Bruce Springsteen
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Irish Times, 25 septembre 2010

Springsteen quitte l'obscurité



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Dans une Amérique politiquement polarisée, il est aujourd'hui aussi important – probablement plus important - en dehors de son pays d'origine. Même parmi ses fidèles, la réaction aux États-Unis n’égale pas tout à fait celle qu’il reçoit en Scandinavie, en Italie, en Espagne et en Irlande. Landau l’a mentionné plus tôt, Scialfa l’a confirmé lors du déjeuner, et Springsteen en rajoute. "Ils portent une telle passion avec eux, et vous vous en nourrissez", dit-il, "mais sans le vide habituel qui accompagne généralement les louanges pour le public d’un pays ou un autre".

Il y a sept ans, il a donné un concert unique au RDS. Entre 2008 et 2009, il en a donné cinq. Je me demande si cette relation a été renforcée durant la tournée Seeger Sessions en 2006, là où la musique folk a été appréciée ici, à un niveau nulle part égalé. "Non", dit-il, "c’est pendant la tournée Devils & Dust. Je suis venu jouer au Point, et je me suis dit que j'aimerais bien faire 10 concerts de la sorte. Il y avait une intensité dans ce concert qui était puissante". L'intensité existait bel et bien, aidée par le fait qu’il pleuvait si fort que le martèlement sur le toit a offert un duo atmosphérique au cours d'une prestation solo.

L’intensité du public est, malgré tout, une réponse à son propre engagement sur scène. Au cours de ces dernières années, il a tourné sans interruption – 11 concerts dans la seule Irlande depuis 2005 - et la dernière fois, il a joué presque trois heures avec un brio à donner des frissons, sans même faire semblant de partir pour un rappel. "Vous devez avoir envie de le faire", dit-il. "De plus, vous devez le montrer, pas le dire. C’est pour cette raison qu'on parle de 'show business'. Ce n’est pas du 'tell business', c’est du 'show business' ". (to show = montrer; to tell = dire, ndt)

Il parle de Sting qui un jour lui a dit, "Tu travailles trop dur", et puis qui a ensuite ajouté: "Oh, je comprends, tu ne sais le faire que de cette façon-là".

Il faut que le groupe ait le même dynamisme que Springsteen lui-même, et il n’acceptera pas qu’il flanche. "Je peux comparer n’importe lequel de nos concerts actuels avec ce que nous faisions il y a 30 ans", dit-il. "Je veux que si ton frère vient nous voir, il ne nous aura pas vu jouer aussi bien que ce jour. Si ton père vient, il ne nous aura pas vu jouer aussi bien que ce jour. Si ton grand-père vient, il ne nous aura pas vu jouer aussi bien que ce jour".

Depuis le passage de la dernière décennie, il est devenu fasciné par son propre passé et a envie de l’inventorier. "Je m’intéresse à l’histoire du groupe, à l'idée de le réunir", dit-il. "Pendant longtemps, filmer me rendait mal à l’aise, mais il y a 10 ans environ, nous avons décidé de tout filmer. Et c’est dans le but de tout réunir pour notre nouveau public, qui vient à nos concerts et qui a commencé à nous écouter mais qui n’était pas né quand Darkness est sorti".

Il y a deux ans, Born To Run a reçu le même traitement avec la sortie d’un coffret, mais ce qui rend Springsteen si dynamique, ce n’est pas de s’être tourné vers le passé dans le but de rappeler au monde sa pertinence. Avec son producteur Brendan O’Brien, il a trouvé une main stable pour ses albums récents, mais le cœur a bel et bien était la période excessivement créative de Springsteen.

Son tout dernier album sorti l'année dernière, Working On A Dream, était en quelque sorte un soupir de satisfaction après les albums précédents, chargés politiquement (Magic, The Seeger Sessions), intime (Devils & Dust) ou bien qui oscillait entre le deuil personnel et collectif et la résistance (The Rising). Malgré tout, même Working On A Dream était une exhalation de soulagement, à la suite de l’élection de Barack Obama.

Irish Times, 25 septembre 2010
Sa musique, dit-il a toujours été une quête de ce qu’il appelle "l’essentiel", cet élément qui touche au cœur de l’expérience de chacun, "cette chose essentielle qui est importante à mes yeux, qui est importante à ses yeux, qui est importante à vos yeux". Il est resté au plus près de la citation de Martin Scorcese quand il parlait de trouver un public "afin qu'il s’intéresse à vos obsessions".

Darkness était le point de départ de ce qu’il nomme "le long récit" de son écriture, une histoire qu’il a commencé à raconter avec ce disque et qu’il s’est engagé, depuis, à poursuivre dans tout ce qu'il a entrepris.

La veille au soir, il avait dit à Ed Norton qu’il avait toujours compris cette nécessité. "J’ai dit qu’il y avait d’autres gars qui jouaient aussi bien de la guitare, il y a d’autres gars qui se débrouillent aussi bien à la tête d’un groupe, il y a d’autres groupes de rock. Mais l’écriture et l’imagination d’un monde, c’est une chose particulière, vous savez. C’est une empreinte unique. Tous les réalisateurs que nous aimons, tous les auteurs que nous aimons, tous les compositeurs que nous aimons, ils marquent votre imagination et votre cœur de leur empreinte. Et votre âme aussi. C’est quelque chose qui me touchait, et j’ai pensé que c'était ce que je voulais faire".

Ce qui signifie que ses thèmes ne sont pas simplement politiques, ni sociaux mais très personnels. Après tout, il écrit sur le vieillissement d’une manière que peu d’artistes ont le courage d'aborder. Il s’est engagé à le faire, dit-il. Il doit rester imperturbable, il ne doit pas éviter de dire que les gens changent et vieillissent et qu’il faut vivre avec. "Écrire sur le sujet", dit-il, "Ne pas en avoir peur".

En enregistrant l'album Darkness en concert, il a exigé que les années soient parfaitement apparentes. Il en a trouvé l'idée dans une source inattendue. "J’ai vu ce film de Jean-Claude Van Damme. Je ne sais pas si vous l’avez vu. Il s’appelle JCVD, et il joue son propre rôle et se retrouve impliqué dans une attaque de banque. Mais c’est filmé d’une manière fade, très grise, et on distingue clairement son âge. Et j’ai dit à Thom, c’est ce que je veux pour cet enregistrement".

Springsteen a eu 61 ans jeudi. Il est bronzé, frais; même les pattes d’oie sont tendues. Ses cheveux sont suffisamment sombres pour qu’on se demande s’ils ne pourraient pas être teints, mais le gris jaillit autour de ses oreilles. Il a un enthousiasme qui semble déborder de son personnage vieux de 27 ans, une mèche de jeunesse qui continue de brûler.

Il devient évident que, au cours de ces deux journées, Springsteen est revenu plus d’une fois sur cette notion de survie, au fait que Darkness ait été enregistré avec une intensité née de la compréhension que cet album aurait pu être le dernier qu’il enregistrait. Bridé par la dispute juridique avec son manager, Springsteen a dû survivre grâce à des concerts et à la réputation de Born To Run. Cet album avait fait de lui une star mondiale et l’avait mis en couverture de Time et Newsweek la même semaine en 1975. Dans un sens, il avait également le pouvoir de le tuer.

Dans cette optique, Darkness fait partie intégrante du déroulement de sa carrière, mais à l'époque, de son point de vue personnel, il aurait pu en signifier la fin. Il exprime une profonde fierté devant le résultat, devant la manière dont il sonnait à l’époque, devant la manière dont il sonne aujourd'hui. Mais il est également devenu évident que sa franche excitation provient de l’appréciation enthousiaste qui fait qu'il ne revisite pas seulement un album, une séance d’enregistrement, des vieux films vidéo, que ce ne sont pas seulement des vacances nostalgiques, mais qu'il revisite une bifurcation sur sa route, avec la satisfaction de savoir que sa jeune personnalité a choisi le bon chemin.

Le déjeuner se termine. Le repas de Springsteen est à moitié mangé, accompagné d’un verre de jus d’orange à peine entamé. Il faut l’encourager à partir pour prendre son avion.

Dix minutes plus tard, une photo est mise en ligne sur Twitter par une personne qui habite à côté du restaurant. On y voit Springsteen, portant une chemise à carreaux, un jean et des lunettes de soleil, avec un large sourire, assis sur une moto dans la rue, posant avec un fan. C’est une grande journée pour quelqu’un. Vous auriez du mal à dire pour qui.

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