The New Yorker, 30 juillet 2012

Nous sommes vivants



Bruce Springsteen a 62 ans.

Par David Remnick

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Il y a environ un demi-siècle, quand Elvis Presley tournait Harum Scarum et que Help ! était dans les hit-parades, un type de la Côte, nommé Bruce Springsteen, lunatique, hanté par son père, et pourtant étonnamment charismatique, se construisait une solide réputation dans le centre du New Jersey, comme guitariste, dans un groupe baptisé les Castiles. Le nom du groupe provenait de la marque de savon préférée du chanteur. Ses membres étaient originaires de Freehold, une ville industrielle située dans les terres, à une demi-heure de route des fêtes foraines de la promenade et de la mer. Les Castiles jouaient dans des salles de danse pour adolescents et celles des Elks Club (1), dans des drive-in et pour l'inauguration d'un supermarché ShopRite, dans un parking pour mobile-home à Farmingdale, au Matawan-Keyport Rollerdrome. Une fois, ils ont joué pour les patients d'un hôpital psychiatrique, à Marlboro. Un homme en costume distingué est arrivé sur scène et, dans un discours de présentation qui a duré vingt minutes, a déclaré que les Castiles ''étaient plus grands que les Beatles''. A ce moment précis, un docteur est intervenu et a raccompagné cet homme jusqu'à sa chambre.

Par une après-midi de 1966, les Castiles, avec leurs rêves de grandeur et de réussite rapide, sont allés jusqu'à un studio d'enregistrement situé dans le centre commercial Brick Mall et ont gravé deux chansons originales Baby I et That's What You Get. La plupart du temps, cependant, ils jouaient de nombreuses reprises, de In The Mood de Glenn Miller à I Understand des G-Clefs. Ils jouaient Sonny & Cher, Sam & Dave, Don & Juan, les Who, les Kinks, les Stones, les Animals.

Beaucoup de musiciens ayant atteint une maturité grisonnante ont un souvenir incertain de leurs débuts dans le kiosque à musique (et bon nombre d'entre eux n'ont qu'un souvenir incertain de leur semaine passée). Mais Springsteen, qui a 62 ans et qui fait partie des musiciens qui s'inscrivent le plus dans la durée depuis B.B. King et Om Kalthoum, semble se souvenir de chaque soirée marquante, depuis cet instant de 1957, où sa mère et lui ont vu Elvis au Ed Sullivan Show – "J'ai regardé ma mère et j'ai dit, 'Je veux juste être... comme... ça' " - jusqu'à ses plus récents exploits de rock star populaire multimillionnaire, surfant sur les foules en adoration. En ce moment, il est au centre d'expositions historiques; au musée du Rock and Roll Hall of Fame, à Cleveland, et au National Constitution Center, à Philadelphie, les paroles de ses chansons, ses vieilles voitures, et des tenues de scène fanées ont été exposées, tels les fragments d'un Suaire. Mais, contrairement aux Rolling Stones, par exemple, qui n'ont pas composé une grande chanson depuis la période disco et qui se réunissent dans le seul but d'étoffer leur portefeuille en reprenant leurs propres titres, Springsteen refuse d'être un conservateur mercenaire de son passé. Il continue d'évoluer en tant qu'artiste, remplissant d'idées, de citations, de questions, de coupures de presse, et finalement de nouvelles chansons, les pages d'un carnet à spirales, l'un après l'autre. Son dernier album, Wrecking Ball, est une mise en accusation musicale de la récession actuelle, de la disparité des salaires, des travailleurs castrés, et de ce qu'il nomme "la distance entre la réalité américaine et le rêve américain". Ce travail est éloigné de ses premières pièces sur les interludes d'un été moite et la désinvolture sur le Turnpike (2). Dans son désir d'élargir une contre-tradition d'un progressisme politique, Springsteen cite des chansons de rebelles Irlandais, des ballades du Dust Bowl, des morceaux de la Guerre Civile et des chants d'esclaves enchainés.

Au début de cette année, en vue d'une tournée mondiale, Springsteen dirigeait des répétitions à Fort Monmouth, dans une base de l'Armée qui a fermé ses portes l'année dernière; c'était un avant-poste des communications et du renseignement depuis la Première Guerre Mondiale, qui employa autrefois Julius Rosenberg (3) et des milliers de pigeons voyageurs militaires. Le terrain de 500 hectares est aujourd'hui une ville fantôme uniquement habitée par des mannequins factices en acier, supposés faire fuir les oies du Canada omniprésentes qui aspergent de vert le centre du New Jersey. En conduisant jusqu'à l'extrémité de la base, j'ai atteint une salle sans charme que Springsteen et Jon Landau, son manager de longue date, avaient louée pour les répétitions. 47 ans plus tôt, Springsteen y avait joué pour les enfants des officiers au "club des jeunes" de Fort Monmouth (danse, sans alcool) avec les Castiles.

A l'intérieur, l'atmosphère est affairée mais décontractée. Les musiciens sont sur scène, bidouillant sur leurs instruments avec l'air langoureux du joueur de base-ball qui se réchauffe au soleil. Max Weinberg, le batteur volcanique du groupe, porte une sorte de jean large apprécié des papas pour les barbecues de fin de semaine. Steve Van Zandt, l'ami d'enfance, le bras-droit et le guitariste de Springsteen, continue de courir après l'agenda serré d’un acteur et d’un D.J., et il semble fatigué, les yeux tombant sous un bandana de pirate pourpre. En attendant, le bassiste Garry Tallent, l'organiste Charlie Giordano, et le pianiste Roy Bittan, s'amusent avec une chansonnette. Le guitariste Nils Lofgren est au téléphone, essayant de se dégoter un vol pour rentrer chez lui pour le week-end, à Scottsdale.

Springsteen arrive et salue chacun d'un bonjour rapide et de son petit rire distinctif. Il mesure 1,79 m et a une démarche chaloupée. Quand il remarque quelque chose de nouveau – un visiteur, une pensée, une voiture qui passe au loin – ses yeux se plissent, comme s'il se trouvait devant une lumière forte, et sa mâchoire inférieure s'avance légèrement. Il se dégarnit sur le front, et, si quelqu’un se posait la question, il a, au fil du temps, à la vue d'un examen haute-définition et devant la course contre le temps, eu recours aux couteuses attentions des professionnels de la cosmétique et de la dentition. Il reste beau à vous désespérer, ridiculement en forme. ("Il a pratiquement le même tour de taille que lorsque nous nous sommes rencontrés, lorsque nous avions 15 ans" raconte Van Zandt, pour qui ce n'est pas le cas). Certainement la conséquence de sa tendance à la sobriété; Van Zandt dit que Springsteen est "le seul type que je connaisse – je pense l'unique type que je connaisse – qui n'a jamais pris de drogue". Il a suivi plus ou moins le même régime physique depuis trente ans: il court sur un tapis-roulant et, avec un entraineur, soulève de la fonte. L'effort a payé. Le tonus de ses muscles est proche de celui d'une balle de tennis neuve. Et cependant, avec la tournée qui commence dans un mois, il rit à l’idée d’être déjà prêt. "Je suis loin d'être prêt", a-t-il dit, s'effondrant dans un fauteuil à vingt rangées de la scène.

Se préparer pour une tournée est un processus beaucoup plus complexe que les exercices pratiqués à la cinquantaine pour prévenir un infarctus précoce. "Il faut y penser de cette manière: jouer sur scène, c'est comme courir un sprint tout en criant, pendant 3 ou 4 minutes" dit Springsteen. "Et puis vous recommencez. Et puis vous recommencez. Et puis vous marchez un peu, et vous continuez de crier sans vous arrêter. Et ainsi de suite. Votre adrénaline surpasse rapidement votre condition physique". En concert, son style est joyeusement diabolique, aussi proche de ce qu’un homme blanc à l’âge de la retraite peut ressembler à James Brown vers 1962, sans risquer une hernie discale ou une fracture du bassin. Ses concerts dépassent les trois heures, sans la moindre pause, et il danse constamment, hurlant, implorant, prenant la pose, donnant des coups de pied, moulinant, surfant sur la foule, montant sur l'estrade de la batterie, sautant sur un ampli, bondissant sur le piano de Roy Bittan. Sa débauche d’énergie et son épuisement fait partie de ce que l’on attend de lui. En retour, la foule participe dans une démonstration d'adoration collective. Comme des pèlerins à une gigantesque messe en plein air – pensez à Jean Paul II à Gdansk – ils connaissent leur rôle: le moment de lever les mains, d’onduler, de chanter, de crier son nom, de porter son corps, d’une main à l’autre, de la fosse jusqu'à la scène. (Van Zandt: "Messianique ? Est-ce le mot que vous cherchez ?").

Springsteen a atteint la gloire à l'ère de Letterman (4), mais il est anti-sarcastique. Keith Richards fait en sorte de donner l'impression de n'en avoir rien à foutre. Son comportement vous amène à vous interroger pour savoir s'il est plus compliqué de jouer les riffs de Street Fighting Man ou de laisser pendre une cigarette au bord de ses lèvres, grâce à un simple filet de salive. Springsteen, c'est le contraire. Il symbolise l'effort flagrant. Pendant un concert, il arrive toujours un moment, comme c'était le cas avec James Brown, au cours duquel il mime le conflit entre l’épuisement et le désir de continuer. Brown jouait la scène en se mettant à genoux, trempé de sueur, incapable d'accomplir un autre pas de danse, chassant cependant l'assistant qui portait sa cape, pour l'envelopper et le sortir de scène. Springsteen s'affale contre le pied du micro, épuisé et immobile, puis, reprenant conscience, éponge sa transpiration – Non ! C'est pas possible ! - et entraine le groupe dans un autre couplet, une autre chanson. Il descend de scène trempé, comme s'il avait nagé tout habillé autour de la salle, pourchassé par des barracudas. "Je veux que l'expérience soit extrême" dit-il. Il veut que son public quitte la salle, comme il le leur demande, "avec vos mains qui brulent, vos pieds qui brulent, votre dos qui brule, votre voix éteinte, et vos organes sexuelles stimulés !"

L'étalage d'exubérance est donc essentiel. "Pour un adulte, le monde essaye constamment de se mettre des barrières" dit-il. "La routine, la responsabilité, le délabrement des institutions, la corruption: c'est tout ce qui enferme le monde. La musique, quand elle est vraiment belle, force cette merde à s’ouvrir à nouveau et laisse entrer les gens, la lumière, l’air, l’énergie et renvoie les gens chez eux avec cette énergie et me renvoie à l’hôtel avec cette énergie. Parfois, les gens la portent en eux pendant longtemps".

Le groupe ne répète pas tant pour apprendre comment jouer certaines chansons particulières, mais pour voir quelle chanson fonctionnera avec telle autre, afin d'établir une setlist de base (avec d'infinies alternatives) qui puisse satisfaire toutes les demandes de Springsteen: pour jouer le nouveau album et ses derniers thèmes; pour jouer les hits attendus pour les fans de base; pour travailler assez de surprises et de raretés pour les fans qui l'ont vu des centaines de fois; et, surtout, pour rythmer le concert de la frénésie au calme et à la frénésie à nouveau. Depuis ces dernières années, Springsteen collecte des demandes de chansons dans la foule. Il n’a jamais été piégé. "Vous pouvez faire sortir le groupe du bar, mais vous ne pouvez pas enlever le bar du groupe" dit Van Zandt.

Les membres du E Street Band ne sont pas sur le même pied d'égalité que Springsteen. "Ce ne sont pas les Beatles", comme le mentionne Weinberg. Ce sont des musiciens salariés; en 1989, ils ont tous été virés. Ils attendent son appel pour enregistrer, pour partir en tournée, pour répéter. Et donc, lorsque Springsteen jaillit de son fauteuil et dit, "Ok, il est temps de travailler", ils se redressent et attendent son signal.

Huh...deux...trois...quatre.

Alors que l'hymne d'ouverture, We Take Care Of Our Own, balaye les sièges vides, je me trouve au fond de la salle, à côté de John Cooper, le longiligne et imperturbable ingénieur du son originaire de l'Indiana, qui contrôle une vaste table de mixage et une batterie d'ordinateurs portables. Un disque dur contient les paroles et les accords de centaines de chansons, ainsi lorsque Springsteen réclame un titre impromptu, la chanson apparait immédiatement sur les Téléprompteurs, devant ses yeux, et devant ceux de ses musiciens. (Le support n'est pas unique - Sinatra, à la fin de sa carrière, utilisait un prompteur, tout comme les Stones et beaucoup d'autres groupes.) Bien que plus de la moitié du concert restera identique d'un soir à l'autre, le reste est disponible.

"A quelques exceptions près, c’est la seule musique live qu’il reste" nous dit Cooper. Le playback est légion. Coldplay gonflent leur son avec des tas d'instruments pré-enregistrés et de synthétiseurs. Le seul son artificiel dans un concert de Springsteen est le son de la caisse claire sur We Take Care Of Our Own, qui semblait échapper à une reproduction fidèle.

A Fort Monmouth, cet après-midi-là, Springsteen a l'intention de définir "les quatre chansons d'ouverture" les premières chansons qui s'enchainent en rafale. Le groupe et l'équipe font particulièrement attention à ces secondes qui séparent les chansons, quand les accords changent et que les techniciens passent les instruments aux musiciens. C'est un travail complexe; les techniciens doivent se déplacer avec la précision d'une équipe de mécanos à Daytona.

Avant le début officiel de la tournée, à Atlanta, il y a eu quelques salles plus petites pour jouer, dont l'Apollo Theatre, à Harlem. D'ordinaire, il y a plus d'Afro-Américains sur scène que dans les fauteuils, mais Springsteen est imprégné de musique noire, et il était tout spécialement enthousiaste à l'idée de jouer ce concert à Harlem. "A l'Apollo, tous nos professeurs ont foulé ces planches" dit-il. "L'essence de notre groupe et sa façon de bouger provient de la soul. Cette musique est censée te submerger. Tu ne dois pas pouvoir reprendre ton souffle. Être un homme de scène, c'est ça - l'idée d'avoir quelque chose de maniable en-dessous de toi, cette machine qui rugit et qui peut changer en un clin d’œil".

En règle générale, les tournées rock ont un thème: une arrivée de groupe de manière enjouée, un nouveau style ou un nouveau look, une reformation, de nouvelles chansons, un instant politique. Springsteen a saupoudré le spectacle du message politique de Wrecking Ball, mais le thème le plus frappant sur cette tournée allait être le temps qui passe, l'âge, la mort, et, si Springsteen y parvenait, un sentiment de renouvellement. Le cœur du groupe qui est toujours là - Van Zandt, Tallent, Weinberg, Bittan, et Springsteen - joue ensemble depuis la présidence de Ford; Lofgren et Patti Scialfa, la femme de Springsteen, qui chante et joue de la guitare, sont arrivés au cours des années 80.

La série de tragédies, de faiblesses, et d'érosion a semblé implacable ces dernières années. Nils Lofgren s’est fait poser deux prothèses de hanches, et ses épaules sont en très mauvais état. Max Weinberg a subi une opération à cœur ouvert, un traitement contre le cancer de la prostate, deux opérations du dos ratées, et sept opérations des mains. Le matin après un concert, m'a-t-il raconté, il se sent comme le personnage de Nick Nolte dans North Dallas Forty, un film sur le football américain: meurtri et à peine capable de bouger. Lofgren a comparé les coulisses du concert à "une unité de MASH", avec des poches de glace, des compresses chauffantes, des tubes de crème analgésique, et masseuses de permanence. Plus alarmant, Jon Landau, le manager de Springsteen et son plus proche ami, se remet d'une opération du cerveau.

Il y a eu des pertes plus profondes, et définitives. En 2008, Danny Federici, qui jouait de l'orgue et de l'accordéon avec Springsteen depuis 40 ans, est décédé d'un mélanome. Terry Magovern, le garde du corps de Springsteen en tournée et vétéran des Forces Spéciales, était mort l'année précédente. L'entraineur de Springsteen est mort à l’âge de 40 ans.

La perte la plus bouleversante est survenue l'année dernière, quand Clarence Clemons, saxophoniste de Springsteen, son faire-valoir et son protecteur sur scène, est décédé d'une attaque cérébrale. Clemons était un colosse - 1.95m, un ancien joueur de football américain. Comme musicien, il possédait un timbre rauque évoquant King Curtis. Ce n'était pas un grand improvisateur, mais ses solos, méticuleusement composés avec Springsteen au cours de longues heures de studio, étaient des morceaux incontournables à chaque concert. Et puis, il y avait sa pure présence sur scène. Clemons a offert à Springsteen un compagnon mythique, qui a incarné l'esprit fraternel du groupe. "Se tenir aux côtés de Clarence, c’était comme se tenir aux côtés du mec le plus cool de la planète", a dit Springsteen à son propos lors d'un hommage. "Vous aviez l’impression que peu importe ce que le jour ou la nuit apporte, rien n’allait vous atteindre".

Le style de vie de Clemons était considérablement moins discipliné que celui de Springsteen, et, au cours des dernières années, son corps avait lâché, exigeant la pose de prothèse de hanches, des genoux, une opération du dos. Sur la dernière tournée, Clemons se déplaçait en voiturette de golf dans les tunnels des salles de concerts. Sur scène, il passait moins de temps à s’épuiser sur son saxophone et plus de temps à se reposer sur un tabouret et à frapper sur un tambourin. Quand il jouait, il était évident qu’il perdait les aiguës. Après un de ses derniers concerts, il avait dit à un ami, "Je mérite un putain d'Oscar". Il disait qu'il se sentait comme le personnage de Mickey Rourke dans The Wrestler; sur scène, il incarnait un personnage puissant, quand bien même il dépérissait physiquement.

Aux obsèques, organisées dans une chapelle à Palm Beach, Springsteen a rendu un hommage passionné à Clemons, se souvenant qu’il avait dû supporter "un monde dans lequel il n’était pas toujours si facile d’être grand et noir". Il s'est souvenu du "mysticisme torride" de son ami, de ses envies, même de sa loge, qui était drapée d'étoffes exotiques et qui était surnommé le Temple de l’Âme: "Une simple visite en ce lieu était comme un voyage dans une nation souveraine, qui venait de tomber sur d’immenses réserves de pétrole". Dans le même temps, Springsteen a pointé du doigt la vie familiale erratique de Clemons (il s'est marié à cinq reprises) et les tensions épisodiques dans leur relation. En s'adressant aux fils de Clemons, il a dit, "'C' a vécu une vie où il a fait ce qu’il voulait faire et il a laissé les miettes, humaines ou autres, retomber là où elles le pouvaient. Comme beaucoup d’entre nous, votre papa était capable d’une formidable magie, mais il était également capable de provoquer une pagaille stupéfiante".

Des mois plus tard, Springsteen ressent encore profondément cette perte. Il avait 22 ans quand il a rencontré Clemons, dans le circuit musical d'Asbury Park. Perdre Clemons, c’était comme perdre "la mer et les étoiles", et il était évident que Springsteen se sentait inquiet de jouer sur scène sans lui. "Comment continuer ? Je pense que c’est ce dont nous avons le plus discuté de toute notre histoire" m'a dit Van Zandt. "L'idée fondamentale, c’était: nous devons nous réinventer quelque peu. Tu ne peux pas simplement remplacer un type". Clemons n'a pas été remplacé par un musicien mais par un contingent - une section de cuivres de cinq personnes.

Les répétitions ont partiellement servi à trouver un moyen de parler des morts sans que le concert ne se transforme en un service funéraire lugubre. "Ce groupe est une petite communauté ici", dit Springsteen, "et il se rassemble, et nous essayons de réparer ceux que Dieu a brisés et d’honorer ceux qui ne sont plus avec nous".

Pendant les pauses, je remarque qu'un des musiciens, un jeune saxophoniste ténor portant une imposante coiffure Afro, une paire de lunettes rectangulaire, et un air déterminé, parcourt la scène, jouant nerveusement sur son saxophone des bribes de solos familiers: Tenth Avenue Freeze-Out, Jungleland, Badlands, Thunder Road. Il s'agissait de Jake Clemons, 32 ans, le neveu de Clarence. Pendant des années, Jake a joué dans des salles et des clubs de secondes zones avec son propre groupe. Aujourd’hui, il a pour mission de marcher dans les chaussures de son oncle devant des publics dépassant les 50.000 spectateurs. Il l'a fait au sens littéral du terme. Jake portait aux pieds les chaussures de son oncle, taille 50 - des bottes en peau de serpent, des mocassins noirs, tout ce qui lui avait été laissé. Quasiment tous ses saxophones, également, avaient été des cadeaux d'Oncle Clarence.

En janvier, Springsteen a invité Jake chez lui, et ils ont joué jusque très tard dans la nuit. Bruce a lancé l'idée qu'il puisse rejoindre le groupe. "Mais tu dois comprendre" lui a expliqué Springsteen. "Sur scène, quand tu souffleras dans ton saxophone avec nous, le public ne te comparera pas à Clarence lors de la tournée précédente. Ils te compareront à leur souvenir de Clarence, à leur idée de Clarence". Ce qui a fait réfléchir Jake Clemons. Élevé au gospel dans la famille d'un officier, membre de l’orchestre des Marines, il ne connaissait que superficiellement le catalogue de Springsteen. Le public connaissait les chansons, sans parler de l'histoire du groupe, beaucoup plus intimement que lui. Après la mort de Clarence, Jake a joué quelques concerts d'hommage, et il sentait que le public faisait des comparaisons.

"Je ne sais pas si quiconque peut jouer dans l'ombre d'une légende" a dit Jake. "A mes yeux, Clarence est toujours sur cette scène, et je ne veux pas lui marcher sur les pieds".

Springsteen a cru que ces préoccupations, et ce sentiment plus grand de perte et de blessure, pourrait fournir une énergie dont la tournée pourrait se nourrir. Après toutes ces années passées sur scène, il arrive à prendre du recul sur ses performances avec une distance analytique. "Vous êtes un peu le chaman, vous menez des fidèles", m’explique-t-il. "Mais vous êtes comme tout le monde, dans le sens où vos soucis sont identiques, vos problèmes sont identiques, vous avez vos dons, vous avez vos péchés, vous avez des choses que vous êtes capable de bien faire, vous avez des choses que vous foirez constamment. Et donc, vous êtes un intermédiaire. Il y a eu une succession d'éléments dans votre vie – certains étaient bénéfiques, et certains n'étaient que malédictions chaotiques – qui allument en vous un feu, d'une certaine façon".

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Quand Springsteen était en tournée pour promouvoir l'album Born To Run, au milieu des années 70, il se mettait sur le bord de la scène sous un projecteur, plaquant un accord, et racontait l'histoire de son enfance dans une maison mitoyenne défraîchie, près d'une station-service, dans un quartier ouvrier de Freehold, connu sous le nom de Texas, parce qu'à l'origine, il avait été peuplé de migrants hillbilly du Sud. En novembre 1976, je me trouvais au balcon du Palladium, sur la 14e rue, lors d'un concert, quand Springsteen a exposé la situation en termes des plus sévères :

Ma mère, elle était secrétaire, et elle travaillait en centre-ville... Et mon père, il a travaillé dans beaucoup d'endroits. Il a travaillé dans une usine de tapis pendant un moment, il a conduit un taxi pendant un moment, et il a été surveillant dans une prison pendant un moment. Je me souviens que quand il travaillait là-bas, il rentrait tout le temps ivre et en colère à la maison, s'asseyait dans la cuisine. Le soir, vers 21 heures, il éteignait toutes les lumières, chaque lumière de la maison, et il s'énervait vraiment lorsque moi ou ma sœur les rallumions. Il restait assis dans la cuisine avec son pack de bières, une cigarette...

Il me faisait assoir à la table, dans l'obscurité. L'hiver, il allumait la cuisinière et fermait toutes les portes, il faisait vraiment chaud là-dedans. Et je me souviens être juste assis là dans le noir... Quel que soit le temps que je restais assis, je ne voyais jamais son visage. Nous commencions à parler de rien en particulier, de comment j'allais. Très vite, il me demandait ce que je comptais faire de moi-même. Et nous finissions toujours par nous hurler dessus. Ma mère, elle arrivait toujours en courant en train de pleurer, et essayait de le retenir, essayait de nous empêcher de nous battre... Je finissais toujours par partir en courant par la porte de derrière et à m'éloigner de lui. M'éloigner de lui, partir en courant, à hurler sur mon père, lui disant, lui disant, lui disant, que c'était ma vie et que j'allais faire ce que je voulais.

A la fin de l'histoire, une histoire entièrement exacte, Springsteen enchainait avec It's My Life, la chanson des Animals, une déclaration d'indépendance à vous donner des frissons. Dans la bouche de Springsteen, c'était une déclaration d'indépendance d'un foyer au sein duquel les menaces étaient hurlées, les téléphones arrachés des murs, et la police appelée en renfort.

Doug Springsteen était chauffeur dans l’Armée, en Europe, pendant la Deuxième Guerre Mondiale; il est revenu chez lui et a ruminé sa situation tordue. Van Zandt me raconte que le père de Springsteen était "effrayant" et qu'il fallait mieux l'éviter. A cette époque-là, "tous les pères étaient effrayants" dit Van Zandt. "La torture que nous avons infligée à ces pauvres pères, quand vous y repensez aujourd'hui. Mon père, le père de Bruce - ces pauvres types, ils n’ont jamais eu d’opportunités. Il n'y avait aucun précédent comme nous, aucun dans l'histoire, comme leur fils qui devenaient ces monstres aux cheveux longs, qui ne voulaient pas participer au monde qu'ils avaient construit pour eux. Pouvez-vous imaginer ? C’était la génération de la Deuxième Guerre Mondiale. Ils ont construit les banlieues. Quelle gratitude ont-ils obtenu ? C'était du style, 'Va te faire foutre ! Nous allons ressembler à des filles, et nous allons nous droguer, et nous allons jouer du rock'n'roll comme des fous !'. Et eux se disaient, 'A quel moment avons-nous merdé ?' Ils avaient peur de ce que nous allions devenir, ils ont donc senti qu'ils devaient être plus autoritaires. Ils nous détestaient, vous savez ?".

Doug Springsteen a grandi dans l’ombre de la mort de sa sœur âgée de 5 ans, Virginia, renversée par un camion alors qu'elle roulait en tricycle, à Freehold en 1927. Les parents de Doug, selon une biographie à paraître sur Springsteen et rédigée par Peter Ames Carlin, ont été ravagés par le chagrin. Doug a abandonné l'école en troisième. En 1948, il a épousé Adele Zerilli. Bruce est né l'année suivante. Pendant de longues périodes au cours de l'enfance de Bruce, ses grands-parents vivaient avec sa famille et, comme Springsteen l'a raconté à Carlin, il a toujours perçu l'affection qu'il a reçu d'eux comme une manière "de remplacer l'enfant perdu", ce qui était déstabilisant : "Leur fille morte avait une forte présence. Son portrait était accroché au mur, toujours devant et au centre". Des décennies après l'évènement, la famille entière - les grands-parents, Doug et Adele, Bruce et sa sœur Ginny - allaient au cimetière chaque weekend pour se recueillir devant la tombe de Virginia.

Dans les biographies et coupures de presse, Doug Springsteen est décrit avec des adjectifs tels que "taciturne" et "désappointé". En fait, il semble avoir été bipolaire, et il était capable de terribles colères, souvent dirigées contre son fils. Les docteurs prescrivaient des médicaments pour sa maladie, mais Doug ne les prenait pas toujours. Adèle, la mère de Bruce, qui travaillait comme secrétaire juridique, était le médiateur du foyer, la source d'optimisme et de survie, et le salarié le plus fiable. Cependant, Bruce était profondément affecté par les dépressions paralysantes de son père, et s'inquiétait de ne pouvoir échapper à la menace d'instabilité mentale qui traversait sa famille. Cette crainte, raconte-t-il, est la raison pour laquelle il n'a jamais pris de drogue. Doug Springsteen vit dans les chansons de son fils. Dans Independence Day, le fils doit s'échapper de la maison de son père car "nous étions juste d'une nature beaucoup trop semblable". Dans le féroce Adam Raised A Cain, le père "arpente ces pièces vides / A la recherche d'un coupable / Tu hérites des péchés / Tu hérites des flammes". Les chansons étaient un moyen de parler au père silencieux. "Mon père ne parlait pas – vous ne pouviez avoir de conversation avec lui" m'a dit Springsteen. "Il fallait que je sois en paix avec cette idée-là, mais il fallait que j'ai une conversation avec lui, parce que j'en avais besoin. Ce n'était pas le meilleur moyen d'y parvenir, mais c'était la seule solution possible, alors je l'ai fait, et finalement il m'a répondu. Il n'aimait peut-être pas les chansons, mais je pense qu'il aimait qu'elles existent. Pour lui, elles signifiaient qu'il comptait. On lui demandait, 'Quelles sont vos chansons préférées ?' Et il répondait, 'Celles qui parlent de moi' ".

Le passé, cependant, n'est rien d'autre que passé. "Les épreuves traversées par mes parents, c'est le sujet de ma vie" me raconte Springsteen au cours des répétitions. "Ce sont des choses qui me rongent et qui me rongeront toujours. Ma vie a pris une tournure vraiment différente, mais ma vie est une anomalie. Ces blessures sont ancrées en vous, et vous les transformez en langage et en raison d'être". Désignant le groupe sur scène, il dit, "Nous sommes des dépanneurs - des dépanneurs avec une trousse à outils. Si je répare une petite partie de moi-même, je réparerai une petite partie de vous-même. C’est mon boulot". Les chansons sur la fuite sur l'album Born To Run, le portrait de la lutte post-industrielle sur Darkness On The Edge Of Town étaient partie intégrante de ce premier travail de dépannage.

Doug et Adele Springsteen ont quitté Freehold pour la Californie du Nord quand Bruce avait 19 ans, et ils sont restés perplexe quand leur fils, un marginal aux cheveux longs à leurs yeux, est venu leur rendre visite, quelques années plus tard, comme il l'explique, "portant sur le dos un coffre à trésor" et leur disant d'acheter la plus grosse maison du coin. "La seule satisfaction que vous obtenez est d'avoir votre moment à vous, quand vous dites, 'Vous voyez, je vous l’avais bien dit' " a raconté Springsteen. "Évidemment, toutes les choses plus profondes restent des non-dits, ce qui fait que tout aurait pu être légèrement différent".

Doug Springsteen est mort en 1998, à 73 ans, après des années de maladie, dont une congestion cérébrale et une maladie du cœur. "J'ai été heureux que la médecine moderne lui donne dix années de plus à vivre", dit Springsteen. "T-Bone Burnett a dit que le rock'n'roll ne parle que de 'Paaaaapa !' Paaaapa est un cri embarrassant ! Il ne s'agit que de pères et de fils, et vous êtes sur scène prouvant quelque chose à quelqu'un de la plus intense des façons. C'est comme si vous disiez, 'Hey, je méritais plus d'attention que j'en ai reçu ! Tu as raté ça, mon grand !' ".

Les instants de rédemption de la jeunesse de Springsteen étaient musicaux; les chansons sortant du poste de radio ou de la télévision ; sa mère faisant un emprunt de soixante dollars à la banque pour lui acheter une guitare Kent à l'âge de quinze ans. Springsteen est devenu un de ces jeunes qui s'évadent grâce à une obsession. Il croyait, comme il le chante dans No Surrender, qu'"On en a plus appris grâce à un disque de trois minutes, qu'on en a jamais appris en classe". A Sainte Rose de Lima, l'école Catholique de Freehold, il était un raté, méprisé par les sœurs. La mode, les enfants littéraires en étaient éloignés. ("Je ne trainais avec personne qui parlait de William Burroughs", a-t-il dit à Dave Marsh son premier biographe). Après le bac, Springsteen a assisté à des cours à l'université de Ocean County, où il a commencé à lire des romans et à écrire des poèmes, mais il a abandonné après qu'un administrateur nerveux, se méfiant des hippies et autres indésirables, ait clairement expliqué à Springsteen que certains s'étaient plaints qu'il était "bizarre". "Rappelez-vous que nous n'avons pas choisi cette vie parce que nous étions courageux ou brillants", a dit Van Zandt. "Nous étions les derniers. N'importe qui avec le choix de faire autre chose - être dentiste, avoir un vrai boulot, peu importe - il le faisait !".

L'endroit où Springsteen est allé chercher son avenir était juste à quelques kilomètres en voiture à l'est de Freehold - la scène musicale d'Asbury Park. Dans les années 60 et 70, il y avait des douzaines de groupes qui jouaient dans les bars le long de la promenade en bois. Asbury Park est devenu le Liverpool de Springsteen, son Tupelo, son Hibbing (5).

Par un après-midi de printemps, je me trouve devant le club le plus célèbre d'Asbury Park, le Stone Pony et j’attends un batteur vieillissant nommé Vini (Mad Dog) Lopez, l'homme le plus malchanceux dans la saga E Street. Lopez a été viré du groupe de Springsteen juste avant qu'ils ne deviennent célèbres. Les membres du groupe sont peut-être des salariés, mais ils sont  extrêmement bien payés et valent chacun des millions de dollars. Le batteur qui a réussi à s'imposer sur le long terme, Max Weinberg, possède des maisons dans la campagne du New Jersey et en Toscane. Lopez travaille en tant que caddy. Les week-ends, il joue dans un groupe appelé License to Chill. La mascotte du groupe est Tippy Banana. "Nous sommes en bas de la chaîne alimentaire," Lopez me dit. "Nous aimons dire que nous sommes exclusifs, mais peu coûteux".

Lopez s'arrête devant le Stone Pony dans une vieille Saturne. Il sort avec difficulté de sa voiture, comme s'il sortait d'une capsule spatiale après un voyage interplanétaire. Il regarde du coin de l'œil la lumière de l'océan et s'avance vers moi en boitant. Il a eu un accident de voiture en rentrant d'un concert en hommage à Clarence Clemons. Son genou a été touché, ainsi que son dos. Quelqu'un a aussi laissé tomber un ampli sur son pied lors d'un concert il y a deux ou trois soirs. "Ce qui n'aide pas", dit-il.

Nous marchons le long de la promenade en bois pendant quelque temps et nous nous installons pour déjeuner. En chemin, et au cours du déjeuner, des gens l'arrêtent pour dire bonjour, obtenir un autographe.

En 1969, Lopez a invité Springsteen à faire un jam dans un club, appelé The Upstage, situé au-dessus d'un magasin de chaussures à Asbury Park. Finalement, Springsteen et Lopez ont formé un groupe appelé Child, qu'ils ont vite rebaptisé Steel Mill. Il y avait Lopez à la batterie, Danny Federici à l'orgue et à l'accordéon, et Steve Van Zandt à la basse. Les garçons ont habité pendant quelques temps dans une usine de planches de surf dirigée par leur manager. "Bruce habitait dans la réception, et Danny et moi avions des canapés dans les salles de bains," dit Lopez. Ils se faisaient autour de cinquante dollars par semaine. Certains membres de la bande avaient des boulots manuels pour joindre les deux bouts : Van Zandt travaillait dans le bâtiment, Lopez faisait des heures sur un chantier naval et sur des bateaux de pêche commerciaux. Springsteen s'y refusait. Le futur clairon de la classe ouvrière n'a jamais vraiment travaillé.

Lopez boit une grande gorgée de son Bloody Mary et regarde fixement l'océan, où un surfer s'est heurté à une vague et est tombé. Springsteen lui envoie toujours des royalties supplémentaires pour les deux premiers albums - "Il le fait par bonté de cœur", dit Lopez - mais ce n'est pas assez pour en vivre". 

Le Springsteen que Lopez décrit était un jeune homme d'une rare ambition qui avait aussi, par moments, besoin de s'isoler. Même s'il y avait toutes ces filles autour, toutes ces parties de Monopoly nocturnes et ces marathons au flipper, Springsteen n'était pas facilement distrait. "Bruce venait à une fête où les gens faisaient toutes sortes de choses et lui jouait juste de sa guitare", dit Lopez.

Pour Van Zandt, cette intensité était un leurre. Il reconnaît chez Springsteen une énergie à vouloir créer des chansons originales. À cette époque-là, dit-il, on vous jugeait par votre faculté à reprendre les chansons entendues à la radio et à les jouer, à l’accord et à la note près: "Bruce n'a jamais été doué pour ça. Il avait une oreille bizarre. Il entendait des accords différents, mais il n'arrivait jamais à entendre les accords exacts. Quand vous avez cette capacité ou cette incapacité, vous devenez immédiatement plus original. Et à la longue, vous savez quoi : à la longue, l'originalité paye".

Asbury Park, en dépit de tous ses groupes de bar flamboyants et de bonimenteurs sur la promenade en bois, n'a pas échappé aux événements de l'époque. Le week-end du 4 juillet 1970, des émeutes raciales ont éclaté. Les jeunes noirs de la ville étaient particulièrement en colère que la plupart des jobs d'été, dans les restaurants et les magasins le long du bord de mer, aillent aux enfants blancs. Springsteen et les membres de son groupe ont regardé les flammes sur Springwood Avenue depuis un château d'eau près de l'usine de planches de surf qui leur servait de maison. Néanmoins, le groupe de Bruce est resté quasiment apolitique. "Les émeutes signifiaient juste que certains clubs n'ouvraient pas et que d'autres ouvraient", dit Van Zandt.

Après la dissolution de Steel Mill, Springsteen a imaginé un truc temporaire rigolo: Dr Zoom & the Sonic Boom, une sorte de groupe de carnaval qui, tel l'Arche de Noé, avait deux membres pour chaque instrument - guitaristes, batteurs, chanteurs - plus Garry Tallent au tuba, une majorette, et deux types de l'Upstage qui jouaient au Monopoly sur scène. Puis Springsteen est devenu sérieux. Il a formé son propre groupe. Il l'a appelé le Bruce Springsteen Band.

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Une semaine après la fin des répétitions à Fort Monmouth, Springsteen et le groupe commencent à répéter au Sun National Bank Center, la base des Trenton Titans, une petite équipe de hockey. La salle de Fort Monmouth était isolée et bon marché, mais pas assez grande pour que l'équipe technique installe complètement la scène de la tournée, avec tous les éclairages, les marches, les avancées et la sonorisation.

À l'intérieur de la salle, Springsteen marche autour des sièges vides, un micro à la main, donnant des indications scéniques. "On n'arrive pas à voir les choristes sous cet angle" dit-il. "Fais un pas à droite, Cindy !". L'équipe technique déplace la contremarche. Cindy Mizelle, la voix la plus soul dans cette nouvelle version du E Street Band, qui compte 17 musiciens, fait un pas à droite.

Springsteen court vers un autre coin de la salle et, tandis qu'il regarde la section des cuivres, une pensée lui traverse l’esprit. "Avons-nous des chaises pour les gars quand ils ne jouent pas ?" dit-il. Sa voix résonne sur les sièges vides. Des chaises apparaissent.

Le groupe se met en place et commence à enchainer les titres de base de la setlist, en vue du concert à l’Apollo. Lofgren joue le riff d'ouverture de We Take Care of our Own - un hymne sur la récession qui se joue en sol majeur - et le groupe est lancé. Springsteen répète délibérément, mettant au point tous les mouvements et postures en apparence improvisés: le baissement de tête solennel, le poing levé, le lever de sa Fender talismanique, les petits pas entre les chansons, le sentiment d'exultation qu'il jouera devant son public, sous un projecteur bien précis. ("C'est du théâtre, vous savez," me dira-t-il  plus tard. "Je suis un artiste de théâtre. Je chuchote dans votre oreille, et vous rêvez mes rêves, et en retour j'obtiens une idée des vôtres. Je fais ça depuis quarante ans".)

Springsteen a tant à faire - diriger le groupe, rythmer le concert, chanter, jouer de la guitare, donner des ordres au public, se projeter dans chaque coin de la salle, y compris vers les places derrière la scène - que bâcler peut mener à la catastrophe.

Au milieu de la cinquième chanson du set, il présente le groupe. Tandis qu'ils jouent une version revisitée de People Get Ready, ce vieux titre de Curtis Mayfield, Springsteen saisit un micro et se promène sur scène. "Bonsoir, mesdames et messieurs", dit-il à la salle vide. "Je suis si heureux d'être ici dans votre belle ville ce soir. Le E Street Band  est venu pour apporter la puissance, heure après heure, pour botter le cul à la récession. Nous avons de vieux amis et nous avons de nouveaux amis et nous avons une histoire à vous raconter… ".

Cet air, riche en cuivres et en harmonies vocales, amène My City of Ruins, une des chansons élégiaques, teintées de gospel, et figurant sur l'album du 11 septembre, The Rising. Les voix chantent "Rise up ! Rise up !" Et là arrive une série de solos des cuivres : trombone, trompette, saxo. Puis retour aux voix. Springsteen présente rapidement les cuivres du E Street Band et les chœurs. Puis  "Faisons l'appel !"dit-il.  Et, avec la musique montant peu à peu tel un chant d'église, il présente le cœur du groupe : "Professor Roy Bittan est dans la salle... Charlie Giordano est dans la salle...".

Quand il finit l'appel, il y a une longue pause. Le groupe continue de jouer.

"Est-ce qu'il nous manque quelqu'un ?".

Deux projecteurs éclairent maintenant l’orgue où Federici s'asseyait autrefois, et le micro devant lequel Clemons se tenait autrefois.

"Est-ce qu'il nous manque quelqu'un ?".

Puis de nouveau: "Est-ce qu'il nous manque quelqu'un ?...  C'est vrai. C'est vrai. Certains nous manquent. Mais la seule chose que je peux garantir ce soir, c'est que si vous êtes ici et que nous sommes ici, alors ils sont ici !". Il répète ces mots plusieurs fois, le volume du piano et de la basse augmentant, le rythme de la batterie accélérant, la voix monte, jusqu'à ce que, au final, la chanson le submerge et, si Springsteen a vu juste, il n'y aura aucune âme dans la salle qui ne sera pas émue.

Pendant l'heure et demie qui suit, le groupe joue un set qui alterne les histoires sur la souffrance économique et les moments d'évasion et les échappées festives. Tandis que le groupe joue le joyeux riff d'ouverture de Waiting on a Sunny Day, Springsteen s'entraine à parcourir la scène à grands pas, appelant les hordes de spectateurs imaginaires partout dans la salle à chanter avec lui. Il marche en roulant des mécaniques. C'est un des rares hommes de 62 ans qui n'a pas peur de montrer son cul - un cul bien saucissonné dans un jean noir terriblement moulant - à vingt mille clients qui ont payé pour leur place. "Vas-y Jakie !" crie-t-il et il fait venir Jake Clemons sur le devant de la scène pour son solo. Il doit pratiquement le faire venir sous les projecteurs à coups de pied.

Quelques chansons plus tard, après avoir répété la chanson qui clôt le set, Thunder Road, Springsteen sort de scène, se met une serviette autour du cou et s'assied sur la chaise pliante à côté de moi.

"Vous voyez, le sommet du spectacle est une sorte d'accueil, et vous mettez les gens à l'aise et vous les défiez en même temps", dit-il. "Vous présentez vos thèmes. Vous les mettez à l'aise, parce que, rappelez-vous, les gens n'ont pas vu ce groupe. Il y a les absents qui sont là. C’est de ça qu’il s’agit à cet instant précis, la communication entre les vivants et les disparus. Même ces courants traversent le monde de rêve qu’est la musique pop !".

C'est une belle journée pour Springsteen. Wrecking Ball est n° 1 des albums aux États-Unis et au Royaume-Uni,  détrônant le blockbuster d'Adele, 21. "C'est une excellente nouvelle, mais nous verrons où nous en serons dans quelques semaines", dit Landau. Springsteen ne connaîtra plus jamais les énormes ventes d'un disque, comme avec Born In The U.S.A., mais il connaîtra toujours une explosion initiale des ventes, grâce à ses fans de base. Comment les ventes se maintiendront-elles au fil du temps, telle est la question. (La réponse est qu'elles ne se maintiendront pas : un mois plus tard, Wrecking Ball est tombé à la 19ème place. Dès l'été, l'album était sorti des charts). Ce qui fait de Springsteen une puissance économique en ce moment, c'est son statut d'interprète de scène.

Sur scène, une fête impromptue s'organise. L'équipe technique distribue des flûtes de champagne et des assiettes de gâteau pour célébrer la bonne nouvelle Wrecking Ball.

"Ça ne vieillit pas", dit Springsteen, avant de rejoindre la fête. "Je suis toujours excité à l'idée d'entendre ma musique à la radio ! Je me souviens de la première fois où j'ai vu quelqu'un m'écouter à la radio. Nous étions dans le Connecticut pour un concert. Un type était dans sa voiture, c'était une chaude nuit d’été et sa vitre était baissée, et Spirit In The Night" - une chanson du tout premier album de Springsteen - "émergeait de la voiture. Ouah. Je me rappelle avoir pensé, J'y suis, j'ai au moins réalisé une partie de mes rêves de rock'n'roll. Je ressens toujours la même chose. L'entendre jaillir de la radio - c'est un message à toutes les patrouilles. La chanson sort directement... là !".

Dès 1972, Springsteen était leader d'un groupe et écrivait des chansons destinées à être jouées seul. Ce n'était pas un grand lecteur à l'époque, mais il était si imprégné des chansons de Bob Dylan qu'il avait lu la biographie d'Anthony Scaduto. Il était impressionné par la saga de l'arrivée-à-New-York de Dylan: l'arrivée dans la tempête de neige, en 1961, en provenance du Midwest; les pèlerinages au chevet de Woody Guthrie à l'Hôpital Psychiatrique de Greystone Park; les premiers concerts au Café Wha? et au Gerde's Folk City; puis l'audition pour John Hammond, le directeur légendaire de Columbia Records. C'était ce qu'il voulait, en partie.

A cette époque, le manager de Springsteen était un arriviste turbulent du nom de Mike Appel. Avant de rejoindre Springsteen, Appel avait écrit des jingles pour Kleenex et une chanson pour la série Partridge Family. Appel était de la vieille école - passionné, mais profiteur. Il avait fait signer à Springsteen des contrats tordus. Et pourtant, il était tellement courageux et fou dans sa dévotion vis à vis de son client qu'il faisait des choses folles pour lui; comme appeler un producteur chez NBC pour lui suggérer que sa chaîne diffuse la chanson de Springsteen contre la guerre Balboa vs. The Earth Slayer lors du Super Bowl. (NBC a refusé.) D’une manière ou d'une autre, Appel a réussi à obtenir un rendez-vous avec John Hammond.

Le 2 mai 1972, Springsteen est allé en bus jusqu'à New York, portant une guitare acoustique sans étui, qu'il avait empruntée. Le rendez-vous n’avait pas bien commencé. Hammond, un aristocrate de la famille Vanderbilt avait clairement fait comprendre que son temps était compté, et il a été rebuté quand Appel à mis en avant les talents de parolier du chanteur dans la négociation. Mais l'ambiance a changé lorsque Springsteen, assis sur un tabouret, face au bureau, a chanté plusieurs chansons, finissant par If I Was A Priest:

Si Jésus était le shériff
Et si j'étais un prêtre
Si ma femme était une héritière
Et si ma maman était une voleuse...


"Bruce, c'est la chanson la plus tordue que j'ai jamais entendue", a dit Hammond, ravi. "Avez-vous été élevé par des sœurs ?" Columbia lui a fait signer un contrat d'enregistrement et a essayé de le promouvoir comme "le nouveau Dylan". Il n'était pas le seul: John Prine, Elliot Murphy, Loudon Wainwright III, et d'autres auteurs-interprètes recevaient aussi l'étiquette du "nouveau Dylan". ("Le vieux Dylan n'avait que trente ans, alors je ne sais même pas pourquoi il leur fallait un putain de nouveau Dylan", dit Springsteen).

Au grand regret d'Hammond, Springsteen a enregistré ses deux premiers albums - Greetings From Asbury Park et The Wild, The Innocent, And The E Street Shuffle - avec un groupe composé de ses amis de la Côte du New Jersey, dont Vini Lopez, à la batterie, et Clarence Clemons, au saxophone ténor. Hammond était convaincu que les démos solo étaient meilleures. En dépit des encouragements venant de quelques critiques et de D.J., les albums se sont peu vendus. Dans le meilleur des cas, Springsteen était un anonyme doué, un provincial qui manquait d’occasions. En juin 1973, alors que j'avais quatorze ans, je suis monté dans un bus 11-C de la compagnie Red & Tan, dans le nord du New Jersey, avec deux amis, et suis allé à New York, au Madison Square Garden, pour voir un groupe qui s'appelait Chicago, pas vraiment branché et inexplicablement populaire.

Je ne suis pas sûr de savoir pourquoi j'y suis allé. Nous étions dingues de Dylan. Howl, les Stanley Brothers, Otis Redding, Naked Lunch, Hank Williams, Odetta - quasiment tout ce que je connaissais, lisais ou entendais semblait se placer sous l'égide de Dylan. Chicago ne pouvait pas être plus éloigné de l'esthétique de Dylan.

Tout de même, j'ai payé mes quatre dollars, et j'allais voir ce qu'il me serait possible d'apercevoir depuis nos places. La première partie arrive doucement: quelqu’un du nom de Bruce Springsteen. Les conditions étaient épouvantables, comme souvent pour les premières parties: les lumières étaient allumées, la foule était parfois inattentive, parfois hostile. Ce dont je me rappelle, c’est d'un leader aussi agité que Mick Jagger ou James Brown, un chanteur explosant avec une urgence presque auto-destructrice, essayant d’éclater à travers l’indifférence bourdonnante de la foule. Après ce concert, Springsteen a juré à Appel que plus jamais il ne ferait de premières parties, ni ne jouerait dans des grandes salles. "Je ne le supportais pas - tout le monde était si loin et le groupe n’entendait rien", a-t-il dit à Dave Marsh. C’était le moment de se mettre à l’abri, le moment de construire un public à travers des concerts intenses et fréquents dans des clubs, des petites salles, et des gymnases universitaires.

C’était une époque de vaches maigres. Une fois qu’Appel avait payé les frais et pris sa part considérable, la paye était proche de zéro. Parfois, le groupe dormait dans le camion. Avant un concert, Clemons s’est presque fait arrêter pour un défaut de paiement de pension alimentaire. Lopez était particulièrement revendicatif à force de jouer pour des clopinettes: "Et si je voulais inviter ma copine à manger un burger au restaurant ?".

En fin d’après-midi, après le déjeuner, Lopez et moi roulons dans Asbury Park et il commence à rire et pointe son doigt. "C’est là que nous allions pour obtenir des tickets alimentaires - chacun de nous, Bruce aussi", dit-il.

Lopez était un sacré batteur, trop batteur, peut-être - un genre de Ginger Baker chaotique. A sa manière, il était aussi passionné par l’agitation sociale. Au début de l’année 1974, il a malmené le frère de Mike Appel lors d’une dispute financière ("Je l’ai un peu poussé"). Peu de temps après, Springsteen a annonçé à Lopez qu’il était viré.

"Je gardais ses guitares chez moi, et il fallait qu’il vienne les chercher", dit Lopez. "J’ai demandé une deuxième chance, et il a dit 'Lopez, les deuxièmes chances, ça n’existe pas'. Bon Dieu. Danny avait eu tout un tas de deuxièmes chances après ses bêtises - avec la drogue, ses absences ou ses retards. Mais pour moi, pas de deuxième chance". La dispute est devenue plus houleuse, et Springsteen a finalement sous-entendu que Lopez n’était pas un bon batteur.

"J’ai posé ses guitares devant lui, et j’ai dit, 'Voilà la porte. Tu sais à quoi ça sert'. Jusqu’à aujourd’hui, nous n'en avons pas reparlé. Il n’y a rien à dire. J’aurais fait partie du plus grand groupe du pays si ce n’était pas arrivé. Mais, historiquement, au moins, j’ai fait partie du E Street Band. Bruce le sait, et tout le monde le sait".

Nous avons roulé devant l’immeuble bas qui abritait l’usine de planches de surf où Lopez vivait avec Springsteen. Le panneau sur la façade dit désormais: “Immunostics Inc.: Réactifs microbiologiques, sérologiques et immunologiques de qualité”. Au cours des dernières années, Springsteen a proposé à près de dix reprises à Lopez de jouer avec le groupe, notamment au Giants Stadium pour une version de Spirit In The Night. Quand Lopez a demandé s’il pouvait créer un groupe qui jouerait toutes les vieilles chansons de Steel Mill, Springsteen a souri, et a dit oui, vas-y.

"Mais c’est dur de vendre Steel Mill maintenant", dit Lopez. "Les gens savent que c’est Bruce qui a tout écrit et il s’attendent à ce que Bruce vienne, et ça, ça n’arrivera pas".

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Si Vini Lopez est le batteur le plus malheureux de l’histoire américaine, Jon Landau est certainement le critique de rock le plus chanceux. Pendant une pause au cours des répétitions en vue de la tournée 2012, je suis allé dans le nord de Westchester, où Landau vit avec sa femme, Barbara. Landau a seulement trois ans de plus que Springsteen, mais c’est un homme qui a une présence physique plus ordinaire. Landau reçoit une bonne part de la riche entreprise Springsteen depuis plus de trente ans. Les bénéfices ne lui sont pas montés à la tête; ils se trouvent sur les murs. Sa collection d’art (principalement des tableaux et des sculptures de la Renaissance, avec, au milieu, quelques tableaux de peintres français du XIXème siècle), est ce que l’on peut qualifier d’"importante". Au risque d’affoler sa compagnie d’assurances, je peux témoigner de la présence d’œuvres, entre autres, de Le Titien, Tintoret, Tiepolo, Donatello, Guiberti, Géricault, Delacroix, Corot, et Courbet.

Mais Landau ne sort pas indemne du passage du temps. L’année dernière, on lui a retiré une tumeur au cerveau, et parce que la tumeur était logée à proximité d’un enchevêtrement du nerf optique, il a perdu la vision d’un œil. Sa convalescence n’a pas été facile, et parfois, alors que nous parcourons ses tableaux, Landau semble essoufflé. Après l’opération, Springsteen était avec Landau presque tous les jours. "Il savait que je traversais une épreuve et je pensais que j’allais mourir", dit Landau. "Ce n’était pas rationnel, mais la peur était là… Nous avons beaucoup parlé de choses importantes". Puis il sourit. "Les grands penseurs ont eu de grandes pensées".

Landau a commencé sa vie avec un métier qui n’existait pas vraiment. Même en 1966, trois ans après le succès des Beatles, il n'y avait rien qui ressemble à de la critique rock. Cette année-là, Landau, un adolescent précoce de l’université de Lexington, Massachussets, travaillait dans un magasin de musique de Cambridge qui s’appelait Briggs & Briggs. Son père était un professeur d’histoire aux idées de gauche qui avait quitté Brooklyn avec sa famille, à l’époque des listes noires, et qui avait trouvé un travail chez Acoustic Research. Landau a grandi au son de la musique folk, et au lycée il assistait à tous les concerts qu’il pouvait se payer. Chez Briggs & Briggs, il a rencontré un étudiant de Swarthmore du nom de Paul Williams, qui venait de lancer un magazine amateur qui s’appelait Crawdaddy !, peut-être la première publication dédiée à la critique rock. En tant qu’étudiant de deuxième année à Brandeis, Landau a écrit pour Crawdaddy ! Après son diplôme, Jann Wenner lui a proposé d’écrire une rubrique pour un bimensuel qu’il était en train de lancer et qui s’appellerait Rolling Stone.

En tant que critique, Landau était audacieux. A l’occasion du premier numéro de Rolling Stone, en 1967, il a descendu en flammes le classique de Jimi Hendrix, Are You Experienced ?. L’année suivante, il a cogné sur Cream en leur reprochant la grandiloquence facile de leurs performances scéniques, ajoutant qu’Eric Clapton, le guitariste leader du groupe était "un maître des clichés du blues de tous les guitaristes de blues de l’Après-Guerre… un virtuose pour jouer les idées des autres". A l’époque, on parlait de Clapton comme de "Dieu". Cette critique a fait douter Dieu de lui-même. "Le son de la vérité m’a fait tomber à la renverse; j’étais au restaurant et je me suis évanoui", a déclaré Clapton des années plus tard. "Et quand je me suis réveillé, j’ai immédiatement décidé que c’était la fin du groupe". Cream a été dissous.

Landau aimait le single bien fait, que ce soit par les Beatles ou par Sam & Dave; il était soupçonneux vis à vis des artistes qui cherchaient à se faire plaisir. "De plus en plus de gens attendent du rock ce qu’ils attendaient de la philosophie, de la littérature, des films et de l’art visuel", écrit-il. "D’autres attendent du rock ce qu’ils attendaient de la drogue. Et à mon avis, le rock ne peut pas supporter ce genre de fardeau, parce qu’il impose au rock des qualités qui sont la négation de la mission initiale du rock".

A cette époque, la ligne de partage entre l’industrie du rock et le journalisme rock n’était pas clairement définie; en 1969, Jann Wenner a produit un disque de Boz Scaggs. Landau a produit des albums avec Livingston Taylor et les MC5. Landau admirait les responsables qui étaient clairvoyants sur le plan musical, comme Ahmet Ertegun et Jerry Wexler, et il appréciait les musiciens qui comprenaient les vertus de la popularité. Dans sa thèse de dernière année à Brandeis, il a écrit avec admiration sur la volonté d’Otis Redding d’être un artiste "ouvertement et honnêtement concerné par le désir de faire plaisir au public et d’avoir du succès".

A la fin de l’année 1971, Landau habitait à Boston et était marié à la critique Janet Maslin. Bien que souffrant de la maladie de Crohn, il était le centre énergique d’un cercle de jeunes critiques émergents: Dave Marsh, John Rockwell, Robert Christgau, Paul Nelson, Greil Marcus. Landau a remarqué le premier album de Springsteen, Greetings From Asbury Park, et a désigné Lester Bangs pour en faire la critique, dans Rolling Stone; il a fait la critique du deuxième, The Wild, The Innocent And The E Street Shuffle, dans l’hebdomadaire alternatif The Real Paper, désignant Springsteen comme "le nouvel auteur-interprète le plus impressionnant depuis Vince Taylor", mais il a ajouté que "l’album n’était pas aussi bien produit qu’il aurait dû l’être". C’était "passablement maigre ou trop aigu, surtout quand le groupe attaquait les breaks".

Landau, qui avait 26 ans à l’époque, a accepté l’invitation de Dave Marsh pour aller au Charley’s, un club de Cambridge, pour voir Springsteen en action. "Je suis allé dans ce club, et c’était complètement vide", me dit-il. "Il avait un minimum de fidèles qui le suivaient. Avant le concert, j’ai demandé aux gars du bar où se trouvait Bruce, et ils m'ont désigné l’extérieur".

Springsteen se tenait dans le froid - un type barbu et maigre, vêtu d’un jean et d’un tee-shirt, sautant d’un pied sur l’autre pour se réchauffer. Il était en train de lire la critique de son disque écrite par Landau, que la direction du club avait affiché sur la fenêtre.

"Je me suis mis à côté de lui et j’ai dit, 'Qu’en pensez-vous ?'" raconte Landau. Et il a dit : "Ce gars est normalement plutôt bon, mais j’ai vu mieux'. Je me suis présenté et on a bien ri".

Le lendemain, il a reçu un appel de Springsteen. "On a parlé pendant des heures", dit Landau. "De musique, de philosophie. Au fond de lui, il était le même qu’aujourd’hui. Et, vous savez, on a, depuis, continué cette conversation toute notre vie: sur le fait de grandir, d’avoir de grandes pensées, sur des grandes choses".

Un mois plus tard, Landau est allé voir Springsteen au Harvard Square Theatre, où il faisait la première partie de Bonnie Raitt. C’était la veille du 27ème anniversaire de Landau et il se sentait prématurément usé. Sa carrière était au point mort. La maladie de Crohn lui rendait la vie difficile pour manger ou pour travailler. Son mariage était en train de s’effriter. Mais ce soir-là, le 9 mai 1974, il s’est senti rajeuni alors que Springsteen a tout joué, de Let The Four Winds Blow, un vieil air de Fats Domino, jusqu’à une nouvelle chanson sur la fuite et la libération qui s’appelait Born To Run.

L’article que Landau a écrit pour The Real Paper est la critique la plus célèbre de l’histoire de la critique rock :

"Mardi dernier, au Harvard Square Theater, j'ai vu toute l'histoire du rock'n'roll jaillir comme un éclair devant mes yeux. Et j'ai vu autre chose: j'ai vu l'avenir du rock'n'roll et il s'appelle Bruce Springsteen. Et par une soirée où j’avais besoin de me sentir jeune, il m’a donné l’impression d’écouter de la musique pour la toute première fois… C’est un punk du rock’n’roll, un poète de rue Latin, un danseur de ballet, un acteur, un joker, un leader de groupe, un guitariste rythmique qui assure, un chanteur extraordinaire, et un véritable grand compositeur de rock. Il dirige son groupe comme s’il l'avait toujours fait… Il parade devant son groupe composé de vedettes, tel un croisement entre Chuck Berry, Bob Dylan à ses débuts et Marlon Brando".

Columbia Records a utilisé la citation "J’ai vu l’avenir du rock’n’roll" comme pièce centrale d’une campagne publicitaire. Springsteen est devenu ami avec Landau, qui est venu vivre avec lui dans sa maison délabrée de Long Branch. "Modeste ne permet même pas de commencer à décrire cette maison", se rappelle Landau. "Il y avait un canapé, son lit, une guitare, et ses disques. Et nous restions à parler jusqu’à 8 heures du matin". Les deux hommes écoutaient de la musique et parlaient du 3ème disque de Springsteen. Il y avait peu de chances que Columbia continue d’investir sur Springsteen si son 3ème album était un échec. Springsteen appréciait la loyauté d’Appel, mais sa manière de faire des jugements très autoritaires l'agaçait. Landau était plus subtile, il posait des questions, flattait, suggérait, recommandait. Springsteen a invité Landau en studio, où il a aidé Springsteen à réduire Thunder Road de 7 à 4 minutes et lui a conseillé de revoir l’introduction de Jungleland.

"J’avais la conviction juvénile que je savais ce que je faisais", a dit Landau. Springsteen a annoncé à Appel qu’il avait fait appel à Landau en tant que co-producteur.

Born To Run, qui est sorti en août 1975, a transformé la carrière de Springsteen, et la série de dix concerts au Bottom Line au début de la tournée, demeure une date marquée d’une pierre blanche, rivalisant avec James Brown à l’Apollo ou Dylan à Newport. Au Bottom Line, Springsteen est devenu lui-même. En ajoutant Van Zandt comme deuxième guitariste, il s’est libéré de quelques-unes de ses obligations musicales, et il est devenu un leader de groupe sur-vitaminé, qui sautait du haut des amplis et des pianos, qui faisait des bonds d’une table à l’autre.

Landau a quitté son emploi de critique et il est devenu, en substance, l’adjudant de Springsteen: son ami, son conseiller en toutes choses, son producteur, et, à partir de 1978, son manager. Après une longue bataille juridique qui a éloigné Springsteen des studios pendant deux ans, Appel a été payé et chassé.

Landau a nourri la curiosité de Springsteen sur le monde qui existait au-delà de la musique. Il a donné à Springsteen des livres à lire - Steinbeck, Flannery O’Connor - et des films à regarder, en particulier les westerns de John Ford et d'Howard Hawks. Springsteen a commencé à penser en plus grand, au-delà des voitures et des routes; il a commencé à regarder sa propre histoire, l’histoire de sa famille, en termes de classe et d’archétypes américains. L’imagerie, la narration, et la notion d’appartenance dans ces romans et ces films l’ont aidé à alimenter ses chansons. Landau a aussi été l’instigateur de ce qui a transformé Springsteen en grosse entreprise, insistant pour qu’il joue dans des salles plus grandes, dépassant les prestations de ses débuts cauchemardesques au Madison Square Garden. Et il a insisté pour qu’il se voit comme Otis Redding l’avait fait - à la fois comme un artiste et un comédien sur une grande scène.

Certains critiques on décrit Landau comme un Svengali avare, un Colonel Parker, voire pire. Mais les gens avec qui j’ai parlé dans l’industrie de la musique réfutent toute idée d’influence néfaste ou démesurée sur Springsteen. "L’idée qu’il ait pu être manipulé est tellement ridicule", dit Danny Goldberg, qui connaît Springsteen depuis plus de 30 ans. Comme le dit Goldberg, qui a été le manager de Nirvana et de Sonic Youth, "C’est Bruce qui utilise Jon, pour arriver à un contrôle artistique complet". Landau est sensible à toute affirmation selon laquelle il contrôlerait son client d’une manière ou d’une autre et serait responsable de son parcours. "Le principe de base pour un manager, c’est d’être un financier pour l’artiste - ses intérêts passent avant tout", dit-il. "Alors, quand vous travaillez avec lui, quel que soit le problème, la première question, c’est 'Qu’est-ce qui est le mieux pour Bruce ?' Springsteen, continue-t-il, "est la personne la plus intelligente que je connaisse - pas la mieux informée ni la plus instruite - mais la plus intelligente. Si vous êtes confronté à un problème - une question pratique, un problème artistique - sa compréhension des gens concernés est excellente. Il a une grande longueur d’avance".

Une fois, il y a une dizaine d’années, Springsteen a récompensé Landau, qui avait rêvé à une époque d’être lui-même une star du rock, en l’appelant sur scène. "Bruce m’a dit un soir qu’il fallait que je passe une guitare sur l’épaule au moment de Dancing In The Dark, et pendant cinq ou six soirs, je suis monté sur scène", m’a un soir dit Landau dans les coulisses. "C’est une formidable euphorie. Mais le septième soir, il m’a dit, 'Tu sais, c’est super que tu viennes sur scène. Mais je me disais que peut-être tu pouvais faire une pause ce soir'".

"Tu veux dire que je suis viré ?" a dit Landau.

Springsteen a souri et a dit, "Eh bien, oui. C’est ce que ça veut dire".

Alors que Springsteen s’est ouvert au monde, il est devenu beaucoup plus politique. Il n’avait pas commencé ainsi. En 1972, il avait joué un petit concert en soutien à George McGovern, dans un cinéma à Red Bank, mais, en tant que jeune homme, son intérêt pour la musique représentait presque uniquement une source de libération personnelle. Il n’avait pas fait le rapport entre la dérive de son père et les politiques sur le chômage, la dépression de Freehold et la vague de désindustrialisation.

On sentait une conscience politique sur Darkness On The Edge Of Town, et elle s’est développée au cours des années qui ont suivi. Il a commencé à y trouver sa voix - les passions de Landau ont joué un rôle - et en voyageant, et surtout, en écoutant de la musique folk et country: Hank Williams et Woody Guthrie. Springsteen savait qu’il avait épuisé les choses à dire sur les nuits désespérées, sur le Turnpike (2); il voulait écrire des chansons qu’il pourrait chanter en tant qu’adulte, sur le mariage, sur la paternité, sur des problèmes sociaux plus vastes. Alors qu’il réécoutait sans cesse Hank Williams, il s’est dit que ces chansons étaient passées du stade d’"archives à actualités". Ce qui avait semblé "grincheux et ringard" était maintenant profond et sombre. Williams représentait le "blues adulte", et la musique de la classe ouvrière. "Par sa nature, la country me parlait, la country venait de la province, tout comme moi", a dit Springsteen dans un discours récent à Austin. "J’ai senti que j’étais un gars normal avec un don un peu au-dessus de la normale… et la country parlait de la vérité qui émanait de votre sueur, du bar de votre quartier, du magasin au coin de la rue". Il a lu la biographie de Joe Klein sur Guthrie. Il a lu les mémoires de l’avocat des droits civiques Morris Dees et de l’activiste pacifiste Ron Kovic. Tout ceci a nourri les hymnes de la classe ouvrière de Darkness On The Edge Of Town, le hurlement acoustique de Nebraska, et même Born In The USA, l’hymne pop d’anthologie. Il chantait maintenant les vétérans du Vietnam, les travailleurs saisonniers, les classes, les divisions sociales, les grandes villes désindustrialisées, et les villes américaines oubliées, mais jamais dans un style qui menaçait "Bruce" - la rock-star emblématique, amie de la famille. Depuis la scène, il a commencé à délivrer des hymnes à la gloire de ses causes et à solliciter des dons pour des banques alimentaires locales, mais son langage n’a jamais été menaçant ni opprimant, et les billets d’entrée et les ventes de disques étaient au-delà du fabuleux.

Certains y ont détecté l'odeur nauséabonde de l’hypocrisie. En 1985, James Wolcott, un punk passionné de New Wave, s’est lassé de la sincérité ''mièvre'' de Springsteen et du niveau de reconnaissance que lui accordait l’''Establishment des citadins''. ''La piété a commencé à s’agglutiner autour de la tête bouclée de Springsteen comme la brume au sommet de la montagne”, a écrit Wolcott dans Vanity Fair. ''On ne peut pas reprocher la brume à la montagne, mais pourtant - cette vénération devient affreusement étouffante''. Pour Tom Carson, le problème était un radicalisme insuffisant - le fait que Springsteen demeurait, dans l’âme, conventionnellement libéral. Springsteen ''pensait que le rock’n’roll était fondamentalement sain'', a écrit Carlson dans L.A. Weekly. ''C’était une alternative, un échappatoire - mais pas une rébellion, soit sous la forme d’une route vers un fruit sexuel ou social interdit, ou par extension, sous la forme d’un rejet de la société conventionnelle. Pour lui, le rock rachetait la société conventionnelle''.

Sur le marché des concerts de rock, cet aspect du conventionnel était une force, pas une limite. Au milieu des années 80, Springsteen était la plus grande vedette rock au monde, capable de faire dix concerts d'affilé à guichets fermés au Giants Stadium. Il était si peu menaçant vis-à-vis des valeurs américaines, qu’en 1984, George Will est allé le voir. Vêtu d’un nœud papillon, d’un veston croisé et de bouchons d’oreilles, Will a regardé Springsteen sur scène à Washington et a écrit un article intitulé ''Springsteen, le bouffon yankee (6)". "Je ne connais pas du tout les idées politiques de Springsteen… Ce n’est pas un pleurnicheur, et les récits d’usines fermées et autres problèmes ont toujours été ponctués d’une formidable et joyeuse affirmation: Né aux USA !''. Une semaine plus tard, Ronald Reagan s’est rendu dans le New Jersey pour faire un discours de campagne. Comprenant le signal de Will, Reagan a dit, ''L’avenir de l’Amérique demeure dans les milliers de rêves dans votre cœur; il demeure dans le message d’espoir dans des chansons que tant de jeunes Américains admirent: le Bruce Springsteen du New Jersey ".

Springsteen était atterré. Il a, plus tard, déclaré que Born In The USA était la ''chanson la plus mal comprise depuis Louie, Louie'' et il commencé à en chanter une version acoustique, pour la débarrasser de sa grandiloquence, et mettre en évidence ses nuances sombres. Sur scène, il a dit, ''Eh bien, le président a mentionné mon nom dans son discours l’autre jour, et je me demande lequel de mes albums est son préféré, vous savez. Je ne pense pas que ce soit Nebraska. Je ne pense pas qu’il écouterait cette chanson''. Springsteen a joué Johnny 99, l’histoire sombre d’un ouvrier automobile au chômage, dans le New Jersey, qui, ivre et désespéré, tue un employé de nuit lors d’un cambriolage raté.

Quelqu’un à dit une fois à Paul McCartney que les Beatles étaient "anti-matérialistes". McCartney a bien ri.

''C’est un mythe énorme'', a-t-il répondu. ''John et moi avions littéralement l’habitude de nous poser et nous dire, 'Maintenant, écrivons une piscine' ''.

Avec l’album Born In The USA, Springsteen a associé la morale politique et l’appel populaire, la protestation et la fête. Alors qu’il écrivait les chansons de l’album qui est devenu Born In The USA, Landau lui a dit qu’ils tenaient un grand disque, mais qu’ils n’avaient pas encore de piscine. Il leur fallait un tube.

''Ecoute, j’ai écrit soixante-dix chansons'', a répondu Springsteen. ''Tu en veux une autre, tu l’écris !''. Et il est parti bouder dans sa suite d’hôtel et a écrit Dancing In The Dark. Les paroles reflétaient la frustration bien connue d’un artiste qui ''n’a rien à dire'', mais la musique - d’une facture pop renforcée par une ligne de synthétiseur que l’on fredonne aisément - est venue facilement. ''J'ai amené cette chanson en direction de la pop music aussi loin que je voulais aller - et probablement un peu trop loin'', s’est rappelé Springsteen dans un texte écrit pour son livre de paroles, Songs. ''Mes héros, de Hank Williams à Frank Sinatra, à Bob Dylan, étaient des musiciens populaires. Ils avaient des tubes. Il y avait de la valeur à essayer de créer des liens avec un large public''. Born In The USA est devenu album de platine et le disque le plus vendu en 1985 et de la carrière de Springsteen.

Quand Springsteen et Van Zandt étaient jeunes, ils avaient des rêves de ''Cadillac rose'', des fantasmes de richesses et de gloire rock’n’roll. ''Je savais que je ne serais jamais comme Woody Guthrie'', se rappelle Springsteen à Austin. ''J’aimais Elvis, j’aimais trop la Cadillac rose, j’aime la simplicité et le côté provisoire et expéditif des tubes pop, j’aime un gros putain de bruit et, à ma façon, j’aime le luxe et le confort d’être une vedette''. Il a acheté un domaine de 14 millions de dollars à Beverly Hills. Il est resté ami avec ses vieux amis de toujours du New Jersey, mais il s’est aussi fait de nouveaux amis, des amis célèbres. Quand il s’est marié avec une actrice du nom de Julianne Phillips en 1985, ils ont passé leur lune de miel dans la villa de Gianni Versace, sur les bords du Lac de Côme. Plus tard, il y a eu des voitures et des motos de collection, un studio d’enregistrement privé à la pointe de la technologie, des chevaux, et signe ultime de l’ascension sociale, une ferme biologique. Les tournées sont devenues une entreprise: jets privés, hôtels 5 étoiles, restauration de luxe, masseurs, management efficace.

Springsteen était conscient de cette contradiction comique: le multimillionnaire qui, dans sa présentation sur scène, est la voix des déshérités. Très occasionnellement, des pointes d’inconfort à ce sujet ont filtré dans certaines paroles de ses chansons. A la fin des années 80, Springsteen a joué Ain't Got You pour Van Zandt, une chanson qui est apparue sur son album Tunnel Of Love. Les paroles parlent d’un gars qui est ''payé la rançon d’un roi pour faire ce qui vient naturellement'' - qui a ''les fortunes du ciel'', et ''une maison remplie de Rembrandt et d’œuvres d’art inestimables'', mais à qui il manque l’affection de celle qu’il aime. Van Zandt a reconnu l’auto-parodie, mais il s’en est moqué. Il était atterré.

''Nous avons eu l’une des plus grosses disputes de notre vie'', s’est rappelé Van Zandt. ''Moi, je disais: 'Qu’est-ce que c’est que ça, bordel ?' Et lui, il disait: 'Qu’est-ce que tu veux dire ? C’est la vérité. C’est exactement la personne que je suis, c’est ma vie'. Et moi je dis: 'Ce sont des conneries. Les gens n’ont pas besoin que tu parles de ta vie. Tout le monde se fout de ta vie. Ils ont besoin de toi pour leur vie. C’est ça ton truc. Offrir de la logique, de la raison, de la sympathie et de la passion à ce monde froid, morcelé et déroutant - c’est ton don. Leur expliquer leur vie. Leur vie, pas la tienne'. Et nous nous sommes disputés encore et encore. Il m’a dit 'Va te faire foutre', je lui ai dit 'Va te faire foutre'. Je pense qu’une chose dans ce que j’ai dit a probablement trouvé un écho''.

Springsteen traversait aussi des moments de dépression qui étaient bien plus sérieux que sa culpabilisation occasionnelle d’être ''un riche dans la chemise d’un pauvre'', comme il le chante dans Better Days. Un nuage de crise a flotté, alors que Springsteen était en train de terminer son chef-d’œuvre acoustique, Nebraska, en 1982. Il est parti en voiture de la Côte Est jusqu’à la Californie, et puis a fait aussitôt le même chemin en sens inverse. ''Il se sentait suicidaire'', dit Dave Marsh, l’ami et le biographe de Springsteen. ''Sa dépression n’était pas choquante, en soi. Il était en pleine propulsion, de rien à tout, là où on vous lèche le cul jour et nuit. Vous pouvez commencer à avoir quelques conflits intérieurs avec votre véritable estime''.

Springsteen a commencé à s’interroger sur la raison pour laquelle il ne connaissait qu’une succession de relations superficielles. Et il n’arrivait pas à se débarrasser de son passé non plus - un sentiment d’avoir hérité de l’isolement dépressif de son père. Pendant des années, il passait en voiture devant l’ancienne maison de ses parents à Freehold, parfois trois ou quatre fois par semaine. En 1982, il a commencé à consulter un psychiatre. En concert, des années plus tard, Springsteen présentait sa chanson My Father’s House en rappelant ce que le psychanalyste lui avait dit au sujet de ces virées nocturnes à Freehold: ''Il a dit: 'Ce que vous faites signifie qu’il s’est passé quelque chose de mal, et vous y retournez, en pensant que vous pouvez arranger les choses. Quelque chose s’est mal passé, et vous continuez d’y retourner en pensant que vous pouvez arranger les choses'. Et j’étais assis là et je lui ai dit: 'C’est exactement ce que je fais'. Et il m’a dit: 'Et bien, c’est impossible'."

Une richesse extrême a peut-être satisfait chaque rêve de Cadillac rose, mais elle n’a pas fait grand-chose pour chasser le cafard. Springsteen faisait des concerts qui duraient presque quatre heures, motivé, d’après lui par ''la peur et le mépris et la haine de soi''. Il jouait aussi longtemps pas seulement pour faire plaisir au public, mais aussi pour s’épuiser. Sur scène, il gardait sa vraie vie à distance.

''Mes problèmes n’étaient pas aussi flagrants que s'ils avaient été causés par la drogue'', a déclaré Springsteen. ''Les miens étaient différents; ils étaient plus calmes - tout aussi problématiques, mais plus calmes. Chez tous les artistes, en raison de leur passé à contre-courant et de leur mépris de soi, il y a une énorme impulsion qui conduit à l’anéantissement de soi sur la scène. C’est dans les deux sens: il y a une formidable découverte de soi et, dans le même temps, un abandon de soi. Vous êtes libéré de vous-même pendant ces quelques heures; toutes les voix dans votre tête ont disparu. Simplement disparu. Il n’y a plus de place pour elles. Il y a une seule voix, la voix avec laquelle vous parlez''.

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La vie de Springsteen ces deux dernières décennies a été, selon toute apparence, notoirement équilibrée. En 1991, il a épousé Patti Scialfa, partie intégrante de l’univers musical d’Asbury Park, et qui a rejoint le groupe en tant que chanteuse. Le père de Scialfa était un entrepreneur immobilier, et elle avait étudié la musique à l’université de New York.

Alors que Springsteen est en tournée, je me suis rendu en voiture à Colts Neck, où lui et Patti vivent dans une ferme de 155 hectares. Ils ont trois enfants, deux fils et une fille, et quand les enfants étaient petits, la famille habitait plus près de la plage, à Rumson, New Jersey. Rumson est riche comme une banlieue peut l’être. Colts Neck ressemble plus à Middleburg, Virginie. Les passionnés de chevaux vivent ici. Tout comme Queen Latifah. Les Springsteen possèdent aussi des maisons à Beverly Hills et à Wellington, Floride.

Springsteen est loin d’être insensible aux charmes de sa propre chance (''Je vois les choses en grand''), pourtant, Patti, qui a grandi près de lui, mais avec beaucoup plus d’argent, voit les choses encore plus en grand. Quand ils ont emménagé à Colts Neck, elle a embauché Rose Tarlow, designer d’intérieur qui avait travaillé pour leur ami David Geffen, pour décorer la maison. Quand j’arrive, un garde de sécurité me conduit vers un ensemble de garages, transformés en studio d’enregistrement et en une suite de salons. Les murs sont décorés de photographies de, comme on peut s’y attendre, Bruce Springsteen; les tables et les étagères sont chargées de livres sur la musique populaire, avec un accent sur Presley, Dylan, Guthrie, et Springsteen. Il y a une grande télévision, une machine expresso et une canne dans un cadre qui a appartenu autrefois à Presley et qu’il a détruite, en 1973, dans un accès de dépit.

Patti Scialfa arrive un moment plus tard, nonchalamment escortée par deux grands bergers allemands. Une grande femme mince, approchant la soixantaine, avec une impressionnante chevelure rousse, elle est chaleureuse et souriante, offrant de l’eau de manière naturelle; elle semble aussi un peu nerveuse. Scialfa, comme son mari, a une vie magnifiquement confortable, mais sa position est étrange et elle n’en parle pas souvent en public. Lors des concerts, elle joue à deux micros de son mari, sur sa gauche, une position privilégiée pour inspecter, soir après soir, les milliers de regards affamés dirigés vers lui. Scialfa a enregistré trois albums personnels. Au sein du E Street Band, qu’elle a rejoint il y a 28 ans, elle joue de la guitare acoustique et elle chante, mais comme elle me l’a dit, ''Je dois dire que ma place dans le groupe est plus figurative que musicale''. Sur scène, on entend à peine sa guitare, et elle est l’une des nombreux choristes. Pourtant, personne dans la foule n’ignore qu’elle est la femme de Springsteen - sa ''fille du New Jersey'', sa ''rousse'', comme le mentionnent les chansons et - à tout moment de représentation sur scène, elle flirte, repousse, se pâme ou danse. Le E Street Band est un ensemble non seulement de musiciens, mais aussi de personnalités, et Scialfa joue habilement son rôle d’Objet de Convoitise et d’Épouse Perplexe, tout comme Steve Van Zandt joue le rôle de son Meilleur Copain. ''Parfois, la frustration me gagne quand je voudrais mettre quelque chose sur la table qui soit plus exceptionnel'', dit-elle, ''mais dans le groupe, dans le contexte du groupe, il n’y a pas de place pour ça''.

Sur les deux dernières tournées, Scialfa a été présente par intermittences. Elle rate des concerts pour être avec ses enfants: le plus âgé, Evan, vient juste d’être diplômé de l’université de Boston; leur fille, Jessica, est à Duke et fait de l’équitation sur le circuit hippique international, et le plus jeune, Sam, fera sa première année cet automne au Bard College. Être présente pour les enfants est une priorité. ''Quand j’étais jeune, je me suis sentie vraiment, vraiment vulnérable'', dit Scialfa. ''Alors, je voulais que les choses soient détendues et équilibrées et qu’il y ait quelqu’un à la maison et s’assurer qu’ils se sentaient entourés au moment de partir à l’école''. Elle ajoute, ''Le plus difficile, c’est de se partager, le sentiment qu’on ne fait jamais aucun boulot vraiment à fond''.

Il a fallu du temps pour arriver à ce que Springsteen, isolationniste de nature, s’installe au sein d’un vrai mariage et résiste à la tentation de ne penser qu’à sa musique et à la scène. ''Aujourd'hui, je vois que deux des meilleurs jours de ma vie'', a-t-il déclaré une fois à un journaliste de Rolling Stone, ''c’était le jour où j’ai pris une guitare et le jour où j’ai appris à la poser''.

Scialfa en sourit. ''Quand vous êtes aussi sérieux et aussi créatif, et que vous êtes aussi peu confiant sur un plan personnel, et que votre art vous a tellement apporté, alors votre capacité créative devient votre remède'', dit-elle. ''C’est la seule chose qui vous procure cette stabilité, cette joie, cette estime de soi. Et alors vous dites, 'Personne ne touchera jamais à cette partie de moi'. Quand vous êtes jeune, ça fonctionne, parce que ça vous amène du point A au point B. Quand vous prenez de l'âge, quand vous essayez d’avoir une famille et des enfants, ça ne marche pas. Je pense que certains artistes peuvent être enclins à protéger si bien la source de leur inspiration, qu’ils en arrivent à protéger également les parts d’eux-mêmes qui sont malveillantes. Vous commencez à voir que quelque chose est cassé. Il ne s’agit pas simplement d’être le loup solitaire de la mythologie; quelque chose est cassé. Bruce est très intelligent. Il voulait une famille, il voulait construire une relation, et il y a travaillé beaucoup, beaucoup, beaucoup - autant qu’il travaille à sa musique''.

J’ai demandé à Patti comment il y était finalement parvenu. ''De toute évidence, par la thérapie'', dit-elle. ''Il a réussi à se regarder en face et à combattre le problème''. Et pourtant rien de tout ceci n’a permis à Springsteen de se déclarer libéré et quitte. ''Je n'ai pas eu peur'', dit Scialfa. ''J’ai moi-même souffert de la dépression, alors je savais ce que c’était. La dépression clinique - je savais ce que c’était. Je me sentais vraiment semblable à lui''.

Au début de leur vie de couple, l’idée que Bruce et Patti se faisaient des vacances parfaites, c’était de monter dans une voiture et conduire jusqu’à la Vallée de la Mort, louer un hôtel bon marché, sans télévision et sans téléphone, et se promener tout simplement. Maintenant, ils partent plutôt en vacances avec leurs enfants, ou en croisière sur la Méditerranée sur le yacht de David Geffen. ''Je me souviens du moment où ma famille a commencé à être assez riche, et il y avait des gens qui essayaient de nous culpabiliser d’être riches'', dit-elle. ''En résumé, si votre art est intact, votre art est intact. Qui a écrit Anna Karénine ? Tolstoï ? C’était un aristocrate ! Son œuvre était-elle moins authentique ? Si vous avez assez de chance d’avoir un réel talent et que vous l’avez nourri et entretenu et protégé et que vous avez été vigilant à son égard, pouvez-vous le perdre ? Eh bien, vous pouvez le perdre en restant dehors, à boire des sodas ! Ce n’est pas la peine de mener la grande vie pour ça !''.

Selon Springsteen, son talent créatif a toujours été nourri des courants sombres de son psychisme, et la richesse n’est pas une assurance de bonheur. ''Je suis en analyse depuis 30 ans'', dit-il. ''Vous savez, vous ne pouvez pas sous-estimer le pouvoir subtil du mépris de soi dans toute cette affaire. Vous pensez, 'Je n’aime rien de ce que je vois, je n’aime rien de ce que je fais, mais j’ai besoin de changer ce que je suis, j’ai besoin de me transformer. Je ne connais pas un seul artiste qui ne se nourrit pas de ce carburant. Si vous êtes totalement satisfait de vous-même, personne ne s'engagerait, bordel ! Brando n’aurait pas été acteur. Dylan n’aurait pas écrit Like A Rolling Stone. James Brown n’aurait jamais fait “Uh !”. Il n’aurait jamais recherché ce rythme qui était si difficile. C’est une motivation, cet élément de 'J’ai besoin de me re-fabriquer, de re-fabriquer ma ville, mon public - ce désir de renouvellement''.

Wrecking Ball est aussi politique que What’s Going On ?, que Rage Against The Machine, ou que It Takes A Nation Of Millions To Hold Us Back. Après les querelles politiques de Springsteen dans les années 80, il est devenu de plus en plus engagé sur des questions sociales. Il a chanté le SIDA (Streets Of Philadelphia), la mise à l’écart (The Ghost Of Tom Joad), l’abandon (Spare Parts), et l’Irak (Last To Die). Il a fait des discours sur scène au sujet ''de la détention arbitraire, des écoutes illégales, de la falsification des listes électorales, de la disparition de l’Habeas Corpus''. Son engagement lui a valu des attaques de Bill O’Reilly, de Glenn Beck, et même d’un éditorialiste du Times, John Tierney qui a écrit: ''Le chanteur qui a enregistré Greetings From Asbury Park semble avoir effectué un franchissement idéologique de l’Hudson: Greetings From Central Park West''. En 2004, il a fait campagne pour John Kerry et, en 2008, avec encore plus d’enthousiasme, pour Barack Obama, en mettant une déclaration en ligne sur son site internet disant qu’Obama ''parle à l’Amérique que j’ai imaginée dans ma musique au cours des 35 dernières années, une nation généreuse avec des citoyens désireux de s’attaquer à des problèmes nuancés et complexes, un pays qui s’intéresse au destin collectif et au potentiel d’un esprit rassemblé''. Lors d’un concert au Lincoln Memorial avant l’investiture d’Obama, Springsteen a chanté The Rising avec une chorale gospel, et avec Peter Seeger, il a chanté This Land Is Your Land de Woody Guthrie en incluant, sur une suggestion de Seeger, les deux derniers couplets ''radicaux'' ("Il y avait un mur grand et haut / Qui a essayé de m’arrêter / Un grand panneau / Sur lequel était écrit 'Propriété Privée' / Mais de l’autre côté / Il n'y avait rien d'écrit / Ce côté a été fait pour toi et moi'').

Les chansons sur Wrecking Ball ont été écrites avant le mouvement Occupy Wall Street, mais la rage qui s'en dégage fait écho à la même absence de responsabilité. We Are Alive dessine un trait entre les fantômes de grévistes oppressés, de manifestants pour les droits civiques, et de travailleurs, alors que le refrain est une sorte de communion parmi les morts et un appel aux vivants: ''Nous sommes vivants / Et même si nos corps gisent seuls ici dans l'obscurité / Nos esprits s'élèvent / Pour porter le feu et allumer l'étincelle''. Pour tout cela, la vision politique - dans l’album Wrecking Ball, aussi bien que dans ses prédécesseurs - n’est pas réellement radicale. Elle est marquée de l’insistance libérale selon laquelle le patriotisme américain est moins une question de suprématie des marchés qu’un sens Rooseveltien de l'équité et un sentiment d'appartenance collectif.

Un soir, j’ai demandé à Springsteen ce qu’il espérait apporter aux gens qui viennent à ses concerts pour passer un bon moment avec ses chansons politiques. Il a secoué la tête et dit, ''Au mieux, elles ont un rôle à la limite de la politique, bien qu’elles essaient d’aller au fond du sujet. Il faut s’en satisfaire. Il faut comprendre que la route est longue, et qu’il y a des gens qui font exactement l’inverse de ce que nous faisons sur cette tournée, et qu’il y aura des gens qui le feront après nous. Je pense que la chose que ce disque essaie de rappeler aux gens, c'est qu’il y a une continuité qui se transmet de génération en génération, un ensemble d’idées exprimées dans une myriade de façons différentes: des livres, des protestations, des essais, des chansons, autour de la table de la cuisine. Ainsi ces idées sont omniprésentes. Et vous n’êtes qu’une goutte d’eau''.

Springsteen a de l’admiration pour Obama, pour sa loi sur la santé, pour son sauvetage de l’industrie automobile, pour le retrait d’Irak, pour la mort d’Oussama Ben Laden; il est déçu de son échec à fermer Guantanamo et à nommer plus de champions de la justice économique, et il voit une bienveillance déplacée vis-à-vis des grandes entreprises - les objets habituels d’éloges et de dénigrement des libéraux. Il est méfiant quant à s’impliquer dans une autre campagne. ''Je l’ai fait à deux reprises car les choses étaient tellement désespérées'', dit-il. ''Il me semblait que si je devais un jour utiliser le moindre capital politique dont je disposais, le moment était venu de le faire. Mais plus vous l’utilisez, plus ce capital diminue. Je ne dis pas que je ne le referai jamais, et j’aime toujours soutenir le président, vous savez, c’est quelque chose que je n’ai pas fait pendant longtemps, et je n’ai prévu de le faire à chaque fois''.

On reproche à Springsteen de se prendre trop au sérieux et le microcosme autour de lui le prend tellement au sérieux que, pour un étranger, cela peut parfois ressembler à un cocon de piété. Mais Springsteen peut aussi s’amuser de lui-même. Il y a deux ans, dans l’émission de Jimmy Fallon, il a accepté de se déguiser comme à l’époque de Born To Run - barbe, lunettes d’aviateur, casquette de proxénète souple, veste en cuir - et il s’est présenté avec Jimmy Fallon, déguisé en Neil Young, pour chanter une parodie de la chansonnette de Willow Smith Whip My Hair. Il est difficile d’imaginer, disons, Bob Dylan porter une chemise de travailleur de Bob Dylan de l’époque The Times They Are A-Changin’ et se parodier plus jeune. Dans une émission plus récente, Fallon, à nouveau déguisé en Neil Young, a encore mis Springsteen à l’honneur, cette fois-ci habillé dans sa tenue du mec-normal-du-New-Jersey-musclé des années 80 - complète avec la chemise en jean sans manches. Ils ont chanté un duo de la chanson de soirée Sexy And I Know It de LMFAO: ''Je porte un maillot de bain moulant et j’essaie de bronzer des joues… Je suis sexy, et je le sais !''

En tant qu’auteur et homme de scène, Springsteen est aux commandes d’une variété de thèmes et d’humeurs: comique et grandiose, politique et léger. Au fur et à mesure que la tournée avance, il a modifié les setlists afin que chaque concert soit spécial pour l’occasion. A l’Apollo, il a déclaré que le groupe avait fait son éducation musicale grâce à la soul music. ''Nous avons étudié toutes les matières. La géographie ? Nous avons appris la localisation exacte de Funky Broadway. L’histoire ? A Change Is Gonna Come. Les maths ? 99 And A Half Won’t Fucking Do. A Austin, Springsteen a célébré le 100ème anniversaire de la naissance de Woody Guthrie en débutant le concert par la complainte du travailleur itinérant de Woody, I Ain’t Got No Home et en le terminant avec This Land Is Your Land.

A Tampa, Springsteen a joué American Skin (41 Shots), qui avait été écrite à la suite de l’assassinat d’Amadou Diallo par la police, mais qui était cette fois-ci pour Trayvon Martin, l’adolescent noir, non armé, qui a été tué à Sanford, en Floride. Lors du premier des deux concerts à Philadelphie, Springsteen a rendu hommage à ses origines sur cette Côte en jouant deux titres obscures, datant de ses premières années comme musicien, Seaside Bar Song et Does This Bus Stop at 82nd Street ? Lors d’une incursion dans le public, il a repéré la mère de Max Weinberg, âgée de 97 ans, et l’a embrassée. Le lendemain soir, il a fait venir sur la scène sa mère Adèle, âgée de 87 ans, et a dansé avec elle sur Dancing In The Dark. Dans le New Jersey, Springsteen a intensifié l’hommage à Clarence Clemons. Pendant la dernière chanson, Tenth Avenue Freeze-Out, il a interrompu la musique après la phrase ''The Big Man joined the band'', et un film de Clemons a défilé sur les écrans au-dessus de la scène. (''Mec, c’était à la limite du supportable'', m'a dit plus tard le percussionniste Everett Bradley. ''Je pleurais tellement !'').

A chaque concert, la différence musicale la plus frappante entre l’ancien E Street Band et le nouveau, c’était l’importance de plus en plus grande donnée à Jake Clemons. Son jeu s’est renforcé, sa volonté d’investir le centre de la scène s’est affirmée. Après quelques concerts, il faisait le moon-walk sur la scène. Et pourtant, à chaque fois que Springsteen rend hommage à Clarence Clemons, Jake semble être submergé, frappant à deux reprises sa poitrine en respect pour son oncle et en remerciement pour la réaction du public. ''Tout le monde veut faire partie de quelque chose de plus grand que soit-même'', dit Jake. ''Un concert de Springsteen, c’est beaucoup de choses, et c’est en partie une expérience religieuse. Peut-être descend-t-il de David, un jeune berger qui faisait de la belle musique, afin que les fous soient moins fous et que le roi Saul finalement se détende. La religion est un système de règles, d’ordre et d’attentes, et elle unit les gens dans un but. Il y a vraiment un composant chez Bruce qui est surnaturel. Bruce, c’est Moïse ! Il a conduit les gens loin du pays du disco !''.

Un soir, alors que Springsteen attendait le début du concert, je lui ai demandé quelle part, à son avis, sa constitution avait joué pour qu’il devienne l'artiste et le chanteur qu’il est. ''J’ai probablement travaillé plus dur que n’importe quelle personne que j’ai jamais vu'', a-t-il dit. Mais il y avait également, pensait-il, un élément psychologique fondamental: ''J’ai recherché quelque chose que j’avais besoin de faire. C’est un boulot qui est rempli d’égo, de vanité et de narcissisme, et vous avez besoin de tous ces éléments pour bien le faire. Mais vous ne pouvez pas laisser ces éléments-là vous envahir complètement non plus. Vous avez besoin de tous ces éléments, mais avec une maîtrise relative. Et ce qui est une maîtrise relative pour moi peut ne pas l’être aux yeux de mes amis ou des membres de ma famille, si vous leur posez la question ! C’est une maîtrise relative pour des gens qui font ce que je fais. Mais vous avez besoin de ces éléments-là, parce que ce sont vos besoins qui vous dirigent - le désir primaire et le besoin primaire d’amener les gens et de vous amener à un stade d’excitation ultime. Les gens ont poursuivi ça à travers l’histoire de la civilisation. C’est un boulot étrange, et pour beaucoup de gens, c’est un boulot dangereux. Mais ces éléments sont à l’origine de tout ça''.

En mai, la tournée est partie pour une série de trois mois de concerts dans les stades en Europe. A Barcelone, Springsteen séjourne dans une suite, avec une terrasse privée et un jacuzzi, au Florida, un magnifique hôtel sur le haut d’une colline qui surplombe la ville, le groupe et les techniciens séjournent à l’hôtel Arts, un 5 étoiles sur la plage. Dans l'après-midi, une caravane de monospaces noirs Mercedes emmène les musiciens à toute allure (quelques membres du groupe ont leurs propres assistants de voyage), jusqu’au Stade Olympique pour la balance. Chassez toutes les images de la légende du rock: oubliez les batteurs dissolus affalés dans une brume de drogués dans le vestiaire d’un quelconque stade, oubliez les roadies qui font basculer des télévisions et des bouteilles de Jack Daniels vides par-dessus le balcon de l’hôtel dans la piscine. La tournée de Springsteen est aussi décadente que les Ice Capades (7). Les membres du groupe parlent de leurs enfants qui leur manquent, du décalage horaire et de la réception wi-fi de l’hôtel.

''Pour avoir du succès de nos jours, vous avez plus de chances d’être un athlète qu’un drogué'', m’a dit Van Zandt. ''Vous passez par cette phase de drogues et d’alcool, et si vous en sortez, vous voyez que toutes les récompenses viennent dans la longévité. La longévité est plus drôle que la drogue. Et puis, c’est le boulot. Pour ça, vous devez avoir les idées claires”.

Le haut de l’échelle de l’industrie des tournées de la musique pop est, comme la Silicon Valley, dominé par un petit nombre d’entreprises: Lady Gaga, Madonna, U2, Jon Bon Jovi, Jay-Z, et très peu d’autres. La chute vers l’échelon inférieur est abrupte. Springsteen n’est plus dans la phase “Beatlemaniaque” du milieu des années 80 - une période de mini-émeutes autour de ses hôtels - mais il peut encore remplir des stades autour de la I-95 (8) et dans d’autres villes des États-Unis. Il est même encore plus populaire en Europe. Les piétinements rythmés de ses fans au Ullevi, un stade de football à Göteborg, en 1985, en ont abimé les fondations, un épisode connu dans l’histoire de Springsteen comme ''la fois où Bruce a cassé un Stade''. En Europe, cet esprit persiste.

Il est vraisemblable que la tournée Wrecking Ball dure un an. James Brown donnait beaucoup plus de concerts par an, mais il ne jouait jamais aussi longtemps, ni avec un tel effort physique. Quelques soirs, Springsteen s’attarde un peu plus longtemps dans sa loge, pour se conditionner pour courir, sauter et crier, mais il n’a jamais l’idée de passer la main.

''Une fois que les gens ont acheté ces billets, c’est une option que je n’ai pas'', m’a-t-il dit. Nous étions seuls dans une grande loge improvisée à Barcelone. ''Rappelez-vous que nous sommes aussi à la tête d’une entreprise, alors il y a un échange commercial et ce ticket, c’est ma poignée de main. Ce ticket, c’est la promesse que je vous fais, la promesse que jusqu’au bout je ferai tout ce que je peux. C’est mon contrat. Et depuis que je suis jeune, je l'ai pris au sérieux''. Bien qu’il y ait des soirs, où dans sa loge, il se sent épuisé, la scène apporte toujours sa magie: ''Tout d’un coup, la fatigue disparaît. Une transformation s’opère. C’est ce que nous vendons. Nous vendons cette possibilité. Ce n’est qu’une demi-plaisanterie: je monte sur scène et - clac - Êtes-vous prêts à être transformés ? Quoi ? A un concert de rock ? Par un gars avec une guitare ? C’est en partie une blague, et en partie vrai. Allons-y et voyons si on y arrive''.

Une gentillesse que Springsteen concède à son corps, c’est plus de jours de repos, gardant du temps pour sa famille, pour le sport, pour écouter de la musique, regarder des films, lire. Récemment, il s’est passionné pour la fiction russe. ''Je compense - ce qu'il m'a manqué au début'', dit-il. ''J’ai un peu plus de soixante ans, et je me dis, 'Il y a beaucoup d’écrivains russes ! Qu’est-ce qu’on leur trouve ?' Alors, j’étais curieux, tout simplement. Les Frères Karamazov: c’était un livre incroyable. Puis, j’ai lu Le Joueur. Le jeu social dans la première partie était la moins intéressante à mon goût, mais la seconde moitié, au sujet de l’obsession, était drôle. Ça me parlait. J’étais un grand fan de John Cheever, alors quand j’ai commencé à lire Tchekhov, j’ai compris d’où venait Cheever. Et j’étais un grand fan de Philip Roth, alors je me suis mis à lire Saul Bellow, Les Aventures d’Augie March. Ce sont là de nouvelles connections pour moi. Ce serait comme découvrir maintenant que les Stones ont repris Chuck Berry !''

Springsteen était assis près d’une table basse, couvertes de médiators, de capodastres, d’harmonicas et de feuilles de papier avec des listes de chansons écrites au marqueur noir large. Après la balance, il essaie d’imaginer le concert de ce soir. Le reste du groupe et de l’équipe est dans le hall au réfectoire - une cantine improvisée. Ce soir, le menu, c’est du jarret de veau, du mérou, et plusieurs options végétariennes, sans parler d’une demi-douzaine de salades et un magasin de desserts (''Est-ce que tu as essayé ce truc espagnol à la banane ? C’est incroyable !'') Les membres du groupe attendent que Springsteen distribue la setlist de la soirée. Les anciens sont calmes, mais les membres les plus récents attendent avec une dose d’anxiété. ''Je panique toujours, j’ai des cauchemars à l’idée qu’il va sortir quelque chose que je n’ai jamais entendu quinze minutes avant de monter sur scène'', dit Jake Clemons.

Des milliers de fans, dont un grand nombre attend dehors depuis le matin même, ont été autorisés à entrer dans le stade à 18 heures pour un concert qui ne commencera pas avant 22 heures. J’ai remarqué quelques jeunes espagnols portant une pancarte en anglais, qui disait ''Bruce, Merci de rendre nos vies plus faciles''. J’ai essayé d’imaginer une pancarte telle que celle-là pour - qui ? Lou Reed ? AC/DC ? Bon Jovi ? (“Richie Sambora, Merci de rendre nos vies plus faciles”. J’en doute). Les échanges mutuels hyper sincères entre Springsteen et ses fans, qui semblent sirupeux aux non-initiés et aux indifférents, c’est ce qui le distingue lui et ses prestations. Quarante ans que ça dure, et pourtant, encore une heure avant de monter sur scène, il était en train d’essayer de donner un sens à cet échange.

''Vous êtes isolé, et pourtant vous désirez parler à quelqu’un'', dit Springsteen. ''Vous êtes en état de faiblesse, alors vous recherchez un impact, la reconnaissance que vous êtes vivant et que vous existez. Nous espérons que nous faisons repartir les gens de la salle dans laquelle nous jouons avec une conscience un peu plus grande des options qui s’offrent à eux, émotionnellement, et peut-être communautairement. Vous les valorisez un peu, ils nous valorisent. Tout ceci est une lutte contre la futilité et la solitude existentielle ! C’est un peu comme si nous étions tous blottis les uns contre les autres autour d’un feu à essayer de chasser ce sens de l’inévitable. C’est ce que nous faisons les uns pour les autres''.

"J’essaie de donner un concert que le gamin au premier rang va venir voir et n’oubliera jamais", continue-t-il. "Notre effort, c’est de rester avec vous. Point. De faire en sorte que vous vous joignez à nous et que vous nous autorisez à nous joindre à vous pour le voyage - tout le voyage. C’est à ça que nous nous employons depuis toujours, et ce concert est le dernier acompte, et, de bien des manières, c’est l’acompte le plus compliqué, parce que par bien des aspects, il s’agit de la fin de ce voyage. Il y a des gamins qui viennent au concert et qui n’auront jamais vu le groupe avec Clarence Clemons ou Danny Federici - des gens qui ont fait partie de ce groupe pendant trente ans. Alors notre boulot, c’est d’honorer les gens qui se sont tenus sur cette scène et d’offrir le meilleur spectacle jamais produit. Pour y parvenir, il faut reconnaître ses pertes et ses défaites, aussi bien que ses victoires. Il y a une finitude, bien que la fin puisse encore être éloignée. Nous finissons la soirée avec une fête, mais ce n’est pas une fête simple. C’est la fête de la vie - c’est ce que nous essayons d’apporter".

Il y a deux semaines, une des tantes bien-aimées de Springteen est décédée. Et maintenant, la veille du premier concert à Barcelone, Mary Van Zandt, la maman de Steve, est décédée à Red Bank. "Quand j’étais enfant, il y avait des morts régulièrement", dit Springsteen. "Et puis, il y a une période où, sauf accident, il n’y a pas de mort, et puis vous atteignez une période où ça arrive à nouveau régulièrement. Nous sommes entrés dans cette période".

Un petit moment plus tard, après avoir changé son jean de tous les jours pour son jean de scène, Springsteen a parcouru le tunnel du stade avec le groupe en direction de la scène. La dernière chose qu’il a vue avant de se diriger vers le micro et une explosion de lumière, c’est un papier collé sur la dernière marche sur lequel est inscrit "Barcelona". Il y a quelques années, lors d’un concert en salle à Auburn Hills, il a salué la foule en criant "Bonjour Ohio !". Finalement, Van Zandt l’a pris à part pour lui dire qu’ils étaient dans le Michigan.

Springsteen a jeté un coup d’œil à la marche et s’est avancé dans la lumière des projecteurs.

"Hola, Barcelona !", a-t-il crié à une marée de 45 000 personnes. "Hola Catalunya !"

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NOTES

(1) Le Benevolent and Protective Order of Elks (BPOE) (parfois nommé Elks Lodge ou The Elks) est une fraternité à actions sociales, fondée en 1868, aux États-Unis, avec plus d'un million de membres.

(2) Le New Jersey Turnpike est une route à péage qui traverse l'État du sud au nord. Cette route, une des plus empruntées des États-Unis, apparaît dans les chansons Jungleland, Living On The Edge Of The World, Open All Night et State Trooper.

(3) Julius Rosenberg (1918-1953), ingénieur dans l'armée américaine, a été arrêté pour espionnage au profit de l’URSS, jugé et exécuté sur la chaise électrique le 19 juin 1953, dans la prison de Sing Sing.

(4) David Letterman est un animateur et producteur de télévision américain, qui a commencé sa carrière télévisuelle en 1980. Il est encore présent à l'antenne.

(5) Tupelo (Mississippi) est la ville natale d'Elvis Presley. Hibbing (Minnesota) est la ville où Bob Dylan a grandi.

(6) Yankee Doodle (ou Bouffon Yankee) est une chanson anglaise datant de la guerre de Sept Ans (1756-1763), chantée par les troupes britanniques pour railler les colons américains, utilisée ensuite comme chant patriotique par les Américains.

(7) Les Ice Capades étaient un spectacle américain itinérant de danse sur glace, créé en février 1940.

(8) L'autoroute Interstate 95 (I-95) est l'autoroute principale sur la Côte Est des États-Unis, parallèle à l’océan Atlantique et reliant la Floride à la Nouvelle-Angleterre.


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