The Atlantic, 23 juin 2020

La playlist de Bruce Springsteen à l'époque de Trump



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C'est un moment de tumulte, de colère, d'espoir et de changement social. Dans de tels moments, les auteurs-compositeurs et les musiciens ont le pouvoir de nommer les choses et de nous aider à donner un sens aux événements – des artistes comme Kendrick Lamar, Janelle Monáe, Tom Morello, Nina Simone, Marvin Gaye, Bob Dylan, et Bruce Springsteen.

Springsteen a écrit
American Skin (41 Shots) il y a plus de 20 ans, une chanson forte qui parle du meurtre d'un homme noir par la police. J'ai pensé que ce serait une bonne idée de faire le point avec Bruce, d'avoir son point de vue sur la période actuelle, en paroles et en musique. Voici une transcription légèrement modifiée de notre conversation, qui s'est déroulée le 09 juin (la playlist de Bruce est disponible en intégralité sur Spotify).

6:45 AM ET
David Brooks
Contributeur pour
The Atlantic et chroniqueur pour The New York Times

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Nous voyons des citoyens défiler dans la rue. Nous voyons un grand tumulte. Et vous, que voyez-vous ? Êtes-vous optimiste ou pessimiste par rapport à ce qui est en train de se passer là, dehors ?

Je ne pense pas que quiconque sache réellement la direction vers laquelle nous nous dirigeons. Il y a trop d'inconnues. Nous ne savons pas vers où le virus du COVID nous conduira. Nous ne savons pas aujourd'hui vers où [le mouvement] Black Lives Matter (1) nous conduira. Avons-nous une véritable conversation pragmatique sur la race et le maintien de l'ordre, et en fin de compte sur l'inégalité économique, qui a été une tâche sur notre contrat social ?

Et évidemment, personne ne sait vers où notre prochaine élection nous conduira. Je crois que notre président en exercice représente une menace pour notre démocratie. Il rend n'importe quelle réforme tellement plus difficile. Je ne sais pas si notre démocratie pourrait supporter quatre années supplémentaires sous sa tutelle.

Voilà toutes les menaces qui planent sur notre démocratie, et sur notre mode de vie.

Si vous prenez tous ces éléments-là, vous pourriez être pessimiste, mais il y a des côtés positifs pour chacune de ces situations. Je pense que nous avons l'espoir de trouver un vaccin. Je pense qu'à chaque fois qu'une représentation de plusieurs mètres de long de Black Live Matters pointe vers la Maison-Blanche, c'est un bon signe. Et les manifestations ont rassemblé côte à côte les blancs et les noirs, au nom furieux de l'amour. C'est un bon signe.

Quoi d'autre, les sondages du président semblent s'écrouler. C'est un bon signe. Je pense que nous avons finalement atteint un point critique avec cette marche de Lafayette Square, qui s'est trouvée être outrageusement anti-américaine, totalement bouffonne et si stupide, et contraire à la liberté de parole. Et nous en avons des images qui resteront gravées à jamais.

Je suis optimiste pour la prochaine élection. Je crois que ce sont ces gosses dans la rue qui m'inspirent cet espoir. Et le fait que ces manifestations se déroulent partout dans le monde. Je crois qu'il s'agit d'un mouvement, en définitive, qui dépasse la violence policière, et qui dépasse même George Floyd, qu'il repose en paix.

Parlons un peu de certains de ces sujets sensibles. Ces évènements ont de nouveau levé le voile sur l'injustice sociale, la division raciale, et l'inégalité raciale. Vous chantez sur ces sujets-là depuis très longtemps. Je me souviens que dans votre chanson My Hometown, vous parliez de la tension raciale dans le lycée de votre ville. Comment pensez-vous que nous avançons dans l'ensemble ? Pensez-vous que nous avons fait des progrès ?

Si vous jetez un œil aux évènements rugueux de ces dernières semaines, et même aux cas recensés d'oppression et de violence policière, vous pourriez dire que nous allons très mal. Vous pourriez être terriblement pessimiste. Mais d'un autre côté, j'ai fait une expérience amusante. Quand j'ai regardé le président marcher vers l'église St John et poser avec sa Bible, accompagné de son équipe de façade, toute blanche, rien n'avait l'air réel. Car ce n'était pas réel. Il ne s'agit pas de l'Amérique d'aujourd'hui. Cette culture, qui maintient invisible le peuple noir, est révolue.

Au jour d'aujourd'hui, si le peuple noir n'est pas visible, ce n'est pas acceptable. Et je pense qu'il s'agit d'un signe de progrès. Quand vous regardez les représentants Démocrates à l'assemblée, métis et noirs, hétéros et homos, et puis que vous regardez les Républicains, lesquels apparaissent figés dans le passé aujourd'hui ? Ils sont ridicules. Et, en dépit de leur pouvoir actuel, ils ressemblent à un parti en faillite.

Si vous remontez plus loin dans le temps, il y a un demi-siècle par exemple, lorsque j'avais 20 ans, ou en 1968, lorsque j'avais 18 ans, vous pourriez dire qu'il y a eu des améliorations significatives - le mouvement pour les droits civiques, la loi sur le Droit de Vote, la présidence Obama. Évidemment, il y a toujours des éléments réactionnaires prêts à constamment repousser n'importe quel progrès. Mais, j'ai le sentiment que c'est moins important aujourd'hui qu'auparavant, quelle que soit la période, c'est en diminution constante. Il y a ceux qui se voient laissés de côté par l'histoire et par la perte de statut, et il y a les forces au sein du parti Républicain et dans la société qui sont résolues à maintenir la balance du pouvoir de la nation dans une seule main, alors que c'est tout simplement impossible.

Donc, je dirais qu'il y a eu énormément de progrès, mais évidemment, le chemin est encore long. Il y a cette citation connue de Martin Luther King qui dit, "L'arc moral de l'univers est long, mais il tend vers la justice". Je crois toujours en cette citation. Mais il y encore beaucoup de virages le long de la route. Et pour notre époque, c'est bien trop lent.

Mais nous avons un débat dans le pays, sur le comportement de la police, un débat qui n'a que trop tardé. Ce sera douloureux, mais je pense que les effets seront positifs. A l'ère de la vidéo, une mauvaise conduite - une violence injustifiée, des meurtres - ne peut être ignorée ou cachée. Le président peut prétendre que rien ne s'est passé, et que George Floyd est au ciel, en train de sourire, parce que les statistiques sur l'emploi de cette semaine sont bonnes. Mais chaque américain, et le monde entier, il me semble, se rend compte aujourd'hui que le statu-quo n'est pas bon. Et c'est un progrès. J'ai le sentiment que les choses sont meilleures aujourd'hui, et vont dans la bonne direction, en dépit ou à cause du chaos de l'époque actuelle.

Nous n'allons pas faire que bavarder; nous allons aussi écouter un peu de musique. Et vous avez donc sélectionné des chansons pour enrichir l'instant et apporter peut-être une compréhension plus profonde des évènements actuels. La première chanson choisie, c'est Strange Fruit de Billie Holiday.

La chanson a été écrite en 1937 par Abel Meeropol. Alors imaginez-vous écrire Strange Fruit, une chanson sur le lynchage dans le Sud, et prenez une chanteuse populaire comme Billie Holiday pour la chanter en 1939. C'était un enregistrement très controversé. Son label, Columbia, ne voulait pas la sortir. Elle l'a donc sortie sous un autre label.

C'est un morceau épique qui était bien en avance sur son temps. C'est une chanson qui touche du doigt, de façon très, très profonde, un point sensible de notre conversation actuelle.


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Parlons un peu de l'Amérique et de la signification de l'Amérique. Je vous ai entendu dire, un jour dans une interview, que Woody Guthrie avait écrit This Land Is Your Land en réponse à la chanson God Bless America d'Irving Berlin. C'est une illustration de la façon dont les auteurs-compositeurs ont toujours tenu cette conversation sur la signification de l'Amérique. Et nous sommes aujourd'hui dans une sorte de crise. Nous avons un récit national qui n'inclut pas tout le monde. Donc, de quelle façon pensez-vous à cette signification de l'Amérique, à l'histoire de l'Amérique ?

Quand j'ai commencé la musique, je me suis vu moi-même, de manière consciente, comme un artiste américain et comme un américain moyen. J'ai imaginé que j'avais un talent qui me permettait de créer un langage avec lequel je pouvais aborder des choses qui me concernaient, et qui concernaient l'endroit où je vivais - ou qui concernaient mes voisins ou les gens avec qui j'avais grandi. Je ne sais pas si on pouvait appeler ça un point de vue politique, mais j'avais un point de vue lorsque j'étais jeune, et j'ai toujours considéré la musique populaire comme un mouvement vers une plus grande liberté. Une grande musique apporte une plus grande liberté...

Je ne crois pas qu'il existera jamais une unique musique qui racontera l'histoire complète, l'histoire complète de l'Amérique. La culture est trop fractionnée aujourd'hui. Mais je pense que c'est le devoir de l'artiste de continuer, comme si cette réflexion était fausse. De poursuivre comme s'il était possible d'avoir un moment mono-culturel et d'écrire et d'enregistrer quelque chose de passionnant, d'une profonde signification, qui atteindra la nation dans son ensemble et changera la culture. Vous devez avancer avec cette impulsion-là, vous comprenez.

Mais je crois que dorénavant, la conversation musicale américaine sera une cacophonie de rap et de pop et de musique latine et ainsi de suite, et il y aura même probablement de la place pour un vieux chanteur et un peu de musique rock. Dans mon émission de radio sur SiriusXM, j'essaye d'inclure toutes ces voix différentes. C'est la seule façon de raconter l'histoire américaine, ce dont je reste déterminé à faire.

Une des chansons que vous avez choisie, c'est The House I Live In, la version de Paul Robeson. C'est une chanson écrite à l'origine pour combattre l'antisémitisme, et Robeson l'a chantée d'une nouvelle manière.

La version de Robeson est très, très belle. C'était un type intéressant. Il a été blacklisté durant le Maccarthysme. C'était un anti-fasciste et il a très tôt pris part au mouvement pour les droits civiques, il a soutenu les Loyalistes durant la guerre civile espagnole, et c'était aussi un comédien, au cinéma et au théâtre. Il avait cette incroyable voix de baryton qui faisait trembler les murs. Et cette chanson, une nouvelle fois, a été écrite par Abel Meeropol. Je ne sais pas exactement qui il était, mais c'était le Bob Dylan de son époque. Il écrivait une musique incroyable. C'est une chanson belle et puissante, tout simplement.

Parlons de changement social. Toutes les quelques décennies, nous semblons faire face à une époque de changement convulsif. Nous avons eu une période équivalente en 1968, lorsque vous aviez 18 ans, comme vous l'avez mentionné. Et beaucoup pensent qu'aujourd'hui est une autre de ces époques. Comment voyez-vous notre époque aujourd'hui par rapport à 1968 ?

Oui, il y a des similitudes. J'ai ressenti ça il y a quelques semaines lorsque la fusée SpaceX a été lancée et que les villes brulaient. Je suis revenu en 1968.

Mais je pense, comme l'a récemment mentionné le président Obama dans un discours, qu'il existe de grandes différences. En 1968, il y avait une colère débridée, qu'on ne retrouve pas aujourd'hui avec la même intensité. Le niveau de violence, aussi mauvais soit-il comme la semaine dernière, était sensiblement moindre qu'en 1968. Et les manifestants sont plus jeunes. Ils sont plus diversifiés.

Les blancs et les noirs n'étaient pas côte à côte pour bruler Newark et Asbury Park, en 1968. Ça n'arrivait pas. L'indignation et le sentiment que "trop c'est trop" est similaire. Mais dans l'ensemble, je pense qu'il s'agit de protestations différentes pour une époque différente. En '68, nous avions des assassinats, nous avions la guerre au Vietnam, au Laos, au Cambodge. Nous avions l'émergence d'une "stratégie du sud" pour contrer le mouvement pour les droits civiques, ce qui nous a mené jusqu'à Nixon et à sa destitution - et qui aurait dû être mise en œuvre ici, si ce n'est pour la médiocre lâcheté du parti Républicain.

Passons à votre chanson suivante. Made In America, par Jay-Z et Kanye West. Tirée de leur album Watch Their Throne.

Oui, j'aime cette chanson. Elle est si belle et émouvante.

Vous avez écrit une douzaine de ce qu'on pourrait appeler, si vous êtes à l'aise avec ce terme, des chansons engagées. Elles parlent de fléau social. Elles parlent d'injustices. The Ghost Of Tom Joad, et tant d'autres. Votre chanson probablement la plus prémonitoire a été American Skin, que la plupart des gens connaissent sous le titre 41 Shots. Et ce qui est intéressant avec cette chanson - et je reste curieux de savoir la façon dont vous écrivez de la musique politique - c'est qu'il y a un message politique en réponse aux coups de feu tirés sur un jeune afro-américain. Mais il y a aussi des points de vue différents. Il y a une mère de famille noire expliquant à son fils comment rester prudent. Il y a aussi le point de vue du policier. Comment gardez-vous cette ambiguïté de l'art, pour en faire un message politique évident ?

Et bien, je n'ai jamais considéré ma musique comme engagée. J'ai toujours essayé d'écrire ce que je pensais être des études de caractères complexes, avec des implications sociales, car je pense que vous devez créer des personnages sophistiqués en un souffle créatif, avec une vie en trois dimensions. Et c'est de cette façon que vous y trouvez de la vérité.

American Skin m'est venue alors que j'allais jouer à Atlanta et New York. Il s'agissait des deux dernières dates de la tournée, et je voulais écrire quelque chose de nouveau. Nous l'avons jouée sur scène à Atlanta, qui a été un endroit formidable pour une première, vous savez. Mais avant d'arriver à New York et avant même de l'avoir jouée ce soir-là, elle a explosé dans la presse. C'était extrêmement polémique avec certains des syndicats policiers. Et - vous devez bien comprendre - c'était une chanson que personne n'avait encore entendue. Mais il y a eu un énorme brouhaha avec ce morceau. Beaucoup de monde en avait une opinion arrêtée alors qu'on ne l'avait encore jamais entendue, tout simplement. Et si jamais on l'avait entendue, on ne l'avait pas réellement écoutée, car il s'agissait d'un tableau équilibré de cet incident, les coups de feu tirés sur Amadou Diallo.

C'est une de mes chansons dont je suis le plus fier. La famille de Diallo est venue assister au concert au Madison Square Garden. Il y a eu quelques sifflets lorsque nous l'avons jouée. Certains policiers m'ont fait des doigts d'honneur, mais ça allait. Il y a eu des huées et des applaudissements, mais c'était une chanson parmi d'autres, au final.

Mais elle a été écrite avec l'idée qu'au cœur de nos problèmes raciaux, il y a la peur. La haine arrive après. La peur est instantanée. Donc, dans American Skin, je pense que ce qui vous touche, c'est la peur de cette mère pour son fils, une peur qu'elle doit lui transmettre pour qu'il puisse être en sécurité. C'est déchirant de voir un jeune enfant éduqué de cette façon-là. Et le policier vit aussi dans son propre monde de peur. Il a une famille à la maison, avec des attentes et des besoins. Ils sont tous les deux les pions en chair et en os de siècles de conflits jamais résolus sur la race. Et à chaque année qui s'achève, une facture arrive, et chaque année où le problème n'est pas résolu, l’acquittement de cette facture arrive à échéance, et l’acquittement se paye dans le sang et les larmes, le sang et les larmes de nous tous.

Voici les enjeux auxquels je pensais en l'écrivant, et c'est une des chansons dont je suis encore aujourd'hui le plus fier. C'est une bonne chanson. Elle a tenu dans la durée et elle a bien fait son job.

Il y a une question que j'ai toujours voulu vous poser. Vous avez passé la majeure partie de votre carrière à écrire sur la classe ouvrière et, plus précisément, sur les ouvriers qui avaient été victimes de la désindustrialisation, qui travaillaient dans les usines qui ont été fermées, que ce soit à Asbury Park ou Freehold ou Youngstown ou dans le Midwest. Mais beaucoup de ces ouvriers ne partagent pas vos opinions politiques. Ils sont devenus des supporters de Trump. Quelle est votre explication ?

Il y a une longue tradition de travailleurs qui ont été trompés par une longue liste de démagogues, de George Wallace et Jesse Helms, jusqu'aux faux leaders religieux comme Jerry Falwell, en passant par notre président.

Les Démocrates n'ont pas assez fait de la préservation de la classe ouvrière et de la classe moyenne une priorité. Et ils ont été contrecarrés par le parti Républicain qui a apporté des changements encore plus importants. A l'époque de Roosevelt, les Républicains représentaient le business; les Démocrates représentaient le travail. Et quand j'étais gamin, la seule et unique question politique posée à la maison, c'était "Maman, que sommes-nous, Démocrates ou Républicains ?" Et elle me répondait, "Nous sommes Démocrates, car ils représentent les travailleurs" (Je suspecte ma maman d'être devenue Républicaine vers la fin de sa vie consciente, mais elle n'en a jamais parlé !)

De plus, il y a souvent un sens sincère de victimisation qui a découlé du rythme effrénée de la désindustrialisation, et de l'avancée technologique, qui a été incroyablement traumatisante pour une quantité de travailleurs dans tout le pays. Le sentiment d'avoir été abandonné, laissé de côté par l'histoire, est un sentiment dans lequel notre président puise naturellement.

Il y a de la rancœur envers les élites, les spécialistes, les habitants des régions côtières cosmopolites, de la rancœur parfois méritée pour certains d'entre eux. Et c'est à cause de l'attitude de ceux qui ignorent la valeur et le sacrifice que tant de travailleurs ont fait pour leur pays. Quand les guerres sont combattues, ils sont là. Quand le boulot est sale, ils sont là. Mais le président puise cyniquement dans les ressentiments primaires et joue sur le patriotisme par pure calcul politique.

Il y a l'espoir qu'une personnalité, de nouveau, remontera le temps, au temps des usines pleines, des hauts salaires, et pour certains, du statut social inhérent aux blancs - c'est un élixir difficile, avec beaucoup de préjudices, et dont on a du mal à résister lorsqu'on traverse une passe difficile. Notre président ne dit rien sur les usines ou les jobs relocalisés, et pas grand chose non plus sur notre classe ouvrière. La seule chose qu'il délivre, c'est du ressentiment, de la division, et du talent pour se confronter à nos agriculteurs. Il est habile pour ça, et c'est ainsi qu'il prospère.

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Un gamin qui a grandi en regardant Elvis et les Beatles au Ed Sullivan Show n'allait pas automatiquement devenir un musicien politique. Quelle a été l'influence dans cette partie de votre vie ?

L'influence a émergé d'un instinct que j'ai eu, lorsque j'ai acquis une grande liberté personnelle, en 1975 avec la sortie de l'album Born To Run. Quelque chose n'allait pas en moi. Je ne me sentais pas terminé. Je ne me sentais pas chez moi. Je me sentais incroyablement mal à l'aise.

Et il m'a fallu beaucoup de temps pour réaliser que la liberté individuelle est à la véritable liberté ce que la masturbation est au sexe. Ce n'est pas mauvais, mais ce n'est pas la réalité. Et en commençant ce disque (suivant), Darkness on the Edge of Town, je me suis dit, je veux faire demi-tour. Je veux revenir dans mon quartier, et je veux comprendre les problèmes structurels, les problèmes personnels, les problèmes sociaux qui pressent avec force les gens sur lesquels j'écris, et parmi lesquels je continue de vivre. C'est là que résidait ce que je recherchais. Et donc, c'est là que mon raisonnement politique a commencé à se développer, soucieux de ma santé morale, spirituelle, émotionnelle, et de celle de mon entourage.

Ce qui nous amène à notre prochaine chanson, qui ressemble à une chanson anti-Trump. C'est That’s What Makes Us Great par Joe Grushecky.

Joe m'a dit, "Mon Dieu, j'ai écrit cette chanson. Elle s'appelle That’s What Makes Us Great".

Et c'était exactement au moment du mouvement MAGA [Make America Great Again] (2). Je lui ai répondu, "Et bien, c'est un grand titre". Et c'est le cas. Et il m'a dit, "Pourquoi tu ne la chantes pas avec moi ?". Et c'est comme ça que nous la chantons tous les deux.

Vous avez dit que lorsque vous avez enregistré Darkness, vous deviez vous replongez dans vos racines. Vous aviez fait la couverture de Newsweek et de Time; votre carrière a explosé. Vous auriez pu avoir un succès immense et planétaire. Mais au contraire, vous avez préféré retourner chez vous. Et vous y êtes encore. Vous vivez toujours dans la région d'Asbury Park.

Oui, je vis toujours dans le New Jersey, à 20 minutes d'Asbury Park, à 10 minutes de Freehold.

Je suis toujours très à l'aise ici.

Comment se portent ces villes ? Que vous disent-elles sur la vaste expérience américaine ?

J'ai toujours pensé que chacun portait en lui sa propre géographie morale, sa propre géographie spirituelle, sa propre géographie émotionnelle. Vous pouvez vivre à Barcelone, mais vous pouvez vous sentir lié à Asbury Park, à un endroit où vous n'irez peut-être jamais. Mais si un auteur est assez bon pour écrire sur la condition humaine, alors vous pouvez emmener votre public dans un endroit précis. Il ira à Asbury Park. Nous avons un public encore plus important à l'étranger - je pense que 2/3 de notre public est européen aujourd'hui. Les gens sont toujours captivés et profondément intéressés par l'Amérique, par ce qui s'y passe et par le mythe américain. L'histoire américaine est une histoire mondiale, et elle continue d'avoir une puissance phénoménale.

Une dernière question. Au cours de vos spectacles à Broadway, vous les avez terminés avec une version très directe, très brute de Lord's Prayer, ce qui a surpris beaucoup de monde. Ce qui m'a fait replonger dans vos vieilles chansons et dans votre musique, mais d'une manière différente. Vous avez écrit une chanson de fête, Mary's Place. Mais quand vous l'écoutez par le prisme possible de l'espoir, il s'agit d'un hommage, le plus joyeux jamais écrit à mes yeux, sur Marie, mère de Jésus. Je ne sais pas si vous avez composé cette chanson en ce sens. Donc, je voulais juste vous demander la façon dont vous vivez le sacré, et la présence divine dans le monde aujourd'hui ?

Si vous regardez Mary's Place, c'est une chanson dont le thème parle d'un endroit où aller, dans lequel on y trouve une communauté et de la fraternité et de la nourriture spirituelle. A la base, il s'agit du sujet essentiel de la chanson, et c'est d'ailleurs le sujet principal de la plupart de ma musique - The Promised Land, Badlands, et toutes les autres parlent d'individus essayant de trouver leur chemin spirituel et moral et social à travers le monde. De trouver un endroit où ils pourront bâtir une maison, là où ces valeurs les nourriront.

Je ne pratique pas beaucoup les rituels, mais je leur accorde toujours une bonne place, probablement pour ce qui concerne la religion Catholique, à cause de l'endoctrinement et de l'habitude, j'imagine. Vous savez, malgré mes doutes, mes enfants ne sont pas baptisés. J'ai des enfants païens, et ils semblent se porter à merveille, spirituellement parlant. Ils sont bons, des âmes solides ! Mais je fais régulièrement référence à mon éducation Catholique dans mes chansons. Je possède beaucoup d'imageries bibliques, et au final, si quelqu'un me demandait le genre d'auteur-compositeur que je suis, je ne dirais pas que je suis un auteur politique. Je dirais plutôt que je suis un auteur spirituel. Franchement, si vous jetez un œil à mon travail, c'est le sujet auquel je m'adresse. Je me suis adressé aux problématiques sociales. Je me suis adressé aux problématiques concrètes ici sur Terre. Je dis toujours que mes couplets, c'est du blues, et mes refrains, c'est du gospel. Et je penche un peu plus fort vers le gospel que vers le blues. Donc, au final, je me définirais comme un auteur-compositeur spirituel.

Terminons avec une dose de caféine d'une amie à vous - People Have the Power par Patti Smith.

C'est purement et simplement un très grand hymne. Une de ces chansons que j'aurais aimé écrire, mais je suis vraiment très content qu'elle l'ait écrite. Je ne crois pas qu'il existe meilleure chanson que celle-là pour la période.

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NOTES

(1) Le mouvement Black Lives Matter (Les vies noires comptent, ndt) est un mouvement politique, né en 2013 aux États-Unis dans la communauté afro-américaine, militant contre le racisme systémique envers les Noirs. Le mouvement a occupé une place importante dans les manifestations et émeutes de mai-juin 2020 aux États-Unis et dans le monde, après la mort de George Floyd, décédé lors de son interpellation le 25 mai 2020 à Minneapolis.

(2) Make America Great Again (Rendre sa grandeur à l'Amérique, ndt), parfois abrégé MAGA, est un slogan de campagne utilisé par des politiciens américains, le premier étant Ronald Reagan, lors de l'élection présidentielle de 1980. Lors de sa campagne pour les primaires du Parti Républicain puis pour l'élection présidentielle de 2016, Donald Trump reprend l'expression à son compte.


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