Variety, octobre 2017

Sur la Côte avec Bruce



Bruce Springsteen à Broadway, son prochain album et son amour du New Jersey

Par Jem Aswad

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Les terres vallonnées et boisées et les pâturages d'un vert vif du centre du New Jersey sont aussi éloignés que possible de Broadway et de ses lumières scintillantes légendaires, à la fois spirituellement et mentalement. Mais c'est là bas que se dirige Variety, par un bel après-midi de septembre, pour une rencontre de l’autre côté de la rivière avec Bruce Springsteen, pour parler de sa carrière et de son prochain spectacle qui s'étalera sur 18 semaines au Walker Kerr Theatre de Broadway, et qui débutera le 03 octobre. Sa tentaculaire ferme de 200 hectares se trouve à 16 kilomètres à peine – mais à un monde de distance – de l'ancienne courageuse ville industrielle de Freehold, là où il a grandi et qui habite tant ses chansons.

Nous sommes accueillis par des employés chaleureux – et plus tard par Patti Scialfa, la choriste du E Street Band et femme de Springsteen depuis 26 ans – et nous sommes dirigés vers le salon de son studio d'enregistrement, avant que l'homme lui-même n'arrive. Il est vêtu d'une chemise bleue en flanelle, d'un jean rapiécé avec des taches de peinture blanche, des chaussures de travail et une paire de lunettes aviateur (qu'il enlève immédiatement), avec ses caractéristiques petites boucles d'oreilles en forme d'anneaux et de croix, avec ses colliers et ses bracelets. Il est chaleureux et amical, avec une poignet de main ferme et un regard clair, direct, si ce n'est légèrement réservé. Après tout, il y a un étranger chez lui (moi), et la vie et la carrière de Springsteen sont basées sur des relations familiales, longues de plusieurs décennies, avec son groupe, son management, son label, son staff – même sa guitare.

En dépit de son inclinaison pour une forme de stabilité, le Boss n'est pas fan de l'inertie, et les virages stylistiques à 180° sont une marque de fabrique de sa longue carrière. Nonobstant la familiarité de ses chansons et de sa musique, chaque album et chaque tournée sont, de manière frappante, et de manière souvent drastique, différents de ce qui avait été fait juste avant, et aujourd'hui ne fait pas exception à la règle. Au sujet de l'album solo qu'il a terminé, et qui est attendu depuis longtemps, il dit : "Il est relié à mes autres albums solo d'un point de vue de l'écriture... mais il ne leur ressemble pas du tout. Simplement des personnages différents vivant leur propre vie". Son prochain spectacle à Broadway, dans une salle de 960 places, une performance en solitaire, avec des chansons et des histoires racontées, sert de contrepoids intime aux concerts de quatre heures dans des stades pleins, qu'il a joué pour la tournée anniversaire de The River pendant 13 mois, sur 89 dates, et qui s'est achevée en début d'année et qui, selon Pollstar, a rapporté la somme globale de 306,5 millions $.

Variety a attrapé Springsteen à un tournant rétrospectif inhabituel dans sa carrière. Sur scène, il a passé les deux dernières années à réfléchir à un album vieux d'approximativement 35 ans ; et dans Born To Run, sa convaincante biographie parue en 2016, qui servira de cadre aux chansons et aux histoires du spectacle de Broadway, il a examiné toute sa vie. Et oui, à 68 ans, avec 65,6 millions d'albums vendus uniquement aux États-Unis (selon la Recording Industry Association of America) au cours d'une carrière qui a commencé au début des années 70, et des millions incalculables de billets de concert vendus, il y a beaucoup de choses à se souvenir.

Cependant, sa nature agitée persiste. Quelques heures après cette interview, il était sur la scène du Madison Square Garden avec Paul McCartney ; quatre jours plus tard, il effectuait la première répétition de son spectacle de Broadway, uniquement sur invitations, à l'université de Monmouth, à West Long Branch, NJ, à côté de sa ville bien-aimée d'Asbury Park ; six jours plus tard, il jouait avec Jackson Browne et "Little" Steven Van Zandt, son ami et partenaire musical depuis cinq décennies, dans la ville voisine de Holmdel. "Je suis toujours à la recherche de quelque chose de nouveau" dit-il. "Une grande chanson est toujours source d'inspiration – elle vous fait vouloir être grand. Donc, je suis toujours à l’affût".

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Le spectacle de Broadway qui s'annonce, semble, par nature, rétrospectif. Il est basé sur votre autobiographie ?

Oui, il y a une connexion assez libre avec l'arc du livre, dans le sens où il débute par le commencement, et c'est de ce point-là qu'il part. J'en lis une petite partie, je raconte des histoires et je joue de la musique – ce sera, en gros, le spectacle tel quel. Au début des années 70, quand nous jouions dans de petites salles, il y avait beaucoup plus de place en concert pour des histoires; le public était tout prêt et c'était amusant, c'est donc une sorte de retour aux sources. Nous avions besoin d'une salle qui soit toute petite, et c'est comme ça que nous nous sommes retrouvés à Broadway, où se trouvent toutes ces magnifiques petites salles. J'avais pensé faire quelque chose combinant le livre et la musique depuis un moment, et je l'ai fait une fois. Dans les dernières semaines de l'Administration Obama, j'ai joué à la Maison Blanche, dans la East Room, devant 300 personnes, et j'y ai amené ce concept, et je me sentais bien. Je n'ai pas joué dans une salle de cette taille depuis probablement 40 ans.

Jouez-vous le même spectacle chaque soir ?

C'est assez préparé dans la mesure où il s'agira, à peu de choses près, de la même chose chaque soir. Je suis certain que les choses évolueront au fur et à mesure, mais c'est préparé, et c'est ce qui rend le spectacle différent. Il ne s'agit pas d'une collection de chansons choisie de manière aléatoire chaque soir.

Jouez-vous des chansons des Castiles ? [le premier vrai groupe de Springsteen]

Non, je pense qu'il n'y aura pas de chansons des Castiles au programme !

Êtes-vous satisfait de la façon dont la billetterie fonctionne avec le programme Ticketmaster's Verified Plan, qui a pour but d'éliminer le marché noir ?

Oui, je crois que le système marche assez bien. Selon les informations que j'en ai, nous avons bien réussi à tenir éloigné du marché secondaire la vente de billets, où les prix explosent. Il est toujours difficile de réduire le marché noir, mais je pense que nous avons fait du bon travail.

Que ressentez-vous au moment de jouer dans la même salle chaque soir pendant quatre mois ?


C'est nouveau – je ne sais pas ce que je vais ressentir. Mais une fois que nous avons pris la décision de jouer dans une salle aussi petite, nous savions que nous allions avoir une approche différente. Dans la salle du Walker Kerr, vous avez l'impression d'inviter le public dans votre salon, ce qui nous permettra de communiquer différemment avec le public. Je ne sais pas s'il y aura d'autres spectacles [ajoutés après les seize semaines initiales], nous devons d'abord savoir comment je me sens. Je n'ai pas travaillé cinq soirs consécutifs par semaine depuis très longtemps. Le spectacle ne sera pas physiquement rigoureux, mais il demandera une certaine énergie mentale, comme à chaque fois que vous essayez d'être vraiment, vraiment présent.

Suivez-vous un entraînement de type psychologique pour préparer ce genre de spectacle ?

Ce spectacle vient simplement de votre désir d'être là, et de saisir l'occasion pour communiquer, de manière très intense, avec le public présent, avec l'idée que vous pouvez apporter une certaine qualité à la soirée, mais également quelque chose qui restera avec eux. Vous devez avoir du respect pour votre propre aptitude, et pour l'investissement du public à votre encontre, et c'est ce qui me conduit à être très présent quand je monte sur scène quelque soit le soir. Je ne peux pas imaginer monter sur scène et ne pas donner tout ce que j'ai.

Qu'est-ce qui vous motive à faire ou ne pas faire quelque chose d'un point de vue créatif à un moment donné ? Neil Young, par exemple, parle de sa muse comme s'il s'agissait d'un dictateur – "C'est mon patron". Quelle est cette voix pour vous ?

Et bien, vous suivez vos inspirations; il y a des moments où vous écrivez, et des moments où vous n'écrivez pas. Et après une longue carrière, vous acceptez le flux et le reflux de votre créativité. La chose qui me motive le plus, c'est faire quelque chose qui puisse avoir le plus de valeur pour mon public, et je pense avoir monté quelque chose d'unique avec ce spectacle que j'ai joué [à la Maison Blanche]. C'est ce que je recherche à chaque fois – faire quelque chose qui soit essentiel pour mon public. Nous avons enregistré beaucoup plus de disques que ceux que nous avons sortis. Pourquoi n'avons-nous pas sorti tous ces disques ? Il me semblait qu'ils n'étaient pas essentiels. J'ai peut-être pensé qu'ils étaient bons, j'ai peut-être pris du plaisir en les enregistrant, et puis nous avons sorti plus tard cette musique [dans des disques d'archives au cours des années]. Mais au cours de ma carrière, je pense avoir sorti ce qui était essentiel à un moment donné, et ce que j'ai eu en retour, c'est une définition précise de la personne que j'étais, de ce que je voulais faire, des sujets sur lesquels je chantais. Et en gros, je continue de juger ce que je fais avec le même ensemble de règles.

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Avez-vous toujours dans l'idée de sortir l'album solo dont vous parlez depuis la tournée anniversaire The River ?

Oh oui, j'ai juste été accaparé par d'autres projets. C'est comme s'il attendait son moment. La bonne musique ne s'en va pas !

Quelqu'un l'ayant entendu a dit qu'il sonnait comme Aaron Copland.

Je ne sais pas si quelqu'un a fait ce lien particulier. Ce disque est influencé par la pop music de la Californie du Sud des années 70.

Comme les Eagles et Fleetwood Mac ?

Non - Glen Campbell, Jimmy Webb, Burt Bacharach, ce genre de disques. Je ne sais pas si les gens entendront ces influences, mais il s'agissait de ce que j'avais en tête. C'est ce qui m'a donné une accroche sur laquelle articuler l'album; c'est ce qui m'a donné l'inspiration pour écrire. Mais, c'est aussi un disque de chanteur-compositeur. Il est relié à mes autres albums solo d'un point de vue de l'écriture, comme Tunnel of Love et Devils & Dust, mais il n'est pas comme eux. Simplement des personnages différents vivant leur propre vie.

Quelle genre de chansons avez-vous composé ces derniers temps ?


Je n'ai pas composé ces derniers temps. Je pense que vous devez piocher dans vos projets. En d'autres termes, si j'ai quelques chansons que je n'ai pas encore sorties, une fois sorties, alors la machine commence à tourner, 'Ok, maintenant je vais écrire pour le groupe' ou quoi que je décide pour la suite. Mais à moins que quelque chose n'émerge - 'Oh, je vais écrire ça' ce qui ne s'est pas produit ces derniers temps – je dois voir ce que j'ai déjà réalisé avant [de commencer quelque chose de nouveau].

Est-ce que cet album solo est votre pic d'écriture le plus récent ?

Oui, je dirais oui, ce qui est inhabituel car j'en ai écrit la plupart des chansons avant Wrecking Ball [de 2012]. Et j'ai arrêté de faire ce disque pour faire Wrecking Ball, et puis j'y suis revenu. Donc, ça fait longtemps que je n'ai pas écrit, mais ce n'est pas inhabituel. C'est arrivé plein de fois à d'autres périodes de ma carrière.

Pour beaucoup de monde, vivre à 10 minutes de l'endroit où ils ont grandi serait une punition. Qu'est-ce que vous aimez tant ici ?

J'aime vivre à 10 minutes de Freehold, 20 d'Asbury Park. La principale chose qui nous a ancré ici, c'est que nous avons une immense famille, une famille Italo-Irlandaise de plus de 80 membres. Et quand nous avons eu nos enfants, nous les avons ramenés ici, car nous voulions qu'ils grandissent entourés par cette famille. Nous étions assez chanceux de les avoir tous au même endroit à un moment donné – ce qui est inhabituel aujourd'hui – et ils ont tous grandi ici, autour des tantes et des cousins et des grands-mères : tel que j'ai grandi. Et j'aime toujours ça ici. Je pense que la côte du New Jersey est un bel endroit où vivre, nous avons cette jolie ferme, et nous ne sommes qu'à 25 minutes de l'océan... et je suis toujours un adepte de la plage, je vais nager jusqu'en novembre. C'est un endroit qu'on aime toujours, tout simplement.

J'ai entendu que la communauté est très soucieuse de protéger votre vie privée.

Oui. J'ai une existence très libre ici. Je vais là où j'ai envie d'aller, je fais ce que j'ai envie de faire, je vis une vie relativement normale. A de rares occasions il y a un peu de tapage, mais c'est une des raisons pour lesquelles nous sommes revenus là avec les enfants – c'est ici qu'ils auraient pu avoir l'enfance la plus normale possible, et ils l'ont eu. J'ai toujours voulu rester à l'écart des lumières brillantes de la ville; je n'étais pas à l'aise avec ça. Je voulais me trouver un endroit où vous pouviez être un peu caché, ou votre vie privée était respectée et conservée, et c'est ce que j'ai trouvé ici pendant toutes ces années, donc j'apprécie. Les habitants d'ici ont toujours été corrects avec moi.

Est-ce que la petite ville typique du New Jersey où vous avez grandi existe toujours ?

Oui ! Elle existe toujours dans ma ville [Freehold]. Elle est très différente de celle dans laquelle je vivais dans les années 50, mais si vous arpentez le New Jersey, tout est encore là. Je prends ma moto sur les routes secondaires, et il y a des millions de petites villes où j'ai le sentiment que les gosses, en dépit de la technologie moderne et d'internet, ont une expérience émotionnelle similaire à la mienne. Vous êtes une créature de votre environnement et il y a quelque chose qui est... unique, je suppose, correspondant à un endroit donné et à une époque donnée. En d'autres mots, quand je ne serais plus là et que le E Street Band ne sera plus là, cette chose ne sera plus là. Il y aura d'autres choses et d'autres personnes feront des choses fabuleuses, mais cette chose particulière ne sera plus là. Mais, en même temps, quelqu'un d'autre écrira ensuite sur ce nouvel environnement.

Vous avez beaucoup fait pour impulser un renouveau dans la région. Aujourd'hui, Asbury Park a même un hôtel de designer !

Oui ! C'est bien !

Est-ce arrivé à un point où c'est devenu trop embourgeoisé ou intrusif ?


Je pense qu'ils ont fait un assez bon travail pour le développement d'Asbury Park. Je n'avais jamais pensé que de mon vivant je pourrais voir la ville revenir à la vie d'une façon si vibrante et si forte. La ville maintient son socle artistique, également. Elle aurait pu facilement devenir un petit centre commercial ou juste une ville d'immeubles, mais ce n'est pas le cas, et il reste encore de la place ici; elle est unique à sa façon. Elle n'a pas été effacée, et c'est vraiment ce qui compte. Elle ne deviendra pas la ville dans laquelle j'ai grandi - une petite station balnéaire d'ouvriers, où l'endroit qui a été à l'origine de notre groupe - mais c'est une communauté belle, vibrante en ce moment, et j'aime venir ici l'été et voir cette plage. Je ne pensais pas la voir de nouveau.

En parlant de votre sœur dans le livre, vous faites référence à 'l’âme du New Jersey'. C'est quoi ?

C'est une sorte de combinaison entre le travail acharné, le jusqu'au-boutisme, des gens biens qui n'abandonnent jamais, et que je retrouve dans le caractère des habitants du New Jersey et dans ma famille. Ma mère et ses deux sœurs, peu importe ce qui pouvait arriver, étaient toujours capables de trouver de la joie dans leur vie. Elles ont traversé beaucoup de tragédies, mais elles se sont toujours relevées, elles ont toujours trouvé quelque chose leur permettant d'être heureuse. Et c'est une des choses que notre groupe a fait au cours des années. Il y a beaucoup de groupes qui sont bons en jouant de manière forte ou de manière calme, mais il n'y a pas beaucoup de groupes qui produisent de la joie. Et une des choses que le E Street Band aspirait à faire, c'était transmettre un certain sentiment de joie, que j'ai hérité principalement du côté italien de ma famille, et que j'ai toujours été capable de communiquer à une foule.

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Si vous vous présentiez en tant que gouverneur du New Jersey, vous seriez élu - est-ce une tentation ?

Pssss, noooon. Je n'aurais aucun droit de faire de la politique. Faire de la politique ne m'intéresse pas. J'en connais certains dans le monde du spectacle qui sont intéressés par ces choses-là, mais je suis un musicien.

Beaucoup se sont demandés pourquoi vous n'aviez pas supporté publiquement la campagne d'Hillary Clinton plus tôt. Il y avait une raison ?

Um... Je ne crois pas être un facteur si essentiel que ça. Et j'ai toujours tendance à être ambivalent sur un engagement direct, tel que celui-là, dans des campagnes électorales. Je l'ai fait quand j'ai estimé que c'était réellement nécessaire, et peut-être que ma petite contribution aurait pu faire une petite différence. Mais plus vous le faites, et plus votre petite contribution devient une contribution encore plus petite, et puis elle devient inexistante. Je pense que votre crédibilité et votre impact s'amenuisent quand vous intervenez trop souvent. J'ai hésité à forcer mon jeu dans ce domaine. Je le fais, généralement, quand je sens que c'est nécessaire, et que mon aide pourrait apporter un plus.

J'imagine que c'était le cas lorsque vous avez joué en meeting devant 32.000 personnes à Philadelphie, la veille de l'élection ?

Oui. Je pensais qu'elle aurait fait une excellente présidente, et je le pense encore, j'étais donc heureux de le faire.

A mi-chemin de la tournée anniversaire The River, vous avez arrêté de jouer les 90 minutes de l'album dans son intégralité. En aviez-vous marre ?

Non, c'était en fait très agréable de le jouer chaque soir, car ce disque est bien agencé, bien assemblé. C'était une expérience formelle, mais très satisfaisante. J'espère avoir une expérience similaire avec les spectacles à Broadway. Mais la raison pour laquelle nous avons arrêté de jouer l'album dans son intégralité, c'est que nous allions jouer dehors [dans les stades] mais surtout, nous allions en Europe, là où je ne savais pas si l'album allait sonner et être joué aussi bien. Les quelques fois où nous l'avons fait en Europe, l'album a été très bien joué, mais je voulais garder la liberté de jouer ce que je voulais, une fois que nous avons abordé ces concerts plus imposants.

Et parfois, ça vous a permis de jouer, quasiment dans leur intégralité, vos deux premiers albums, Greetings From Asbury Park et The Wild, the Innocent & the E Street Shuffle, ce que vous avez fait au cours de la tournée ?

Oui. Quand nous sommes dans cette dynamique, le concert change chaque soir, et je crois que nous avons joué un peu plus chronologiquement vers la fin de cette tournée. Je crois que pendant toute la première heure, ou plus, du concert, c'était le premier et le deuxième album, ce qui était très amusant, car je ne l'avais pas fait depuis un long moment. Il s'agissait du groupe, avant qu'il ne devienne un groupe de rock, ce que nous sommes devenus à partir de Born To Run. Auparavant, nous étions un groupe de rock et de soul, un petit groupe de bar qui swingue; la musique avait une touche plus légère. Une fois que nous avons sorti les huit titres de Born To Run, c'est à ce moment précis que le rock a commencé.

En y regardant de plus près, vous avez beaucoup fait ces dernières années, entre le livre et la tournée anniversaire The River, et maintenant le spectacle à Broadway. Une idée de la suite ?

Je pense que ce sera le disque [solo] que je n'ai pas sorti. Ce n'est pas du tout actuel - écrire sur l'actualité en ce moment ne m'intéresse pas. J'ai beaucoup écrit sur ce que j'avais à dire dans cette veine sur Wrecking Ball. Je ne suis pas déterminé à écrire une diatribe anti-Trump; ça ne me semble pas nécessaire aujourd'hui.

Pourquoi, parce que tant de personnes le font déjà ?

Oui. C'est partout et tout autour de nous, vous savez ? En ce moment, il me semble que c'est redondant. Et, encore une fois, j'essaye toujours de regarder ce que je peux livrer de personnel et de valeur. Le public a une large variété de besoins; mais peu importe ce que vous écrivez, vous essayez de satisfaire votre propre besoin. Comme je l'ai dit dans d'autres interviews, Martin Scorsese a dit un jour, "Le travail de l'artiste consiste à ce que le public se préoccupe de vos obsessions". Donc, j'écris sur les sujets qui m'obsèdent assez pour que le public s'en préoccupe.

Mais vous ne pensez pas que votre opinion sur Trump intéresserait votre public ?

Si vous lisez Charles Blow dans le New York Times, il porte l'étendard assez haut. Je suis partagé pour... monter au créneau, en quelque sorte. Je pense toujours fondamentalement que le public vient au spectacle pour qu'on le divertisse – et oui, pour qu'on s'adresse aussi à ses préoccupations quotidiennes, et oui, pour qu'on s'adresse aussi aux sujets politiques. Je pense que la musique peut aussi traiter ces sujets-là de la bonne manière. Mais je continue de croire fondamentalement que c'est une affaire de cœur. Le public veut que vous écriviez sur des sujets plus profonds que la politique, il veut que vous l'atteignez personnellement, dans ses luttes quotidiennes les plus profondes, et que vous arriviez à atteindre cet endroit précis. C'est cet endroit-là que j'essaye de toucher. Je ne ferais jamais un album qui soit juste polémique. Je ne le sortirais pas, si c'était le cas. A mes yeux, c'est abuser des bonnes grâces de votre public. Mais si je suis touché, je peux écrire quelque chose comme American Skin par exemple [inspiré par la mort d'Amadou Diallo en 1999, tué à New York par des policiers - qui ont été plus tard acquittés]. C'est très naturel pour moi, et c'est aussi bon qu'une chanson sur l'actualité que j'ai jamais écrite. Quand cette émotion arrive, je peux la coucher sur le papier. Si je ressens une forte émotion, j'en ferai immédiatement une chanson. Mais je fais attention, car je pense que vous pouvez peser sur l'indulgence de votre public, de la plus mauvaise des manières.

Que voulez-vous dire ?

Je n'ai jamais voulu faire preuve de prosélytisme sur un point de vue idéologique. Ce n'est pas mon travail; c'est le travail de quelqu'un d'autre. Et si vous vous penchez sur les compositions de Woody Guthrie, il ne le faisait pas. Il écrivait des œuvres avec ces personnages très fouillés qui, que vous soyez à l'époque de la Grande Dépression ou pas, sont encore vivants aujourd'hui. Ils n'étaient pas creux, ils n'étaient pas unidimensionnels; il s'agissait de chansons de son époque avec de personnages très fouillés. C'est ce que j'aspire à faire encore aujourd'hui, vraiment. Et s'il y a des implications politiques, c'est bien et s'il n'y en a pas, c'est bien également.

Ses chansons parlent de son époque, mais elles ne sont pas attachées à elle.

Oui, c'est ce que je veux dire. C'est l'objectif; c'est le type de travail que vous aspirez à faire. C'est comme si l'album The Rising n'avait que le 11-Septembre comme sujet, il aurait été creux. Mais vous pouvez l'écouter aujourd'hui, et c'est un album qui a une résonance spirituelle, qu'il soit connecté ou pas à cet événement-là, et qui conserve sa vie propre et sa poésie. Si vous plongez assez profondément en vous – ce qui ne veut pas dire que c'est autobiographique, si vous arrivez à plonger aussi loin et atteindre votre propre humanité – l'album devient universel. Et c'est une lumière directrice qui me guide lorsque je compose.

Born To Run possédait un impressionnisme dans la narration que vous n'avez plus renouvelé après. Votre écriture est devenue plus directe. N'avez-vous jamais voulu revenir à ce style d'écriture ?

Je ne pense pas que vous puissiez réellement re-capturer ce que vous avez fait dans votre jeunesse. C'est difficile; si vous essayez, le résultat ne sera qu'une copie en carton de quelque chose que vous avez déjà fait naturellement [avant]. Donc, je ne pense pas que je ferais à nouveau un disque tel que celui-là, où une tempête de mots m'avait submergée – je m'amusais à jeter sur le papier tous ces mots, et je m'imaginais comme un poète à cette époque-là. Mais plus tard, j'ai préféré parler à travers mes chansons d'une manière plus familière, avec une approche beaucoup plus directe. A cette époque-là, il y avait des comparaisons avec Dylan, j'ai donc préféré prendre mes distances avec ce style – même si aujourd'hui, je réalise, mon Dieu, que ça ne ressemblait pas du tout à du Dylan. Nous aurions pu pousser cette approche un peu plus loin, mais je voulais créer ma propre identité à ce moment-là.

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Dans le livre, vous dites qu'après la tournée The River en 1981, vous avez gagné assez d'argent, vous étiez "arrivés". Puis vous avez enregistré Nebraska, votre album le plus sombre. Pourquoi ?

Je ne sais pas... vous devez réfléchir à postériori aux éléments psychologiques qui vous ont conduit à tapoter une veine créatrice particulière à un moment donné. En y réfléchissant, je m'intéressais alors à cette sorte d'écriture gothique américaine. Flannery O'Connor a eu une grande influence sur moi, le film Badlands [1973] de Terrence Malick, le film True Confessions [1981] avec Robert De Niro et Robert Duvall, qui n'a pas retenu l'attention, mais que j'aimais vraiment. Et puis, les écrivains de roman noir que j'ai déjà beaucoup mentionné par le passé, James M. Cain et Jim Thompson. Je voulais écrire quelque chose qui ressemble à ces films et à ces histoires, mais qui se connecte aussi aux souvenirs les plus anciens que j'avais de ma vie entre, disons, le moment où je suis né, et mes 13 ou 14 ans, dans une petite ville entouré par ma famille, une famille irlandaise de l'ancien monde, et une famille italienne de la première – ou de la deuxième génération. J'ai toujours pensé que Nebraska parlait de mon enfance à cette époque-là, et parlait de ce que ça faisait de grandir ici au milieu des années 50. Puis, j'ai eu mes propres problèmes psychologiques, je suppose, qui m'ont conduit jusqu'à ce disque, des choses non résolues contre lesquelles je luttais. La musique était vraiment très solitaire. Je suppose que c'était moi, à cette époque-là.

Qu'avez-vous lu récemment ?

Je viens juste de lire une flopée de trucs sur des vrais crimes... La dernière chose que j'ai lu et qui m'a fait bondir de ma chaise, style "mec, tu dois lire ça" a été Moby Dick, que je n'avais jamais lu, et qui se trouve ne pas être aussi intimidant que les gens le prétendent – en fait, c'est le récit d'aventure d'un garçon, particulièrement bien raconté. Et puis j'ai lu beaucoup d'écrivains russes – j'ai beaucoup aimé Les Frères Karamazov [de Dostoïevski]... J'ai lu d'une traite Elmore Leonard, qui est fantastique, particulièrement les Western Stories... deux livres sur Isis. J'erre un peu avec mes lectures.

Et la TV ?

Comme tout le monde, j'ai adoré Mad Men. J'ai regardé Breaking Bad. J'ai trouvé que Westworld était réalisé de manière fantastique.

Est-ce difficile d'être marié avec une personne avec laquelle vous travaillez ?

En fait, non. Nous avons développé des sortes de frontières naturelles. Par moments, nous avons une approche plus professionnelle, comme quand je rentre dans le studio pendant qu'elle travaille. Je mets une frontière si elle me demande mon opinion ou me demande de l'aide, je la lui donnerais mais d'une manière professionnelle. Quand elle monte sur scène avec le E Street Band, elle devient membre du E Street Band, et quand nous sortons de scène, nous sommes mari et femme.

Quelles sont les chansons préférées que vous aimez chanter avec elle ?

J'aime Brilliant Disguise, Tougher Than The Rest. Ce sont des chansons que nous chantons ensemble depuis de nombreuses années, et elles capturent notre relation, d'une manière à la fois universelle mais personnelle. Nous chantons Fall Behind ensemble, Mansion On The Hill - Patti peut avoir une voix vraiment gothique quand elle veut. C'est une chanteuse avec une voix caractéristique et c'est une compositrice sous-estimée. Elle a enregistré des albums excellents qui, je pense, à cause de son lien avec moi, ont été sous-évalués. Elle enregistre en ce moment un excellent disque.

Était-elle dans votre vie lorsque vous avez écrit Tougher Than The Rest ? Quand vous chantez cette chanson ensemble, on a l'impression qu'elle a été écrite pour elle.

Um... peut-être que c'était le cas ! Il se pourrait que je ne le sache pas. Aujourd'hui, on a vraiment l'impression que c'est elle et que c'est moi dans cette chanson.

La plupart de vos relations importantes ont duré des décennies : femme, groupe, management, label, même votre guitare principale. Cherchez-vous une vibration familiale dans tous les aspects de votre vie ?

J'aime la constance. Je n'aime pas le changement. Je change avec réticence, particulièrement avec les gens qui m'entourent. Et puis lorsque vous trouvez la bonne personne, vous vous y accrochez. Il y a de l'usure au fil des ans, et parfois je choisis bien et parfois je choisis mal, mais quand je choisis bien je m'accroche. Ma relation avec Jon [Landau, manager de Springsteen depuis le milieu des années 70] est une relation qu'on vit une fois sur un million, et c'est une des relations les plus importantes de ma vie. Et elle maintient son fil créatif depuis le jour où nous avons travaillé ensemble. Je ressens toujours un peu d'excitation lorsque nous nous parlons au téléphone - comme si quelque chose pourrait arriver ! Nous pourrions peut-être apprendre quelque chose que nous ne savions pas les 10.000 autres fois où nous nous sommes parlés. Cette possibilité est toujours présente, similaire à mon expérience avec Patti - quand nous sommes ensemble n'importe quel jour, je pourrais apprendre quelque chose.

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NOTES

"Bruce a pris la poésie de Bob Dylan, la soul des disques Stax, les a posé sur un rythme rock ’n’ roll et a inspiré une génération et une nation” (Melissa Etheridge)

“Bruce était la seule personne que j'ai jamais rencontré qui croyait aussi fort à ce qu'il faisait. Il ne compromettrait pas sa vision: vous ne pouviez le louer, vous ne pouviez l'acheter. Il est cette personne depuis le jour où je l'ai rencontré" (Jimmy Iovine)

"Je ne l'ai jamais connu sans qu'il ait en tête l'esquisse d'une idée. C'est une partie de son ADN" (Jon Landau, manager)

"J'aime le scénario dans ses chansons et sa façon géniale de les présenter. Et en tant que performer, il ne s’arrête jamais - et le public aime ça" (Paul McCartney)

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