Bruce Springsteen
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Par Meiert Avis



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Carlo Di Palma.

J'avais effectué des recherches sur les prises de vue chorégraphiées de Carlo Di Palma pour les films de Woody Allen, et j'étais fan de Red Dawn d'Antonioni (Red Desert / Le Désert Rouge, 1964, ndt). Di Palma était un spécialiste pour filmer les longues scènes, évitant de couvrir ou de couper. Carlo avait aussi la réputation d'aimer les zooms, plutôt que les objectifs à focale fixe avec lesquels beaucoup de directeurs de la photographie à la mode se sentaient plus à l'aise. Il vivait et tournait aujourd'hui à New York, et il avait une solide équipe sur place.

J'ai rencontré Carlo à l’Hôtel Algonquin. L'homme est une légende, et comme Springsteen, n'en tire aucune prétention. Son père avait été caméraman, et il avait grandi sur les plateaux, à regarder son père travailler. Carlo avait vécu l'âge d'or du cinéma italien. Il avait filmé Blow Up (Blow Up, d'Antonioni, 1966, ndt), un film qui a inventé une nouvelle façon de raconter des histoires. Et c'était juste le début de sa carrière.

Je suis impressionné, mais il m'a gracieusement pris au sérieux, et il a pris à cœur notre projet de vidéo musicale. Carlo a eu une approche semblable à celle qu'il avait pour un film. Il voulait comprendre les paroles, la motivation de l'artiste, aussi bien que le contexte plus large. Il s'est certainement demandé la raison pour laquelle je m'étais embarqué dans une vidéo en un seul plan-séquence, mais il a gardé son sérieux du début à la fin.

Il existe deux types de directeurs de la photographie. Le premier demande : "Alors, où va la caméra ?". C'est une question qui peut paraitre effrayante, et qui me déconcerte pendant un instant, surtout après quelques heures de sommeil seulement. Mon réflexe utile pour répondre à cette question est : "Donne-moi cinq minutes pour chorégraphier la scène, et on va trouver la solution".

Le second type de directeur de la photo dirige la photographie, en fait. C'est à dire qu'il prend la responsabilité créative de tous les aspects de l'image elle-même, et devient votre partenaire et meilleur ami sur le plateau.

Carlo est, sans aucun doute, un véritable directeur de la photographie, et un collaborateur généreux. Je laisse l'image entre ses mains.

Nous avons résolu les problèmes de maths : à quelle vitesse la caméra avait-t-elle besoin d'avancer, quels genres de grues et de rails aurions-nous besoin, quelle focale serait appropriée, et par conséquent, de quelle taille devait être la cuisine pour accueillir l'équipement et l'équipe nécessaires pour réaliser ce plan.

La réponse logique était, "Le mieux, c'est de construire un décor", mais, par instinct, je savais que Springsteen allait bien mieux se sentir et bien mieux chanter la chanson dans un décor de cuisine "vrai". Il nous fallait juste en trouver une assez grande.

Explorer le New Jersey.

Une des meilleures facettes du job de réalisateur, c'est que vous êtes amenés à visiter toutes sortes de lieux et de personnes que vous n'auriez pas vus normalement.

Ben Dosset et moi avons exploré tout le New Jersey en long et en large. Une virée de plusieurs jours, entre villas, écoles, et hôpitaux. Finalement, nous avons trouvé une maison avec une large cuisine qui pouvait convenir. La propriétaire de la maison était une fan, et elle était heureuse de recevoir Bruce.

Pendant ce temps-là, le budget était négocié. Le tournage coutait cher pour paraitre si peu couteux. Pour le dire différemment, une fois que vous vous engagez sur cette voie du plan-séquence, il n'y a aucune tolérance pour la moindre erreur. Vous devez budgéter à la perfection. Ce qui me ramène à ce coup de téléphone.

20 heures, le soir précédent le tournage.

Je suis dans une cabine téléphonique à proximité du New Jersey Turnpike, envisageant sérieusement le suicide.

Le lieu du tournage est tombé à l'eau. Que faites-vous ? Ben appelle tous ceux qui sont joignables à la production à New York pour savoir s'ils connaissent un endroit qui pourrait convenir dans la zone des Trois-États (New York, New Jersey, Connecticut, ndt). Finalement, une voiture de police s'arrête et nous leur expliquons le problème. Le policier me suggère d'appeler la Garde Nationale, et il nous donne leur numéro de téléphone. Pas une mauvaise idée, surtout qu'à cette heure-ci, il s'agit des seules personnes répondant encore au téléphone. Évidemment, ils se trouvent être fans, et en moins de deux heures, nous nous trouvons dans la vieille cuisine d'une maison vide d'officiers, sur une base de l'armée mise en sommeil.

C'était parfait, à tous points de vue.

L'immense cuisine ouvrait directement sur une salle à manger encore plus grande. Une sécurité totale, plein de parkings pour les camions, rien de précieux à endommager, pas de voisins à ennuyer. Une tempête d'appels téléphoniques a suivi. Nous avons faxé les nouvelles feuilles de service depuis la base. Les pensées suicidaires se sont évanouies dans l'obscurité pour se tapir un autre jour de plus.

Il s’agissait, jusque là, de la pire crise que j'avais traversée sur une production. La production de clips ressemble à la gestion d'un cirque, mis à part que chaque spectacle est un premier spectacle. Vous conduisez une troupe de clowns jusqu'à la piste, pendant que la voiture des clowns tombe en pièces derrière vous. C'est très effrayant, surtout pendant un tournage.

Pour survivre, vous devez être un clown auto-destructeur qui prend des risques. Cette nuit-là, j'ai compris que tout pouvait s'arranger si vous n'abandonniez pas. Depuis lors, lorsque les roues se détachent, je me souviens de cette nuit précise, et je donne un coup de klaxon. N'abandonnez jamais.

Nous sommes retournés au motel à 02 heures 30 du matin pour nous apercevoir que le gérant s'était barricadé dans son bureau, avec nos clés de chambre, et s'était évanoui.

Le tournage.

Au départ, le tournage consistait surtout à résoudre les modalités humaines et techniques d'un mouvement de caméra de quatre minutes et demi. Je voulais que la présence de la caméra ne se remarque pas, un mouvement si lent qu'il ne pouvait se déceler. C'était un plan à la grue. Un mouvement combinant la grue, pendant que la caméra avance sur un traveling, avec un zoom imperceptible.

Carlo éclaira la prise dans un style cinématographique classique chiaroscuro (clair-obscur, ndt), la seule clé possible dans cet endroit unique. Il n'y avait pas de lumière se reflétant dans l’œil, même s'il y a de la lumière dans les yeux. Il n'y avait aucune ombre de grue ou de caméra, même si la caméra se trouve juste devant le visage de Bruce à la fin. Un simple génie.

L'équipe était composée de techniciens expérimentés qui aimaient le défi de devoir réaliser un plan compliqué à la grue. Celui-là était, et reste toujours, unique. Pour réaliser ce plan, il fallait que douze personnes accomplissent chaque mouvement à la perfection, dans une parfaite synchronisation entre eux, à chaque seconde de ces quatre minutes et demi.

La performance de Bruce était quasiment parfaite.

Avec le reste de l'équipe, nous avons bataillé pour tout effectuer de façon juste. Le premier challenge a été la stabilité et la douceur du mouvement. La grue se compose d'un bras massif en acier, équilibré sur un pivot, la caméra à une extrémité, avec des lourdes charges en contrepoids à l'autre extrémité. C'est une bête manipulée par deux personnes, mais c'est avec surprise que son poids est oublié une fois en mouvement. Puis, cette catapulte doit s'arrêter net, mais de façon imperceptible, à quelques centimètres des yeux de l'artiste.

Pendant ce temps-là, la caméra descend avec douceur et s'ajuste sur deux axes. La mise au point doit être corrigée continuellement. Il est primordial que la mise au point soit précise, surtout sur les yeux de Bruce à la fin du plan. Considérez que l'ouverture est large pour un Bokeh (flou artistique d'arrière-plan, ndt) maximal, la profondeur de champ fait moins d'un centimètre ou deux, et Bruce bouge inévitablement d'avant en arrière lorsqu'il chante. Réaliser la vidéo en un plan-séquence, sans coupures, avait ressemblé à une bonne idée, mais aujourd'hui, je comprends totalement le risque que nous avons pris. Tout en haut d'un fil tendu, sans filet.

La tension physique et psychologique dans la pièce était palpable. Chaque technicien à la caméra, à la grue, aux lumières avait quelque chose en jeu sur chaque prise. La prise de son live ajoutait une autre dimension, tout aussi électrique, à la pièce. A la fin de chaque bonne prise, l'équipe laissait échapper un soupir de soulagement et applaudissait. Springsteen emmagasinait cette énergie immédiatement, un maitre dans son élément en tant qu'artiste de scène, et non pas une marionnette qui chante en play-back.

Toby Scott, l'ingénieur du son de Bruce commençait à se détendre. Landau était affablement insondable, mais j'ai appris que c'était bon signe. Terry McGovern m’adressa un sourire, et tout à coup, tout allait bien dans ce monde.

Nous avons tourné 24 prises, avec juste quelques-unes de bonnes pour la caméra. Bruce a assuré sur la plupart.

Ce que j'aime le plus quand je réalise, c'est lorsque je peux aider l'artiste à re-définir les paroles. Rien qu'un sourire ou un regard au bon endroit peut modifier la totale signification d'un vers. Au cours du tournage, Springsteen a ré-interprété la chanson de plusieurs façons, allant de l'humour triste jusqu'à l’amertume et la colère. Comme toute bonne histoire, elle s'est améliorée en la récitant, même si les paroles ne changeaient pas. En 30 ans sur scène, si vous regardez Springsteen chanter Brilliant Disguise en concert, avec les harmonies vocales de Patti Scialfa, la chanson révèle les tréfonds de la fragilité humaine. Il ne s'agit plus d'une chanson sur une rupture, mais c'est devenu une chanson d'amour empathique et très émouvante.

Pour ce qui concerne la vidéo, elle a passé le test du temps. Quand je la regarde, c'est juste Bruce et moi, face à face. Le charme n'est jamais rompu. Il n'y a aucun signe qui laisse à penser que trente personnes sont dans la pièce et qu'un tas de métal s'approche à quelques centimètres de Bruce. La réalisation d'un film.

Il n'y a pas de meilleure sensation au monde que de mettre en boite un plan quand tout s'est bien passé.

Montage.

Monter la vidéo a été un défi inattendu. Rien à couper, juste un choix à faire. Sur les quatre ou cinq prises qui étaient bonnes, chaque prestation vocale représentait une interprétation unique, ce qui fait que choisir la meilleure impliquait d'en enlever d'autres, qui ne seraient plus jamais visibles. Au final, j'ai choisi la prise où la conscience de soi de Springsteen était la plus présente et où la caméra était la moins présente. Ce serait vraiment bien de remastériser la vidéo en HD. Il y a des niveaux de détails sur le négatif original qui n'ont jamais été vus.

MTV.

Tom Freston et John Sykes ont adoré. MTV a diffusé la vidéo en boucle. Elle a déconcerté les attentes du public, comme prévu, et cependant elle s'est connectée au public de MTV. Elle a ouvert la voie à des clips plus artistiques. J'ai fini par réaliser d'autres clips avec Bruce.

En jetant un œil rapide sur 2013, cette vidéo n'aurait probablement jamais existé aujourd'hui. Les maisons de disques aiment séparer les artistes des réalisateurs. Les concepts sont filtrés par des membres de commission et par des départements marketing, sujet à des priorités commerciales.

Les idées risquées sont prudemment éliminées avant même d'avoir été soumises à l'artiste. Par conséquent, les réalisateurs tendent aujourd'hui à écrire dans le but de cibler des objectifs marketing précis, plutôt que servir la chanson elle-même. C'est également une période sombre pour la musique rock en général. Les groupes de rock sont couteux à entretenir, contrairement aux artistes solo ou aux rappeurs. La musique rock est plus couteuse à enregistrer. D'une manière plus large, le gout populaire est façonné par ce genre d'analyse des coûts.

Aujourd'hui, Springsteen aurait très bien pu se faire éjecter avant que l'album Born In The USA ne soit jamais enregistré.

Hey jeune homme, tu veux essayer le grand chapiteau ?

Springsteen.

Bruce est un des êtres les plus humains que j'ai eu la bonne fortune de rencontrer, parmi les clowns tristes et les monstres sur la piste.

Tous à bord, Nebraska est le prochain arrêt.

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Crédits
Écrit et Réalisé par Meiert Avis
Producteurs: Sigurjón Sighvatsson, Ben Dossett, Steve Golin
Chef Opérateur: Carlo Di Palma
Son: Toby Scott
Caméra et Lentille: Panavision
Film: Kodak

Meiert Avis, 02 juin 2013

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