The Washington Post, 06 décembre 2009

"Ma musique est une musique d’identité"



Adoré des critiques et vénéré par ses fans, Bruce Springsteen ajoute une autre distinction à sa carrière en recevant dimanche soir un Kennedy Center Honor (1).

Par Joe Heim
Washington Post Staff Writer
Dimanche 06 décembre 2009

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Au cours de son concert au Giants Stadium le 03 octobre, deux semaines après avoir eu 60 ans, Bruce Springsteen a fait quelque chose dont personne ne se souvient l'avoir vu faire depuis de très nombreuses années.

Au début du set, pendant la chanson Hungry Heart, il s’est frayé un chemin dans la foule à 20 mètres de la scène, est monté sur un podium d'un mètre de haut et s’est laissé tomber en arrière dans le public.

La confiance de Springsteen dans ses fans est absolue - et méritée. Instinctivement, et pendant qu’il chantait, ils ont levé leurs mains pour l’attraper et le faire passer au-dessus de leurs têtes jusqu’à la scène. Ce surf sur la foule est rapidement devenu le moment fort de presque chaque concert: Springsteen comptant sur ses fans pour le maintenir en l’air et en sécurité et le ramener sur son perchoir légitime. Les fans, en retour, comptant sur Springsteen pour continuer de chanter, d'élever leur esprit et de les entourer dans cette veillée.

Pour Springsteen, le rock & roll a toujours consisté à entrer en contact avec son public. Il décrit son écriture, ses albums, ses concerts, l’ensemble de sa carrière, comme une ''conversation continue'' avec ses fans. Il parle autant d’eux – leurs rêves, leurs frustrations, leurs échecs et leurs joies - que de lui-même. Les fans se voient, ou voient des gens qu’ils connaissent dans la grande distribution de personnages qui peuplent et animent ses chansons. Il s’agit là d’une collection américaine dans toute sa quintessence: gagnants, perdants, joueurs, amoureux, exclus et désespérés.

Quel que soit leur rang, ce sont des gens qui luttent pour établir une connexion humaine, qui recherchent dignité et croyance en l'existence d'un monde où ils ont leur mot à dire.

Le Kennedy Center Honor qu’il recevra dimanche est, dit Springsteen, ''une reconnaissance, d'avoir travaillé pour prendre part à la vie culturelle de votre pays, une chose dont j’ai eu l’ambition depuis mon plus jeune âge''. Le chanteur a parlé de cette distinction et de sa carrière lors d’une interview backstage le mois dernier, avant un concert à Baltimore. ''Recevoir cette reconnaissance est important à ce stade de ma carrière. C’est une satisfaction''. Avec un gloussement, il observe également, ''C’est une de ces choses qui vous font penser… sommes-nous en train d’arriver à la fin ?''.

Mais Springsteen – vêtu d’un jean beige, d’un t-shirt à manches longues avec les manches relevées et d'une chaîne sur laquelle pendent plusieurs médailles religieuses - a rapidement insisté sur le fait que la fin n’était pas encore en vue. Il pense que son groupe de toujours, le E Street Band, joue aussi bien, sinon mieux, que lors de l'enregistrement de Born To Run, l’album de 1975 qui l’a propulsé vers l'extrême célébrité. Et bien que les critiques et les fans aient apporté une réponse mitigée à sa nouvelle musique, Springsteen déclare que la dernière décennie a été l’une des plus productives de sa vie. Avec une carrière s'étendant sur cinq décennies, Springsteen a fait preuve d’une puissance permanente, d'un suivi fidèle et d'une éthique de travail jamais dépassée chez aucun autre chanteur de rock.

Pourtant, 60 ans est un âge dur à ignorer, même pour Springsteen, qui offre une forme physique que des athlètes, sans parler de chanteurs, de la moitié de son âge lui envieraient.

''La seule chose que je dirais sur le fait d’avoir 60 ans, c’est qu’un train roulant à toute vapeur dans votre direction éclaircit l’esprit'', dit-il en riant. ''Cette situation excite les sens et c’est la source d’une inspiration excitante dans des proportions que vous n’auriez pas imaginées''.

Avant la célébrité

Bruce Frederick Springsteen est né à Long Branch, dans le New Jersey, en 1949 et a grandi à Freehold, fils italo-irlandais catholique de Douglas et Adele Springsteen, son père chauffeur de bus et sa mère secrétaire juridique. Il a fait l’acquisition de sa première guitare à 13 ans, a rejoint son premier groupe, les Castiles, à 15 ans, a enregistré son premier album, Greetings From Asbury Park, NJ à 23 ans, et a été acclamé comme le futur du rock & roll à 25 ans. En chemin, il a gagné son surnom de Patron, surnom qu’il n’a jamais vraiment aimé, et quasiment dès le début, il a été acclamé par ses fans avec une syllabe longue, affectueuse et tonitruante:

Bruuuuuuuuuuuuuuuce !

Qu’est-ce qui a inspiré une telle dévotion ? Qu’est-ce qui, intrinsèquement, définit une chanson de Bruce Springsteen ? Il faudrait être fou pour essayer de réduire sa vision à une seule vérité, mais des premiers albums morcelés et insouciants à ses efforts récents plus concis, de ses plus grands succès jusqu'aux face B oubliées, Springsteen dit qu'il existe un fil conducteur que l’on peut discerner.

''Je pense que je définis ma musique comme une musique d’identité'', dit-il. ''Des questions d’identité''.

''Qui suis-je ? D’où viens-je ? Comment me suis-je retrouvé ici ? Qui sont mes parents ? D’où venaient-ils ? Quelles sont les forces qui ont affecté nos vies ? Quelles sont les forces qui affectent les vies de mes amis en ce moment ? Vers quelle direction se dirige mon pays ? En quoi cela me concerne-t-il ? Quelle est ma responsabilité ?''

Les questions jaillissent de Springsteen comme si elles l’avaient à la fois tourmenté et guidé au cours de son voyage artistique. Il énonce chacune avec force, chaque question est un coup de pioche dense sur des significations pas encore découvertes, et l’espoir qu’avec assez de questionnement, quelque vérité sera révélée. Il est évident qu’il a étudié ces questions et bien d’autres en profondeur et avec une grande détermination. Il le confirme complètement dans la respiration qui suit.

''Je suis un chien de chasse sur une piste, sur le point d’essayer de tirer au clair ce que sont certaines de ces choses''.

Alors que de telles questions sont universelles, il y a une indéniable Américanité dans les thèmes et les personnages qu’il a façonnés: des romantiques fous de mécaniques du New Jersey aux ouvriers de la métallurgie qui luttent en Ohio, jusqu’aux hors-la-loi condamnés en Louisiane et au Nebraska et même jusqu’aux travailleurs immigrés, récemment arrivés du Mexique.

Dans ses chansons, Springsteen crée des tableaux qui sont immédiatement familiers. Ses personnages font claquer les portes d’entrée, se recoiffent jusqu’à ce que ce soit parfait, font tout leur possible pour rester dans le droit chemin, descendent des verres en se rappelant leurs jours de gloire, et croient, peut-être plus que tout autre chose, que ce n’est pas un pêché d’être heureux de vivre.

Que ce soient des chansons sur sa propre expérience ou le produit de son habile observation, Springsteen chante les gens et le territoire qu’il connaît.

Bono, le chanteur de U2 et l’homme qui a prononcé le discours d’intronisation de Springsteen à la cérémonie du Rock’n’Roll Hall Of Fame, a dit que le rôle de Springsteen, en tant qu’interprète et communicateur de l’identité américaine, ne peut faire l'objet de battage médiatique.

''Bruce est à l’origine de mon obsession pour l’Amérique'', a déclaré le chanteur dans une interview téléphonique, le mois dernier, depuis sa maison en Irlande. ''J’essaie de penser à n'importe qui d’autre qui croyait plus encore à l’Amérique, pendant cette période où son travail s’est développé; dans des films, de la musique, de la poésie. Parfois, croire en son pays devait ressembler soit à de la naïveté ou bien n’être tout simplement que grotesque. Mais à travers toutes ses critiques envers le pays où il est né et a grandi, on sent qu’il était le meilleur ambassadeur de l’idée qu'on se fait de l’Amérique''.

Bono se souvient avoir rencontré Springsteen une fois à Londres dans son hôtel, pendant la tournée Born In The USA, un album consacré plusieurs fois album de platine. Springsteen revenait dans sa chambre avec des vêtements qu’il venait d’aller nettoyer à la laverie.

''N'importe quel autre artiste, vous auriez pensé qu’il y avait une photo à faire'', dit Bono en riant. ''Mais il a vraiment ce côté informel qui fait l’Amérique, la dignité de la classe ouvrière de l’Amérique et la conviction qu’il y a une grandeur chez l’homme et la femme de la rue. Il me semble que c'est l’essence de l’Américanité, et il l'incarne''.

Il était né pour courir, peut-être

On pourrait pardonner à Springsteen s’il décidait de ralentir. Lui et sa femme, la chanteuse (et membre du E Street Band) Patti Scialfa pourraient simplement se retirer dans la ferme du New Jersey où ils élevent leurs trois enfants: Evan 19 ans, Jessica 17 ans et Sam 15 ans. Il a vendu plus de 120 millions d’albums; a placé dans le Top 10 des chansons telles que Dancing In The Dark, Tunnel Of Love et I’m On Fire; il a gagné 19 Grammys; il a reçu l’Oscar de la meilleure chanson originale pour Streets Of Philadelphia; et il a remporté des honneurs à profusion. Il a assez de lauriers sur lesquels se reposer sans soucis.

Alors, pourquoi s’arrêter maintenant ? Springsteen dit que l’écriture, aujourd'hui, lui vient plus facilement qu’il y a 30 ans. Dans sa jeunesse, il était obsédé par chaque note, chaque détail de production. Maintenant, il est plus enclin à prendre des risques.

''A l’époque, je disais, on se trompe peut-être, et mec, on laisse tomber ce truc'', dit-il. ''Maintenant, je dis, on se trompe peut-être, mais il y a de la place pour quelques erreurs''.

Il a davantage confiance dans son art, et il y a moins de doute maintenant.

''Cela ne veut pas dire que vous faites les choses avec moins d’intensité'', dit-il. ''Vous faites les choses, si vous les faites, avec encore plus d’intensité… Vous essayez encore de prendre ce maillet, de taper ce morceau de bois et d’entendre cette sonnette retentir''.

Son comportement détendu dans la vie – une quiétude qui a été interprétée de toutes les manières, de la distance à la timidité – est trompeur. ''Je suis une sorte de fou facile à vivre'', dit-il avec un sourire malicieux qui gagne tout son visage. ''En surface, je suis très facile à vivre et en dessous, hey, j’y travaille''.

C’est logique alors que tous les artistes qui intéressent Springsteen – il est intarissable sur Bob Dylan, Merle Haggard, Steve Earle, Woody Guthrie, Leadbelly et Bonnie Raitt, par exemple – soient tous obsédés par quelque chose.

'Ils ne savent peut-être même pas ce que c’est !'', dit-il. ''La plupart de mes artistes préférés ne savent probablement pas ce qu’est cette chose. Je ne suis pas sûr de savoir ce que c’est. Mais je sais qu’elle existe. Et parfois, vous la trouvez et vous pouvez la transformer en beauté, en espoir, en rage et en colère qui stimulent la vie de votre conversation avec vos fans. Et c’est ce qui est essentiel''.

Springsteen est un interlocuteur sincère et éloquent, mais il peut aussi avoir beaucoup de charme en restant effacé. Après avoir donné un avis sérieux et réfléchi sur la première année du président Obama dans ses fonctions (il dit qu’il est prudent au sujet de l'Afghanistan, qu’il est en faveur d’un système de santé public, qu'il supporte la création d’un programme pour l’emploi), il se cale dans son fauteuil et éclate de rire.

''Je veux dire, j’ai mes propres opinions sur toutes ces choses, c’est simplement que personne ne me demande mon avis'', dit-il. ''Il n’y a personne qui dit, ''Téléphonez à ce guitariste du New Jersey et voyez ce qu’il a à dire sur le sujet'' '.

Quand il s’agit d’évaluer son propre travail, cependant, il est d’un manque de modestie rafraîchissant. Les anciennes chansons à l’appui. ''C'est, en partie, dû à l’intensité et à l’envie du groupe, mais en partie, également, au fait que ce truc était tout simplement bien écrit'', dit-il. ''Ce travail a conservé sa puissance, et sa pertinence, en partie grâce à sa qualité et parce que nous le prenons au sérieux et y mettons toute notre âme''.

Si personne ne travaille plus dur que Springsteen pour gagner le soutien de ses fans, il est aussi vrai que personne ne travaille plus dur que le E Street Band pour soutenir Springsteen. Bien que ses membres aient légèrement changé au fil des années depuis le début des années 1970, sa composition actuelle comprend les membres de longue date Garry Tallent (à la basse) Clarence Clemons (au saxophone), Max Weinberg (à la batterie), Roy Bittan (au piano), Steven Van Zandt et Nils Lofgren (à la guitare), et Patti Scialfa (à la guitare et au chant). L’organiste Danny Federici est décédé l’année dernière à la suite d’un combat contre le cancer.

Ce groupe représente les fondations du travail le plus important de Springsteen et la colonne vertébrale de ses performances marathon sur scène, dont beaucoup d’entre elles dépassent les trois heures, sans interruption. Le chanteur est très fier de la longévité du groupe et rebondit quand on lui demande si la tournée qui vient de s’achever pourrait être la dernière avec le groupe.

''Vous plaisantez ? Il reste encore des culs assis sur les sièges là-bas ! Les gens veulent voir ce (bip). Il veulent pouvoir s’en aller et dire, 'Whaou, je n'arrive pas à croire ce que je viens de voir'. Et c’est quelque chose que nous faisons toujours”.

Il laisse le dernier mot en suspend, comme pour mettre l’accent sur le fait qu’il parle du groupe au présent, et non au passé.

''Nous sommes musiciens jusqu’à la moelle'', déclare Springsteen. ''Ce n’est pas facile de nous renvoyer chez nous. Nous sommes des musiciens itinérants. Tout le monde dans ce bus a cette même chose dans le sang et dans les os. Et il reste beaucoup de kilomètres à parcourir avant que nous nous endormions''.

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Des heures supplémentaires avec Bruce Springsteen

Joe Heim, journaliste au Post a interviewé Bruce Springsteen backstage, avant son concert à Baltimore le 20 novembre, à propos de ces Kennedy Center Honors. Voici quelques réflexions supplémentaires de la part de Springsteen qui n’apparaissent pas dans l’article...

Par le passé vous parliez de ces célèbres conflits que vous aviez avec votre père. Je me demande ce que votre père penserait de vous voir gagner la plus haute distinction que l’Amérique décerne à ses artistes.

D’abord, il n’aurait pas su ce que c’était (Rires). Après quelques explications que lui aurait données ma mère, il aurait dit un truc du genre, “Eh bien, c’est sympa”. J’en ai fait l'expérience quand j’ai remporté l’Oscar au milieu des années 90 et que je l’ai posé sur la table de la cuisine. Et la statuette est posée là et il dit “Oh, je ne dirai plus jamais à quelqu’un ce qu’il doit faire” (Rires). Il tirait beaucoup de satisfaction et de plaisir dans le travail que je faisais et le succès que nous avions, pendant toutes ces dix ou quinze dernières années de sa vie. Alors, j’aimerais qu’il puisse être là. Cette distinction aurait eu beaucoup de signification pour nous deux. Ma mère sera là, mais j’aurais aimé l’avoir ici.

Vous avez dit que la cinquantaine a été une période incroyablement productive. En attendez-vous autant de la soixantaine ou pas ?

Oui. J’ai beaucoup d’idées en réserve en ce moment. J’ai beaucoup de choses sur lesquelles je travaille… J’ai l’impression, aujourd'hui, que l’écriture est plus naturelle que jamais et qu’elle me vient facilement. Vous avez assez étudié votre art pour savoir en faire une simple question de méthode. Vous savez quand quelque chose n’est pas fantastique. Vous savez quand une idée ne va pas marcher.

Quand j’étais jeune, je suivais mes instincts. Maintenant, quand vous atteignez 60 ans, vous avez vos instincts et vous avez votre intelligence créative. De vos instincts, du génie peut en sortir. Tous les premiers chanteurs de rock avaient des instincts incroyablement créatifs. Mais si vous ne développez pas votre intelligence créative, à un moment donné, vous allez vous cogner contre un mur. Aujourd'hui, ou plus tard. Alors, développer son intelligence créative, c’est ce qui vous permet de développer votre travail et d’élargir ce que vous êtes capable de faire. Je peux ainsi faire appel à mes 40 années d'étude, afin de pouvoir y passer moins de temps, de faire un meilleur travail et d’affiner les sujets sur lesquels j’ai envie d’écrire avec plus de précision.

Mais également, l’inquiétude d’essayer de se forger une identité, la peur de perdre cette identité, s’est grandement apaisée. Parce que vous avez eu 40 ans pour établir qui vous êtes, ce que vous faites. Cela vous permet également d’avoir des styles de projets variés et d’écrire des chansons qui pourraient être un peu plus périphériques ou un peu plus à gauche ou un peu plus à droite.

Plus de liberté ?

Oui, plus de liberté créative. Chaque disque n’est plus votre dernier, maintenant c’est votre suivant.

D’où est venue en premier la poésie dans vos chansons ? Vous avez déclaré que nous n’aviez pas bien réussi à l’école et que vous n’aviez jamais vraiment aimé l’école.

Elle est venue des disques de rock & roll. Je n’ai pas lu de poésie et je n'y ai jamais été exposé. La première fois que j’ai entendu qu’on comparait Greetings From Asbury Park à Howl, le poème d’Allen Ginsberg (2), il a fallu que j’aille l’acheter pour voir ce que c’était. La poésie, je l’ai trouvée dans ma relation avec Dylan et Donovan et, au début des années 70, la chose importante était qu’il y avait une énorme explosion d’auteurs-compositeurs-interprètes ''poétiques''.

Et puis vous, en tant que gamin, vous avez écrit. Chaque adolescent a gribouillé un peu de poésie sur une feuille de papier. Mais l'inspiration m'est vraiment venue avec les disques de rock & roll. Je n'ai pas lu jusqu'à mes 26 ans. Je n'ai que très peu lu la plupart des choses jusqu'à tard dans ma vie.

Quand vous écoutez vos premières chansons, vous rappelez-vous le sens que vous aviez en les écrivant et ce sens change-t-il pour vous au fil des ans ?

Eh bien, oui, je m'en rappelle, par exemple Lost In The Flood, si vous regardez de près, c’est une chanson contre la guerre. Nous étions impliqués, à la fin des années 60 et au début des années 1970, dans des mouvements de protestations dans le New Jersey, à un petit niveau local, à cause de la guerre du Vietnam. Nous avons fait quelques concerts de charité. Nous en avons fait un pour McGovern (3) et un pour envoyer les protestataires à Washington. C’était à l’époque où nous étions adolescents, parce que c'était, en partie, l’époque. La conscience sociale était au premier plan. Maintenant les gens ne se souviennent pas d’une époque pareille, surtout avec autant de tension dans l’air.

A l'époque, il y avait deux sortes de jeunes. Il y avait les jeunes qui se jetaient à plein corps dans les années 60, et il y avait les gars qui continuaient à vivre la vie des années 50. Mon beau-frère est un mec des années 50. Dans notre famille, tout était mélangé. Je suis allé dans une direction. Ma petite sœur est du genre post-années 60. La plus âgée de mes sœurs et mon beau-frère sont plutôt les produits des années 50 et ont eu une existence de la classe ouvrière, col bleu, du New Jersey. Mais au sein de mon groupe de musiciens et de bohémiens locaux et d’exclus, la conscience politique était une deuxième peau à l’époque. C’était à la mode ! Avec le recul, c’est l’une de mes chansons des débuts que je préfère. J’ai situé beaucoup de scènes sur le plan local. Sur le circuit. Il y avait en quelque sorte une forme de sacré sentiment de confusion dans le pays à cette époque-là. J’essayais de me frayer un chemin pour en sortir.

Beaucoup de ces choses dans mes premiers textes étaient de l'autobiographie tordue. Blinded By The Light, c'était simplement Asbury Park. Growin' Up parlait juste de ce qu'il y avait dans le titre.

Parlons un petit peu politique. Vous vous êtes engagé pour Kerry. Sans succès. Obama gagne et vous parlez de cette soirée comme une sorte de soirée magique pour l’Amérique. Comment vous situez-vous maintenant par rapport à l’évolution d’Obama et de son administration jusqu’à présent ?

Une année au pouvoir et je pense qu’il s’est très bien débrouillé. Je pense qu’ils sont méthodiques. Et le bordel incroyable dont il a hérité, dans ses dimensions épiques, n’est pas quelque chose que l’on résout en un an. Pour l'Afghanistan, nous devons être un peu plus prudents avant d'envoyer des hommes supplémentaires. Parce que la situation a un petit quelque chose de déjà vu, encore et encore. Je pense qu’il y a d’autre manières de garantir la sécurité de l’Amérique et de combattre nos ennemis… que de déployer plus de vies américaines. Je pense que c’est dangereux. C’est juste mon opinion.

La santé, j’aimerais voir le système de santé public. Je pense qu'il garantit plus d'honnêteté chez les compagnies d’assurance et ce serait mieux pour le peuple américain. Je veux dire, j’ai mes propres opinions sur toutes ces sujets, personne ne me les demande (Rires). Ce n’est pas plus différent qu’avant. Il n’y a personne qui dit, 'Téléphonez à ce guitariste du New Jersey et voyez ce qu’il a à dire sur le sujet'.

La chose la plus dévastatrice en ce moment, bien sûr, c’est le taux de chômage et il faut qu’ils trouvent un moyen de remettre tous ces Américains au travail. Il doit y avoir une sorte de fonds publics, une sorte de programme pour l’emploi, que ce soit au niveau de l’infrastructure ou autre, pour aider à remettre les Américains au travail. C’est écrasant. J’ai des amis qui perdent leur maison et qui étaient fermement ancrés dans la classe moyenne avant. Je travaille avec des banques alimentaires à travers le pays et absolument toutes me disent que les étagères se vident et que la demande augmente énormément. Et nous devons aussi gérer le fait que, jusqu’à ce que la situation s’équilibre, les gens vont s’énerver contre Wall Street, qui s'en sort si bien avec les gens qui les ont renfloués, et qui se retrouvent négligemment plantés. Il faut maîtriser une partie de cette colère. La colère et la rage ont leur place.

Je pense qu’Obama est dans une position très difficile dans la mesure où les gens attendent de lui qu'il soit, par sa présence, une sorte de Roosevelt ou de Kennedy, quelque chose - quand vous le voyez et quand vous le voyez parler et quand il était en campagne - quelque chose que cette homme porte en lui, il en donne simplement l'impression. Je pense que c’est vrai.

J’ai trouvé un article intéressant dans le New York Times il y a deux ou trois semaines, écrit par Tom Friedman, et qui examinait le besoin essentiel de poésie en s’emparant de l’imagination du public américain au sujet de ces tâches incroyablement difficiles. Obama est très doué pour exciter et motiver les gens. Je pense que maintenir la concentration, l’excitation et la motivation des gens pour réparer le pays au beau milieu de ce bruit sombre et plein de haine qui nous entoure est un très, très grand défi.

Un an de passé, après ce qui s'est passé, ce n’est pas très long. Alors je suis encore plein d’espoir et de foi et j’attends avec impatience de voir la suite de son mandat.

Êtes-vous en train d’écrire une autobiographie ?

Je fais beaucoup de choses, dont beaucoup n’arrivent jamais (Rires). J’ai écrit beaucoup de disques qui ne voient pas la lumière du jour. Alors, je ne veux pas dire, 'Oui, attendez d’entendre celle-ci ! J’en ai une bonne à vous raconter !' Alors, je ne vais pas dire grand-chose sur ce sujet car très souvent, je commence à travailler sur des choses… Ne gardez pas une place sur votre étagère pour ce livre !

Un nombre de personnes proches de vous sont décédées au cours de deux ou trois dernières années. Je me demande si vous avez eu des réactions qui vous ont surprises par rapport à leur mort.

Quand vous arrivez à 60 ans, vous avez vu un certain nombre de gens mourir. Et j’en ai vu mourir aussi, quand j’étais jeune, parce que j’avais deux copains qui ont été tués au Vietnam. Mais la chose la plus difficile à accepter, c’est quand ce sont des gens plus jeunes. Et j’ai vu des gens mourir, qui avaient 30 ans. Nous avions une voisine adorable qui est décédée et qui a laissé deux fils. Alors, c’est très difficile quand les gens sont jeunes et qu’ils semblent avoir encore tellement de choses à accomplir, qui n'ont pas été achevées. Je me rends compte que ce sont des gens dont je m’attends à ce qu’ils passent encore la porte ou passent devant la fenêtre de la maison. Ce sont des gens que vous n’arrivez pas tout à fait à mettre dans cette perspective.

Mon assistant personnel, c’était Terry, nous avons passé 23 années ensemble. Il est décédé pendant la dernière tournée. Il a eu une belle vie, remplie de nombreuses expériences; un Navy Seal et une grande légende sur la Côte du New Jersey. Et j’aimerais qu’il soit près de moi, vous savez, mais il a vécu une belle vie, grande et bien remplie. Danny, vous savez, a eu cette terrible maladie qu’il a combattue avec beaucoup, beaucoup de courage et il allait bien pendant plusieurs années. C’est le premier membre du E Street Band que nous avons perdu. J’étais très fier du fait que tous les membres, mes hommes et mes femmes, soient vivants après toutes ces années. Peu de groupes peuvent le revendiquer. Nous n’avons perdu personne de la manière habituelle, souvent tragique, qui touche un groupe de rock & roll. Et si nous avons perdu quelqu’un, c’était du genre 'hey, vous vieillissez', ces choses arrivent, parfois vous tombez malade. C’est ce qui arrive à un certain âge. C’est très difficile parce que le groupe est une telle unité biologique et cohérente. Chaque personne qui montera sur scène ce soir est absolument unique, il n’y en pas pas deux.

Est-ce que cette tournée, vous ne voulez peut-être pas dire pour toujours, mais est-ce qu’elle est comme la fin du E Street Band ?

Oh non, mec. Vous plaisantez ? Il reste encore des culs assis sur les sièges, là-bas ! Les gens veulent voir ce (bip). Il veulent pouvoir s’en aller et dire, 'Whaou, je n'arrive pas à croire ce que je viens de voir'. Et c’est quelque chose que nous suscitons toujours. Donc, non, non. Nous sommes au milieu de quelque chose. Nous sommes au milieu de quelque chose de nouveau. Il y a un public qui sera là, ce soir, qui va largement nous survivre. Ces dix dernières années étaient fantastiques, nous avons tout recommencé. Maintenant, allons-y ! Aussi longtemps que les gens resteront en bonne santé. Merde, nous continuerons quand nous serons en moins bonne santé. Nous ne sommes pas difficiles. Non, le groupe a encore la vie entière. Je suis très excité de voir ce que le groupe peut représenter à l’heure actuelle. Je pense que si vous venez nous voir ce soir, vous allez voir le meilleur E Street Band qui ait jamais joué. L’étendue de notre musique est tellement vaste maintenant, et le public va de six ans jusqu'à... des gens qui sont en fait, je pense, plus vieux que moi (Rires).

Et c’est donc profondément satisfaisant. Nous sommes des musiciens jusqu’à la moelle. Ce n’est pas facile de nous renvoyer chez nous. Nous sommes des musiciens itinérants. Tout le monde dans ce bus a cette même chose dans le sang et dans les os. Et il reste beaucoup de kilomètres à parcourir avant que nous nous endormions.

Sur le E Street Band

J’ai découvert que les dix dernières années ont été, pour moi, aussi excitantes que n’importe quelle autre décennie passée. Je pense que nous avons été un des seuls groupes de notre génération à écrire des chansons et à faire des disques qui peuvent se positionner aux côtés de ceux que les gens considèrent comme nos classiques. Et qui peuvent prétendre à une place essentielle au sein de notre travail… C’était mon grand objectif quand j’ai reformé le E Street Band. Et c’était la seule chose qui me retenait avant que je ne reforme le groupe. Répéter ce que nous avions fait ne m'intéressait pas. Ce qui m’intéressait, c’était le renouvellement de notre esprit, de notre action, de notre pouvoir dans la vie de nos fans et dans la vie du pays. C’est ce que nous voulions accomplir quand nous avons reformé le groupe. Nous voulions écrire ce type de chansons, faire ce type de disques et délivrer ce type de concerts.

Sur sa méthode d’enregistrement

La méthode ne change pas, je fais des démos de tout, un processus que j’ai réellement commencé à faire avec Nebraska, mais je le fais vraiment maintenant, en faisant des démos de tout avant d’enregistrer, afin d’avoir les bases d’un album sous le nez. Brendan O’Brien, mon producteur, travaille rapidement. Nous faisons nos disques en trois ou cinq semaines. Chaque disque que j’ai fait au cours des dix dernières années a été fait dans cette courte période. Ce qui me permet de faire plus de disques, de sortir plus de musique pour mes fans, de passer à d’autres idées. C’est une stimulation permanente.

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NOTES

(1) Les Kennedy Center Honors sont une distinction honorant les artistes ayant grandement contribué, par leur talent et leur réussite, à la culture américaine. La cérémonie, qui dure un week-end, consiste en une réception et un diner au Département d'État (le Ministère des Affaires Étrangères américain), une réception à la Maison Blanche avec le Président des États-Unis, et une soirée hommage au Opera House in the Kennedy Center, à Washington.

(2) Allen Ginsberg (1926-1997) est un poète américain, fondateur de la beat generation. Howl (1956) est un de ses poèmes, en prose, interdit en son temps en raison de son langage cru et explicite.

(3) George McGovern était le candidat pour le parti Démocrate à l'élection présidentielle de 1972. Opposant à la guerre au Vietnam, il a été battu par Richard Nixon.

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Photographies Michael Williamson, Peter Cunningham, Lucian Perkins, Frank Johnson & Mark Duncan

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