avoir aucune importance. A lui de montrer à quel point ça compte.

Que pensez-vous de la manière dont la presse couvre et mène la campagne ?

La presse a laissé tomber le pays. Elle a adopté une attitude très immorale. Les nouvelles les plus importantes en sont réduites à une présentation simpliste du type: un camp dit ceci et l'autre dit cela. Fox News (réseau câblé de Rupert Murdoch, principal soutien financier de la droite américaine, ndt) et la droite républicaine ont intimidé la presse. Elle s'est réfugiée derrière une incroyable bonne conscience et, pour paraître objective, s'enferme dans une logique qui la pousse à abandonner une part de ses responsabilités et de son pouvoir légitime.

La presse libre est censée être la ligne de vie et le sang de la démocratie. Voilà les responsabilités de cette institution. Mais l'audience et l'argent la pervertissent, et la dissuadent de consacrer ne serait-ce qu'une heure aux conventions des partis. En dépit de la mise en scène que les caractérise, je pense qu'elles sont quand même un peu plus importantes que les gens qui mangent des insectes ! Parfois, la vie politique de la nation devrait être prioritaire. Il ne faut pas croire que ces choix sont faits par hasard, qu'ils ne signifient rien. Si vous voulez regarder des gens manger des insectes, c'est très bien, je peux aussi le comprendre, mais faites-le un autre soir !

Les vraies informations sont celles dont nous avons besoin pour protéger notre liberté. Et nos informations sont dignes des tabloïds, avec une bonne dose de sang et un patriotisme pompeux de façade. Les gens doivent faire trop de recherches minutieuses pour trouver les informations dont ils ont besoin pour protéger leur liberté. Alors qu'elles devraient être glorieusement annoncées tous les soirs ! La perte de la sobriété et du sérieux de cette institution a eu un effet dévastateur sur la capacité des gens à réagir aux événements quotidiens.

Pensez-vous que la presse nous éloigne d'une perception juste et objective de ces élections ?

C'est devenu très compliqué et la vérité est brouillée. Qu'on aime ou non le film de Michael Moore (Fahrenheit 9/11), l'une de ses grandes qualités est de montrer à quel point la guerre que nous voyons le soir à la télévision est édulcorée. Le fait que le gouvernement interdise les photos de cercueils enveloppés dans les drapeaux, ou que le président ne se soit pas présenté à un seul enterrement des jeunes qui ont sacrifié leur vie pour sa politique est honteux. Les patrouilleurs du Vietnam [anciens combattants qui ont remis en question les états de services de John Kerry] ont finalement été discrédités, mais cette atmosphère créée par l'exposition médiatique généralisée dont ils ont bénéficié, tendrait à les crédibiliser.

Vous avez longuement et mûrement réfléchi au fait d'être Américain, aux singularités de notre identité, de notre position dans le monde et à tout ce qu'elles impliquent. Quel aspect de l'Amérique vous encourage à vous battre, à la défendre ?

Je crois avoir vécu une vie américaine typique. La manière dont j'ai grandi, la ville où j'ai grandi, la vie dans ma famille, les choses que je pensais, celles auxquelles j'aspirais, tout ceci me revient naturellement quand j'écris. Je pense que la nature des élections actuelles implique intrinsèquement un débat sur l'âme de la nation. Nous pouvons choisir d'élargir la justice économique à tous les citoyens ou ne pas le faire. Nous pouvons assainir et responsabiliser notre politique étrangère, ou ne pas le faire. Pour moi, ces questions sont au cœur de la vie spirituelle de la nation. J'ai déjà écrit des choses à ce sujet. Nous ne pouvons pas abandonner. Il faut nous battre encore et encore...

Quand vous vous embarquez dans une vie créative, vous découvrez qu'elle a une dynamique autonome. Vous la dirigez en partie, et vous surfez en partie sur la vague. Si votre travail est attaché à la vie des gens, à la vie de votre ville, de votre famille, de votre pays, alors vous restez comme tout le monde: vous êtes à la merci des évènements, vous êtes emporté par les courants du temps et de l'histoire.

En d'autres termes, "Bon Dieu, je viens d'ici et mes chansons parlent de tout ce qui a compté pour moi !" J'étais sérieux quand je les ai écrites. J'étais sérieux quand je les ai chantées et que j'ai eu un peu d'impact dans les années 80. Je n'ai jamais rien fait par caprice. Je suis capable de prendre ma guitare, de gagner ma vie, d'attirer l'attention sur ceux qui font le vrai boulot et d'avoir un peu d'écho dans les villes que nous visitons. Vous faites un peu de route et, allez savoir comment... ça marche !

Avez-vous ressenti l'appel de votre nation ou de votre communauté ?

Je n'en sais rien. Personnellement, je ne pense pas avoir tant d'importance. J'ai eu une longue vie avec mon public. Je raconte très souvent cette histoire du type, à la sortie de The Rising, qui m'a crié, à travers la fenêtre de sa voiture, "Hé, Bruce ! On a besoin de toi !" Parfois, dans un club, vous tombez sur des gens qui vous disent, "Hé, mec ! Comment ça va ?" Et alors, c'est parti, "Hé, on a besoin de toi !" Bien sûr, ils n'ont pas vraiment besoin de moi, mais ils ont besoin de mon travail. Oui, je l'avoue, j'en suis fier. C'est la vraie nature de mon groupe. C'est pour ça que nous sommes faits.

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Photographies Danny Clinch

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