The New York Times, 28 janvier 2009

Le lauréat du rock



par Jon Pareles

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À 9 heures du matin, Bruce Springsteen et le E Street Band répétaient déjà depuis une demi-heure au club rock Terminal 5, dans Manhattan. Sous le regard des responsables de la NFL et d'une équipe de télévision, ils resserraient leur mini-set de quatre chansons - supprimant des couplets, affinant des enchaînements - pour entrer dans le créneau imparti de 12 minutes, dans le cadre, dimanche, de la mi-temps du Super Bowl XLIII, supposée atteindre des dizaines de millions de téléspectateurs. "Mon avis sur le Super Bowl ?" dit M. Springsteen à l'issue de la répétition. "Fondamentalement, c'est une fête de 12 minutes".

Il existe peu de musiciens, où que ce soit, qui consomment les occasions symboliques et les événements de masse mieux que M. Springsteen. Il a l'habitude de travailler à l'échelle des stades et depuis des décennies, ses concerts sont des occasions ininterrompues de chanter ensemble, des occasions qui représentent parfaitement le besoin de communauté contenu dans ses paroles. À une époque où les succès pop peuvent être aussi éphémères qu'un fichier MP3 effacé, M. Springsteen a passé la plupart de sa carrière à travailler sur l'écriture de chansons solides qui parlent de rêves américains, de Born To Run à Promised Land.

Alors que son dernier contrat avec Columbia Records portant sur sept albums vaut, dit-on, 110 millions $, il est toujours perçu comme un travailleur du New Jersey, invoquant un populisme compatissant quand il chante sur l'emploi, les familles et la vie de tous les jours, et savoure la compagnie de ses copains de toujours au sein du E Street Band. Il a le poids nécessaire pour lancer un concert d'inauguration et assez de goût pour jouer lors du Super Bowl. Entre les deux, il a sorti un nouvel album studio, Working On A Dream.

M. Springsteen est sans cesse à la recherche de grandes déclarations symboliques et on fait appel à lui dans ce but. "Ces moments sont des opportunités pour une forme de communication beaucoup plus intense" dit-il.

Lincoln Memorial, Washington DC - 18 janvier 2009
Deux semaines auparavant, dans un autre événement national télévisé, il a rempli son rôle de toujours en tant que voix de l'Amérique pour We Are One, la cérémonie d'ouverture regroupant des célébrités et le concert donné pour l'investiture du président Obama, devant des centaines de milliers de personnes rassemblées au Memorial de Lincoln et des millions de spectateurs devant leur télévision et sur internet. M. Springsteen et une chorale ont chanté The Rising, une chanson sur le 11-septembre, sur le sacrifice et sur la rédemption.

À la collecte de fonds organisée en octobre à New York pour Obama à laquelle M. Springsteen était présent, M. Obama a dit: "La raison pour laquelle je me présente à la présidence est que je ne peux pas être Bruce Springsteen". M. Springsteen a joué The Rising lors de meetings organisés pour la campagne électorale dans les états indécis, y compris lors d'un rassemblement à Cleveland, deux jours avant l'élection.

"Une fois que vous avez commencé cette forme d'écriture, elle se nourrit d'elle-même" dit M. Springsteen. "Vous écrivez The Rising pour une raison, elle est reprise et utilisée pour une autre, et puis vous finissez ici. Si quelqu'un m'avait dit en 2001: 'Tu chanteras cette chanson pour le concert d'investiture du premier président afro-américain', j'aurais dit, 'Quoi ?'". Il rit.

"Mais huit années ont passé, et c'est ici que vous vous retrouvez. Vous en faites partie, vous nagez dans le courant de l'histoire et votre musique fait la même chose".

Il continue. "Une grande partie de l'essence de nos chansons est l'idée américaine: Quelle est-elle ? Quelle en est la signification ? Promised Land, Badlands. Dans le monde entier, je vois des gens me renvoyer ces chansons en les chantant. J'ai vu ce pays au ras des pâquerettes dans les années 80, depuis mon adolescence. Et j'ai rencontré des gens qui travaillaient dur pour aider ce pays à leur niveau. Mais sur une échelle nationale, tout semblait toujours très loin".

"Et alors, le soir de l'élection, ce pays a montré son visage pour peut-être, probablement, l'une des premières fois de ma vie d'adulte" dit-il. "J'étais assis sur mon canapé, et j'étais bouche bée, et j'ai dit, 'Oh, mon Dieu, c'est possible'. Pas seulement dans mes rêves. C'est possible, c'est là, et s'il y en a autant ici, le reste existe. Allons le chercher. Allons le prendre. Rien que ça, c'est suffisant pour vous faire tenir le reste de votre vie. Toutes les chansons que vous avez écrites sont un peu plus vraies aujourd'hui qu'elles ne l'étaient un mois ou deux auparavant".

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Raymond James Stadium, Tampa Bay (FL) - 01 février 2009
Charles Coplin, le vice-président de la NFL Television, a déclaré que M. Springsteen est "tout en haut de notre liste" depuis que la NFL a commencé à programmer ses propres concerts de la mi-temps, après le brouhaha causé par Janet Jackson en 2004.

"Pourquoi étions-nous si insistants ?" dit-il. "Parce que nous sentions que sa musique, tout autant que son interprétation, était tout ce que nous recherchions. Il a la capacité de se produire sur une grande scène, de faire des improvisations, et il a un catalogue de musique immense apprécié par tant de gens".

Fête ou pas, M. Springsteen a réfléchi à sa setlist pour le Super Bowl avec beaucoup de méticulosité. "C'était très stimulant d'essayer d'obtenir ces 12 minutes précises. J'ai trouvé de manière étrange que c'était très libérateur. Ok, ce sont tes limites, alors mets tout ce que tu as dans cette seule boite" dit-il. "Si vous le faîtes bien, vous devez sentir la tension qui s'exerce pour vous faire sortir de cette limite de temps. Mais ce n'est pas possible".

La prestation du Super Bowl fait suite à la sortie de Working On A Dream mardi, moins de 14 mois après Magic en 2007. M. Springsteen n'a pas enregistré d'albums studio si rapidement depuis la sortie de ses deux premiers pendant l'année 1973. Bien plus que Magic, le nouvel album représente un changement de direction dans la musique de M. Springsteen. Après la production compliquée et torturée de Born To Run en 1975, M. Springsteen a traversé une période "réactive" qui a duré plus de deux décennies, construisant ses chansons sur les bases de la country, du blues et de la folk music, avec des mélodies utilitaristes et directes, une production proche de la scène. Lui et son producteur Brendan O'Brien, qui a produit M. Springsteen pour la première fois avec The Risng en 2002, ont apporté à Magic quelques embellissements pop. Et Working On A Dream suit cette voie.

Encouragé par M. O'Brien, M. Springsteen a écrit cinq nouvelles chansons pendant la semaine précédent le mixage final de Magic. Il raconte, "J'ai réalisé que j'aimais vraiment ces grandes mélodies qui vous entraînent et leur romantisme, et par le passé, je ne m'étais pas souvent autorisé à en écrire" dit M. Springsteen. "Quand il y a une petite veine que vous n'avez pas encore touchée, elle est pleine".

Working On A Dream se présente souvent comme une anthologie des années 60: Creedence Clearwater Revival dans la chanson-titre, les Beach Boys dans This Life, les Byrds dans Life Itself, Ben E. King dans Queen Of The Supermarket, le blues-rock psychédélique dans Good Eye et les bandes-originales des westerns-spaghetti dans le titre de huit minutes, Outlaw Pete. Aussi riche que soit la musique, peu de paroles sont ratées; M. Springsteen médite sur l'amour et la mort. La célébration de l'affection de My Lucky Day cède la place à des chansons qui reconnaissent le passage inexorable du temps. Dans Kingdom Of Days, il chante:

"Avec toi je ne vois pas les minutes qui s'écoulent
Je ne sens pas les heures qui s'envolent
Je ne vois pas l'été qui décline
Simplement le subtil changement de lumière sur ton visage"


"La musique pop apporte toujours avec elle des notions d'éternité et d'immortalité" dit-il. "Il y avait quelque chose de tellement en harmonie avec l'univers dans leur construction, et dans la façon dont cette construction était imprégnée par des espoirs, des rêves, de l'amour, du désespoir, des sentiments d'immortalité, des sentiments de mort qui rôde, et puis vous essayez de faire tenir le tout en trois minutes. C'était très excitant pour moi, moi qui suis à cet instant de ma vie, de retourner vers ces formes, pleines de ce sens d'éternité, et d'y injecter une notion de finitude".

À 59 ans, M. Springsteen est infatigable. Sa prochaine tournée américaine démarre en avril, suivie par un été de dates européennes. Il joue encore régulièrement des concerts de trois heures avec énergie. "Sur scène, je ne peux pas dire que je me sens vraiment différent de celui que j'étais en 1985" dit-il.

L'album s'achève avec The Wrestler, la sombre chanson-titre du film de Mickey Rourke. Elle a remporté le Golden Globe de la meilleure chanson, mais, de manière surprenante, n'a pas été nominée pour un Oscar. L'album contient aussi The Last Carnival, une élégie pour Danny Federici, le claviériste des débuts du E Street Band, que M. Springsteen a écrit pour ses obsèques; Jason Federici joue avec l'accordéon de son père. "Nous allons prendre ce train sans toi ce soir / Ce train qui continue d'avancer" chante M. Springsteen.

Pourtant la plupart de l'album s'efforce d'exalter la pop. "Je voulais des accroches, des accroches, des accroches - des choses que les gens puissent chanter, et qui donnaient l'impression, à l'écoute, de pouvoir vous soulever" dit-il. "Je voulais capturer l'intensité et l'immédiateté de l'amour passionné, et puis sa résonance dans votre vie et au-delà de votre vie. Et je voulais que le résultat sonne, disons, classique: un couplet, un immense refrain, et des cordes à en ouvrir le ciel".

Steven Van Zandt, guitariste du E Street Band, a dit qu'il était ravi que les nouvelles chansons de M. Springsteen évoquent la musique pop des années 60. "Par le passé, il a simplement ignoré cette partie de son talent, et c'est l'auteur de chansons pop le plus talentueux qui soit" dit-il. "À une autre époque, il aurait fait partie du Brill Building (courant musical des années 60, ndt)".

Avec un nouvel album en route, M. Springsteen a finalement accepté l'offre du Super Bowl. "C'était en quelque sorte... disons que si nous ne le faisons pas aujourd'hui, quelle autre occasion attendons-nous ?" dit-il. "Je voulais le faire tant que je suis en vie".

Il y avait d'autres considérations pragmatiques. "À mon âge, il est difficile de faire parler de votre musique" dit M. Springsteen. Il a le choix étrange à faire, dit-il, entre se produire lors d'événements gigantesques comme le Super Bowl, ou rien d'autre. "Si nous ne faisions pas ces gros trucs, il n'existe pas de choix intermédiaires" dit-il. Ses affaires ne vont pas si mal; même avec une économie du disque chancelante, Magic s'est vendu à un million d'exemplaires, pendant que sa tournée mondiale de 2008 a rapporté 204 millions $.

Il a réalisé un autre accord commercial qu'il qualifie aujourd'hui d'erreur. Le 13 janvier, une édition à 10 $ du Greatest Hits de Bruce Springsteen & le E Street Band - 11 chansons d'une compilation de 1995, ainsi que Radio Nowhere tiré de Magic - a été mise en vente en exclusivité chez Wal-Mart. Comme Wal-Mart est accusé de pratiques anti-syndicales par l'association Human Rights Watch, parmi d'autres, et que l'enseigne a payé des amendes importantes pour avoir violé le droit du travail, l'annonce a provoqué des critiques sur internet, comme celle de arosma sur le site de fans backstreets.com: "Bruce fait des affaires avec Wal-Mart ? C'est aller en quelque sorte à l'encontre de tout ce qu'il défend".

Dans un entretien accordé à Billboard, Jon Landau, le manager de M. Springsteen, a défendu la sortie de l'album en disant que les albums de M. Springsteen étaient déjà chez Wal-Mart, ce qui représente 15% de ses ventes. Il a aussi déclaré: "Nous ne faisons aucune publicité pour Wal-Mart. Nous ne supportons pas Wal-Mart, ni personne d'autre. Nous laissons Sony faire son job".

Mais M. Springsteen a dit que la décision a été prise trop précipitamment. "Nous étions au milieu de plein de choses, l'occasion s'est présentée et, vraiment, nous n'y avons pas mis notre véto comme nous le faisons habituellement" dit-il. "Nous avons relâché la balle sur ce coup-là". Au lieu d'offrir une édition exclusive à Wal-Mart, "étant donné ses antécédents concernant le droit du travail, c'est quelque chose que, si nous y avions réfléchi un peu plus longuement, nous aurions fait de manière différente". Il ajoute "C'était une erreur. Généralement, nous renvoyons très bien la balle, mais nous avons manqué celle-là. Les fans vont nous juger sur ce coup-là, de la façon dont nous le méritons".

Après plus de trois décennies à dessiner des archétypes américains, M. Springsteen voit la construction de sa carrière comme la construction de sa propre communauté, partagée et conçue avec son public. "Il ne s'agit pas de ma propre création à ce stade, et c'est ainsi depuis un long moment" dit-il. "Je voulais que ce soit notre création. Une fois que vous mettez tout en route, c'est une large communauté de gens réunis autour d'un ensemble essentiel de valeurs".

"À l'intérieur, il y a une large gamme de convictions, pourtant vous vous retrouvez toujours sous une même tente, à un moment donné, pour vivre une expérience commune, et c'est pour cette raison que je prends moi aussi ce chemin".

Lors de la répétition, il s'est pavané sur la scène, s'est essayé à la frime, brandissant sa guitare, s'époumonant sur les paroles, et blaguant avec M. Van Zandt. Au moment où le groupe finissait sa prestation complète, quelqu'un tenant un chronomètre a annoncé la durée du set. "Il nous reste 1/16ème de seconde" exulta M. Springsteen. "Et nous avons l'intention de l'utiliser".

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Photographies Tony Cenicola, Mark Ralson & Danny Clinch

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