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Rolling Stone, 06 décembre 1984

The Rolling Stone Interview



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Rolling Stone, 06 décembre 1984
Born In The U.S.A., la chanson titre de votre nouvel album, est une de ces chansons rares: un morceau de rock enthousiaste qui parle aussi de la douleur des laissés-pour-compte - dans ce cas précis, les vétérans américains de la guerre du Vietnam. Depuis combien de temps avez-vous pris conscience de l'expérience de ces vétérans ?

Je ne sais pas si quiconque pourrait imaginer ce à quoi ressemble leur expérience spécifique. Je ne pense pas y arriver, vous comprenez ? Je crois qu'il fallait le vivre. Mais quand vous pensez à tous ces jeunes hommes et femmes, qui sont morts au Vietnam, et combien sont morts depuis leur retour - survivre à une guerre, revenir et ne pas y survivre - il faut savoir qu'à l'époque, le pays a tiré avantage de leur sacrifice. A un moment donné, ils ont véritablement été généreux avec leurs vies.

Quelle a été votre expérience personnelle du Vietnam ?

Je n'en ai pas vraiment eue. Il n'y avait aucune sorte de conscience politique à Freehold, à la fin des années soixante. C'était une petite ville et la guerre semblait très éloignée. Enfin, j'étais au courant par quelques amis qui y partaient. Le batteur de mon premier groupe a été tué au Vietnam. Il s'est engagé et a rejoint les Marines. Il s'appelait Bart Hanes. C'était un de ces gars qui plaisantait tout le temps, il faisait toujours le clown. Il est arrivé un jour et a dit, "Je me suis engagé. Je pars au Vietnam". Je me rappelle qu'il disait ne pas savoir où le Vietnam se trouvait. Et c'était tout. Il est parti et il n'est jamais revenu. Et les gars qui sont revenus n'ont plus jamais été les mêmes.

Comment avez-vous réussi à éviter l'incorporation ?

J'étais 4-F (inaptitude au service militaire pour des motifs physique, mental ou moral, ndt). J'ai eu un traumatisme crânien suite à un accident de moto à l'âge de 17 ans. Et puis, j'ai sorti toute la panoplie de l'époque, vous savez: remplir les formulaires n'importe comment, ne pas faire les tests. A 19 ans, je n'étais pas prêt à être généreux avec ma vie. J'ai été convoqué pour l'incorporation et quand j'ai pris le bus pour passer la visite médicale, je n'avais qu'une idée en tête: "Je n'irais pas". J'avais essayé d'aller à l'université, mais le lieu ne me convenait pas. Je suis allé dans une université à l'esprit très étroit où on m'a mené la vie dure et j'ai été chassé du campus. J'étais différent par mon allure et mon comportement, alors j'ai abandonné les études. Et je me rappelle être dans ce bus, j'étais avec deux ou trois copains de mon groupe et le reste du bus était rempli à 60, peut-être à 70 % de noirs, originaires d'Asbury Park. Et je me demandais ce qui fait que ma vie et celle de mes amis soit moins importante que quelqu'un allant à l'université. Ce n'était pas normal. Et c'était bizarre parce que mon père avait fait la 2nde Guerre Mondiale et il était du genre à me dire: "Attends que l'armée te prenne. Ils vont te couper les cheveux. J'ai hâte que ce moment arrive. Ils feront de toi un homme". Nous nous disputions beaucoup à cette époque. Et je me rappelle que je suis parti pendant trois jours et quand je suis revenu, je suis entré dans la cuisine, et les parents étaient là, et ils m'ont demandé: "Où étais-tu ?". Et je leur ai dit: "J'ai été appelé pour la visite médicale". Et ils m'ont dit: "Et alors ?". J'ai dit: "Ils n'ont pas voulu de moi". Mon père était assis là, et il ne m'a pas regardé, il a simplement regardé droit devant lui. Et il a dit: "C'est bien". C'était... Je ne l'oublierai jamais. Je ne l'oublierai jamais.

Quelle ironie alors, que vous soyez aujourd'hui le héros de la droite, avec George Will (1), l'éditorialiste conservateur, qui fait l'éloge de votre récent concert à Washington DC, et le président Reagan (2) qui mentionne votre nom en faisant campagne dans le New Jersey, votre état d'origine.

Je crois que ce qui ce passe aujourd'hui, c'est que les gens veulent oublier. Il y a eu le Vietnam, il y a eu le Watergate, il y a eu l'Iran - nous avons été battus, nous avons été bousculés et enfin, nous avons été humiliés. Et je crois que les gens ont besoin de se sentir à l'aise vis-à-vis du pays dans lequel ils vivent. Mais ce qui se passe, je crois, c'est que ce besoin - qui est une bonne chose - devient manipulé et exploité. Et vous voyez ces publicités pour la ré-élection de Reagan à la télévision, "C'est un jour nouveau en Amérique". Et vous vous dites, que non, ce n'est pas un jour nouveau à Pittsburgh. Ce n'est pas un jour nouveau au-delà de la 125ème rue à New York. Il fait nuit, et il y a une mauvaise lune qui se lève. Et c'est pour cette raison que lorsque Reagan a mentionné mon nom dans le New Jersey, j'y ai senti une manipulation de plus et il fallait que je me dissocie des mots aimables du président (3).

Mais, n'avez-vous pas joué le jeu des patriotes purs et durs, en sortant, une année électorale, un album qui s'appelle Born In The U.S.A., avec le drapeau américain déployé en couverture ? 

En fait, nous avons mis le drapeau sur la couverture, car la première chanson s'appelle Born In The U.S.A., et que le thème général de l'album épouse les thèmes sur lesquels j'écris depuis les six ou sept dernières années. Mais le drapeau est une image forte, et quand vous l'utilisez, vous ne savez pas ce que les gens vont en faire.

En fait, je connais un fan qui extrapole sur la photo de vos fesses sur la pochette et dit, qu'en réalité, vous êtes en train de pisser sur le drapeau. Y-a-t-il un message ?

Non, non. C'était involontaire. Nous avons pris beaucoup de photos différentes, et à la fin, la photo de mon cul rendait mieux que la photo de mon visage, alors c'est ce que nous avons mis sur la couverture. Je n'avais aucun message caché. Ce n'est pas mon genre.

Rolling Stone, 06 décembre 1984
Bon, où vous situez-vous politiquement ? Les élections sont dans deux semaines: êtes-vous inscrit pour voter ?

Je suis inscrit, oui. Je ne suis pas inscrit sous les couleurs d'un parti ou d'un autre. Je n'aime pas cette forme de pensée. Je trouve que c'est difficile de comprendre le système électoral dans son ensemble tel qu'il est. Je ne crois pas... je suppose que s'il y avait quelqu'un en qui je pourrais croire fortement à un moment donné, un jour, vous comprenez...

Vous ne pensez pas que (Walter) Mondale (vice-président de Jimmy Carter de 1977 à 1981 et candidat démocrate en 1984, ndt) serait meilleur que Reagan ?

Je ne sais pas. Je pense qu'il existe des différences importantes, mais je ne sais pas dans quelle mesure. Et c'est très difficile à dire, d'après leur rhétorique pré-électorale. Cette rhétorique semble toujours changer dès qu'ils entrent en campagne. C'est pour cette raison que je ne me sens pas, aujourd'hui, de véritable connexion avec cette politique électorale - qui ne peut être le meilleur moyen de trouver le meilleur homme capable de faire le boulot le plus efficace. Je veux juste essayer de travailler de manière plus directe avec les gens, essayer de trouver un moyen pour que mon groupe tisse des liens avec les communautés que nous rencontrons. Je crois que c'est une action politique, un moyen de contourner tout ce truc électoral. La politique humaine. Les gens peuvent faire beaucoup à titre individuel. Je pense que c'est ce que j'essaye de comprendre maintenant: à quel moment les sujets théoriques sur lesquels vous écrivez s'entrecroisent-ils avec les formes d'action concrètes, des formes d'implication directes dans les communautés appartenant à mon public ? Il semble qu'il y ait une progression inévitable de ce que fait le groupe, de l'idée pour laquelle nous nous sommes embarqués là-dedans. Nous voulions jouer car nous voulions rencontrer des filles, nous voulions nous faire des tonnes de fric, et nous voulions un peu changer le monde, vous voyez ?

Avez-vous déjà voté ?

Je crois que j'ai voté pour McGovern en 1972.

Que pensez-vous de Ronald Reagan ?

Et bien, je ne le connais pas. Mais je pense qu'il offre une image très mythique et très séduisante et c'est une image à laquelle les gens veulent croire. Je pense qu'il y a toujours eu cette nostalgie pour une Amérique mythique, pour les époques passées, où tout était parfait. Et je pense que le président incarne cette nostalgie pour beaucoup de gens. Sa présidence est très mythique. Je ne sais pas si c'est un mauvais personnage. Mais je pense qu'il y a une grande partie des gens de ce pays dont les rêves ne signifient rien pour lui, et qui se retrouvent simplement rejetés, sans distinction. Ma vision de l'Amérique est celle d'un pays au grand cœur, avec une vraie compassion. Mais ce qui est difficile à l'heure actuelle, c'est que la conscience sociale qui caractérisait les années soixante est en quelque sorte démodée. Vous sortez de chez vous, vous allez au boulot, vous essayez de gagner autant d'argent que possible et de prendre du bon temps le week-end. Et c'est considéré comme normal.

L'état de la nation pèse lourdement, parfois avec subtilité, sur les personnages décrits dans vos chansons depuis des années. Considérez-vous que vos albums sont liés entre eux par un point de vue socio-politique en évolution ?

Je crois que ce qui m'a toujours intéressé, c'était de bâtir une œuvre - des albums liés les uns aux autres et se répondant. Et j'ai toujours voulu faire des albums plutôt que des assemblages de chansons. Je crois que j'ai commencé bizarrement avec The Wild, The Innocent & The E Street Shuffle - surtout la deuxième face, qui est assez homogène. Je voulais trouver un groupe de personnes et les suivre quelque peu dans leurs vies. Puis, avec Born To Run, Darkness On The Edge Of Town et The River, j'ai essayé de tout relier ensemble. Dans Born To Run, il y avait cette quête, pour moi ce disque a quelque chose de religieux. Pas dans un sens religieux orthodoxe, mais il parle de choses essentielles. Cette quête, la foi, et l'idée d'un espoir. Et sur Darkness, il y avait ce conflit entre le personnage et le monde réel. Il finit vraiment seul et complètement dévasté. Puis dans The River, le personnage essayait de revenir, de se trouver une forme de communauté. Il y avait plus de chansons qui parlaient de relations entre les gens: Stolen Car, The River, I Wanna Marry You, Drive All Night, et même Wreck On The Highway - des gens qui essayent de trouver une forme de consolation dans l'autre. Avant The River, il n'y avait presque pas de chansons sur les relations. Très peu. Puis dans Nebraska... je ne sais pas ce qui s'est passé pour celui-là. Il est venu de nulle part.

Rolling Stone, 06 décembre 1984
L'inspiration principale ne venait-elle pas du film Badlands (4) de Terrence Malick, un film qui parlait du tueur de masse Charles Starkweather et de sa petite amie, Caril Fugate ?

J'avais déjà écrit Mansion On The Hill pendant la dernière tournée. Puis je suis rentré chez moi - j'habitais dans un endroit qui s'appelle Colts Neck, dans le New Jersey - et je me suis rappelé avoir vu Badlands et lu à ce sujet le livre, Caril, et c'était juste l'état d'esprit dans lequel j'étais à ce moment-là. Je louais une maison sur un lac, et je ne sortais pas beaucoup, et je me suis mis simplement à écrire. J'ai écrit Nebraska, toutes ces chansons, en deux mois. Je voulais écrire d'une façon plus petite que je ne l'avais fait, écrire avec des détails précis - ce que d'une certaine manière j'avais commencé à faire avec The River. Mes influences du moment venaient du film et de ces nouvelles que je lisais, écrites par Flannery O'Connor - elle est vraiment incroyable.

Y-avait-il quelque chose d'emblématique de la condition américaine chez Starkweather qui vous a frappé ?

Je pense que quand vous pouvez atteindre un stade où le nihilisme, si le terme est juste, vous submerge, et que les lois de bases établies par la société - qu'elles soient religieuses ou sociales - perdent toute signification, alors les choses peuvent devenir très sombres. Si vous perdez ces contraintes, alors tout s'en va. Les forces qui ont été mises en œuvre - je ne sais pas exactement ce qu'elles peuvent être. Je crois qu'il doit y avoir beaucoup de frustration, un manque de quelque chose sur quoi se raccrocher, un manque de contact avec les gens, vous voyez ? C'est une des choses les plus dangereuses, il me semble - l'isolement. Nebraska parlait de cet isolement de l'Amérique. Qu'arrive-t-il aux gens quand ils sont isolés de leurs amis et de leur communauté, de leur gouvernement et de leur boulot ? Car ce sont ces choses qui maintiennent votre équilibre mental, qui donnent un sens à la vie, d'une certaine façon. Et si elles disparaissent, vous commencez à exister dans un vide où les contraintes de base de la société deviennent une farce, et la vie devient une farce. Et n'importe quoi peut arriver.

La forme dépouillée et acoustique que vous avez finalement choisie pour Nebraska semblait-elle la plus appropriée pour une œuvre aussi sombre ?

Et bien, au départ je ne faisais que quelques chansons pour le prochain album rock, et je trouvais que ce qui me prenait toujours autant de temps en studio, c'était l'écriture. J'arrivais en studio et je n'avais rien d'écrit ou rien d'assez bien écrit, alors j'enregistrais pendant un mois, je faisais deux, trois trucs, je repartais chez moi, j'écrivais encore, j'enregistrais pendant un mois de plus - ce n'était pas très efficace. Cette fois-ci, j'ai acheté un petit magnétophone Teac 4-pistes et je me suis dit: "Je vais enregistrer ces chansons et si elles sonnent bien juste avec moi, alors je les apprendrai au groupe". Je pouvais chanter et jouer de la guitare et donc, il restait deux pistes pour faire autre chose, comme ajouter une guitare ou ajouter des harmonies. C'était juste censé être une démo. Puis, j'avais cette petite table de mixage Echoplex, et le tour était joué. Et c'est cette cassette qui est devenu le disque. C'est incroyable d'en être arrivé là, parce que j'ai trimballé cette cassette avec moi, dans ma poche, sans boitier, pendant deux semaines, je l'ai traînée partout. Finalement, nous avons réalisé, "Oh, mais c'est l'album". Techniquement, le disque a été dur à faire. Les morceaux étaient enregistrés bizarrement, l'aiguille lisait beaucoup de distorsion et ne gravait pas la cire. Nous avons presque faillit le sortir en cassette.

Je comprends que Born In The U.S.A. a été écrit en fait à la même époque que Nebraska; existe-t-il d'autres chansons du nouvel album qui datent de cette époque ?

En fait, la moitié de Born In The U.S.A. a été enregistré à l'époque de Nebraska. Quand nous sommes d'abord allés en studio pour enregistrer Nebraska avec le groupe, nous avons enregistré la face A de Born In the U.S.A. et le reste du temps, je l'ai passé à essayer de trouver la face B - Bobby Jean, My Hometown, presque toutes ces chansons. Donc, si vous regardez ces textes, surtout sur la face A, l'écriture est réellement très proche de celle de Nebraska - les personnages et les histoires, le style d'écriture - sauf que les arrangements sont faits pour le groupe.

Vous semblez avoir adopté une approche plus spontanée, moins laborieuse pour enregistrer cet album. Max Weinberg a dit que la chanson titre, Born In The U.S.A. est la deuxième prise - et qu'il ne savait même pas que le groupe allait reprendre à la fin, jusqu'à ce que vous lui fassiez signe dans le studio.

Oh, oui. Le morceau entier est joué live. La plupart des chansons de Born In The U.S.A. ont moins de cinq prises, et Darlington County est live, Working On The Highway est live, Downbound Train, I'm On Fire, Bobby Jean, My Hometown, Glory Days - presque tout l'album est enregistré live. Aujourd'hui notre technique de base d'enregistrement n'est pas vraiment fastidieuse. Le groupe joue vraiment bien ensemble, et en cinq ou six prises d'une chanson, c'est bon. Born To Run a été le seul album pour lequel j'ai fait énormément de prises, c'est aussi le seul album pour lequel je n'ai écrit qu'une chanson de plus que ce que nous avons enregistré. Pour Born In The U.S.A., nous avons peut-être enregistré une cinquantaine de chansons. Ce n'est pas l'enregistrement qui prend le plus de temps, c'est l'écriture - et l'attente, jusqu'à ce que je sente, "Tiens, nous tenons un album là: nous racontons une histoire". Nous enregistrons beaucoup, mais nous ne sortons pas beaucoup.

Les acheteurs de disques pirates prétendent que certains de vos titres jamais publiés font partie de ce que vous avez fait de mieux. Est-ce que le marché très actif des bootlegs concernant vos inédits vous embête ?

Je crois que personne n'aime l'idée qu'une chanson qu'il a écrite, lui est d'une certaine façon, volée ou présentée d'une manière dont il n'aurait pas voulu la présenter - la qualité est mauvaise, et ils sont tellement chers. Je n'ai moi-même aucun bootleg. Je me suis toujours dit qu'un jour, je sortirai un album avec tous ces titres inédits. Je pense qu'il y a de bonnes choses et qui méritent d'être publiées. Peut-être un jour ou l'autre, je le ferai.



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