The Advocate, 02 avril 1996

The Advocate Interview



En attendant de savoir si Dead Man Walking, sa deuxième chanson à être nominée aux Oscars, se transformera en une deuxième victoire, Bruce Springsteen parle, pour la première fois, à la presse homosexuelle.

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"Le bonus que j’ai retiré, en écrivant Streets Of Philadelphia, a été que, tout à coup, je pouvais sortir et rencontrer un homosexuel quelque part et il n'aurait pas eu peur de me parler et de me dire, 'Hé, cette chanson a vraiment signifié beaucoup pour moi'. Mon image avait toujours été très hétérosexuelle, très hétéro. A mes yeux, c'était donc une belle expérience, une occasion de clarifier mes propres sentiments sur les droits des gays et des lesbiennes" nous raconte Bruce Springsteen, la mégastar la plus attentionnée du rock. Assis dans le salon faiblement éclairé d’une suite d’hôtel de West Hollywood, l'homme que le monde surnomme "le Boss", parle de sa chanson tirée du film Philadelphia qui lui a rapportée un Oscar et un Grammy en 1994 – une chanson détaillant les sentiments d'un homosexuel faisant face au bouleversement final de sa lutte contre le Sida.

Aujourd'hui, avec Dead Man Walking, son deuxième titre nominé aux Oscars, et The Ghost Of Tom Joad, son nouvel album acoustique dépouillé, Springsteen, 46 ans, semble être soulagé de retourner à nouveau vers l’essence délibérément non commercial de son talent pour l'écriture et l'étude sociale, dans ce qu'il a de meilleur. Comme Streets Of Philadelphia et l'audacieux Nebraska de 1982 – enregistré avec un magnétophone à son domicile – le dernier album de Springsteen, et la tournée qui l'accompagne, a dépouillé son rock musclé taillé pour les stades pour en faire un concert sombre d’un homme seul en scène. Pas de E Street Band, pas de foules passionnées agitant des briquets depuis les balcons et hurlant "Bru-u-u-ce !". Simplement Springsteen, seul sur scène, chantant depuis les ombres qui planent sur tout ce qui tourne mal entre les gens, dans le monde d'aujourd'hui.

Pour beaucoup de sceptiques, l'idée qu'un rocker pur et dur venant des rues malfamées du New Jersey, grandisse, devienne riche, et s’aligne lui-même aux côtés des démunis, est assez improbable. Cependant, c'est exactement la façon de faire de Springsteen. Bien qu'il ait vendu des millions d'albums, remplis des milliers de salles de spectacles, et remporté des montagnes de Grammy et de distinctions, il a toujours, au cours des années, réussi à apporter son soutien directement ou indirectement à des gens ou à des causes, aussi diverses que Amnesty International, l'alimentation de ceux qui meurent de faim en Afrique (We Are The World), la situation critique des immigrants, la prise de conscience du Sida, et la lutte des gays et lesbiennes. "Après le soutien de Bruce, apparu à mes côtés, l'année dernière, sur (la chaîne) VH1, nous sommes devenus amis" raconte Mélissa Etheridge, la rockeuse lesbienne. 'Je pense que le fait d'avoir sa chanson dans le film Philadelphia l'a amené à rencontrer beaucoup d'homosexuels et à apprendre énormément sur nos vies. Ma petite amie, Julie, est toujours avec moi quand je vais chez lui, et il nous traite toujours comme un couple. Je lui ai souvent parlé de ma frustration de ne pas pouvoir me marier légalement, et il a toujours été compatissant et d'un grand soutien'.

Les propres épreuves de Springsteen pour trouver l'amour et fonder un foyer ont été bien documentées, à la fois dans la presse et dans ses chansons. Après 11 années d’ascension herculéenne vers le statut de superstar – commencée avec Greetings From Asbury Park N.J. en 1973 et culminant en 1984 avec Born in the U.S.A.- il s'est marié avec l'actrice-mannequin Julianne Phillips. Le mariage s'est achevé dans les pages des tabloïds quatre ans plus tard, quand Springsteen est tombé amoureux de sa choriste, Patti Scialfa. Ils se sont mariés en 1991 et ont trois enfants.

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Pensez-vous que vous allez gagner un second Oscar pour votre chanson Dead Man Walking ?

[Rires] Oh, je ne sais pas. Quand ces films Disney sortent [Pocahontas], vous n'avez aucune chance (1). Dead Man Walking est encore une chanson assez décalée, donc je n'attends pas vraiment de deuxième statuette.

Pourtant, le sujet décalé vous a bien servi avec Streets Of Philadelphia. Vous dites que vous êtes content que les gays et lesbiennes aient commencé à vous approcher après cette chanson ?

Oh, oui ! Des gens sont venus vers moi dans la rue ou au restaurant et me disaient, "j'ai un ami" ou "j'ai un fiancé" ou "j'ai un partenaire" ou "j'ai un fils".

Pourquoi pensez-vous que Jonathan Demme - le réalisateur - vous a demandé d'écrire une chanson pour Philadelphia ?

Demme m'a dit que Philadelphia était un film qu'il était en train de réaliser "pour les centres commerciaux". Je suis certain qu'il s'agissait d'une des raisons pour lesquelles il a fait appel à moi, je pense qu'il voulait choisir un sujet sur lequel les gens ne se sentaient pas en sécurité, un sujet qui les effrayait, et il voulait le monter avec des personnes avec lesquelles ils se sentaient en sécurité comme Tom Hanks, ou moi, ou Neil Young. J'ai toujours pensé que c'était là mon travail.

Comment pouviez-vous permettre aux gens de se sentir en sécurité ?

La première fois où j'ai commencé à faire du rock, le public de mes premiers disques était un public viril. J'avais une image très hétérosexuelle, particulièrement au milieu des années 80.

Mais pourquoi pouviez-vous les atteindre ?

Je savais d'où provenait cette peur. J'ai été élevé dans une petite ville, et je n’ai rien reçu d'autre sur l’homosexualité à part des images négatives – très négatives. N'importe quel individu qui était différent, peu importe comment, était puni et ostracisé, si ce n'est pas physiquement menacé.

Aviez-vous eu une inspiration d'ordre personnelle pour la chanson ?

J'avais un ami très proche qui avait un cancer et qui est décédé à cette époque-là. Pour moi, l'expérience a été extrêmement bouleversante, être aussi proche d'une maladie de cette ampleur. Je n'avais jamais fait l'expérience de ce qui est exigé ou demandé aux gens proches d’une personne si malade. Une partie de cette expérience-là s'est retrouvée dans la chanson.

Vous avez saisi cet isolement particulier que connaissent beaucoup d’homosexuels malades du Sida. Quand il existe des murs entre les personnes, et qu'il y a un manque d'acceptation, vous pouvez recourir à cette sorte de communion : "Reçois-moi mon frère", qui sont les paroles dans le dernier vers.

C'est tout ce que chacun demande – en gros, une sorte d'acceptation, et de ne pas être laissé seul. Il y avait une certaine tranquillité spirituelle que j'ai essayé de capturer. Puis, j'ai essayé d'utiliser une voix humaine, une voix aussi humaine que possible. Je voulais que vous soyez dans la tête du personnage, à écouter ses pensées – un personnage qui était à l'orée de sa mort mais qui avait encore le sentiment d'être très vivant.

Avez-vous été surpris par le succès de la chanson ?

Je n'aurais jamais pensé le moins du monde que cette chanson allait bénéficier de passages en radio. Mais les gens étaient à la recherche de choses pour les aider à donner du sens à cette crise liée au Sida, en établissant des connexions humaines. Je pense que c'est ce que font le cinéma et l'art et la musique; ils peuvent fonctionner comme une feuille de route pour vos émotions.

Parce que vous venez des rues du New Jersey, est-ce qu'il y a eu chez vous un voyage intérieur pour accepter et comprendre l'homosexualité ? Est-ce que l'homosexualité ne vous a jamais effrayé ?

Je ne sais pas si "effrayer" serait le mot juste. J'étais plutôt un marginal dans ma propre ville, je ne souscrivais donc pas à ces nombreuses attitudes négatives. Évidemment, elles vous affectent et vous influencent. Mais je pense que votre vie entière est un processus qui vous oblige à trier ces premiers messages. Il me semble que la principale image homosexuelle à cette époque-là datait des années 50, la folle du village ou quelque chose comme ça, et c'était tout ce que chacun savait à propos de l’homosexualité. Les attitudes de chacun étaient assez cruelles. C'était réellement cette facette vraiment méchante du personnage américain.

Que voulez-vous dire quand vous dites que vous étiez un marginal ?

En gros, j'étais ostracisé dans ma ville natale. Moi et quelques autres copains étions les monstres du village – et il y avait plein d'occasions où nous devions éviter de nous faire taper dessus. Donc, non, je ne me reconnaissais pas dans ces idées homophobes. Et puis, j'ai commencé à jouer dans des clubs vers l'âge de 16 ou 17 ans, et j'ai été confronté à beaucoup de modes de vie différents et à beaucoup de choses différentes. C'était les années 60, et j'étais jeune, j’avais l’esprit ouvert, et je n'étais pas intolérant par nature. Je crois que le vrai problème était que personne n'avait jamais vraiment eu de véritable expérience de la culture gay, votre impression était donc incroyablement limitée.

Vous avez donc rencontré des homosexuels, en fait ?

Oui, j'avais des amis gays. La première chose que j'ai comprise, était que chacun est différent, et il devient évident que tous les stéréotypes sur les homosexuels sont ridicules. [Rires] J'avais bien compris.

A cause de votre image de rock macho, je ne savais pas si vous alliez me répondre, "Oh, oui, il y a une époque au cours de laquelle je ne voulais pas que quiconque puisse penser que je pouvais avoir la moindre sympathie à leur égard".

Non, j'ai toujours pensé que parmi le cœur de mon public – car j'ai atteint un niveau de popularité au cours des années 80 qui était en quelque sorte un pic exceptionnel – ce public a foncièrement compris les valeurs qui sont en action dans mon travail. La tolérance et l’acceptation ont certainement été en première ligne dans ma musique. Si mon travail devait être défini, je dirais qu'il s'agit d'une quête d'identité, de reconnaissance personnelle, d'acceptation, de communion, et pour un grand pays. J'ai toujours pensé que c'était la raison pour laquelle les gens venaient à mes concerts, car ils ressentent ce grand pays dans leur cœur.

Vous voulez dire un pays assez grand pour tout le monde ?

Oui. Malheureusement, une fois que vous avez un public réellement plus large, il y a des gens qui viennent pour plein de raisons différentes. Et qui peuvent interpréter à tort les chansons.

Vous avez même été obligé de vous expliquer avec le Président Reagan qui pensait que la chanson Born In The U.S.A. parlait de ses propres valeurs.

Oui, à ce moment précis le pays a fait un virage à droite, et il y a eu beaucoup de méchanceté, d'intolérance, et d'attitudes qui ont donné naissance à plus d'intolérance. Donc, je suis toujours en train d'essayer d’expliquer qui je suis et ce que je fais. C'est la raison pour laquelle je souhaitais m'adresser à vous.

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Sur l'album The Ghost of Tom Joad, il y a une chanson, Balboa Park, dans laquelle vous dites, "Là où les hommes dans leur Mercedes / Viennent chaque nuit recourir / Dans la fraîcheur du soir de San Diego / Aux services des garçons de la frontière". Parlez-vous de drogues ou de sexe ou des deux ?

Je parle de sexe, de prostitution.

Que savez-vous sur le sujet ?

J’ai lu une série d'articles que le Los Angeles Times avait fait sur la vie de la frontière. Ce sujet complétait le sujet central de l'album.

Pour la plupart des gens, il est impossible d’imaginer le niveau de popularité que vous avez atteint. Tout le monde sait qui vous êtes, partout dans le monde. Est-ce que ça vous isole ?

La seule chose que je peux dire sur le fait d'avoir ce type de succès, c'est que vous pouvez, vous-même, vous mettre dans des situations difficiles car, en gros, le monde vous est ouvert. Les gens disent oui à tout ce que vous leur demandez, donc tout est à portée de main, tout ce que vous voulez ou tout ce dont avez besoin. Oui, vous pouvez vous isoler avec la célébrité ou une fortune hors normes. Vous pouvez aussi être isolé avec un pack de bières et une télévision. J'ai grandi dans une communauté où plein de gens étaient isolés de cette façon-là.

Comment arrivez-vous à maintenir votre vie personnelle en connexion avec le vrai monde ?

Au fil des années, vous pouvez être amené à lutter pour vivre normalement. Vous avez besoin de dire, "Hé, je ne vais pas m’enfermer chez moi ce soir. Je vais aller au cinéma ou peut-être dans un club ou peut-être emmener mes enfants aux Studios Universal".

Comment gardez-vous le contact ?

Vous devez vouloir être inclus. Je me suis toujours vu comme un gosse qui avait une guitare et qui allait la garder pendant un moment et en jouer et puis la passer à quelqu'un d'autre. J'ai toujours vu beaucoup de moi-même dans mon public.

Mais cette si grande célébrité a tout changé.

Vrai, et selon les critères de chacun, j'ai un mode de vie extravagant. Mais je n'ai jamais pensé que je m'étais perdu en son sein. Je veux ressentir cette connexion spirituelle essentielle que vous établissez avec votre public profond, votre vrai public.

Donc, c'est ainsi que vous gardez l'équilibre ?

Oui. J'ai toujours pensé que ce que je faisais était ancré dans une communauté – qu’elle soit réelle ou imaginaire – et que ma connexion à cette communauté, c’était ce qui donnait un sens à mon écriture et à mon chant. Je n'ai jamais pensé que ces connections était fortuites. Elles étaient essentielles. J'étais un jeune homme sérieux, vous savez ? J'avais des idées sérieuses sur la musique rock. Oui, la musique était aussi un cirque et de l'amusement et une fête – toutes ces choses-là – mais aussi un truc sérieux. Je pensais que des choses sérieuses pouvaient être accomplies avec la musique. Elle avait un pouvoir; elle avait une voix. J'y crois encore. Vraiment.

Et j'imagine qu'être là aujourd'hui signifie que vous souhaitez que les gays et lesbiennes sentent qu'ils font partie de cette communauté – de ce grand pays ?

Oui, absolument. La clarification en cours de ce que je ressens, de mes idées, de mes positions sur différents sujets : c'est mon travail aujourd’hui. C'est la raison pour laquelle cette interview est une grande opportunité pour moi. Hé – vous écrivez, et vous voulez que votre musique soit comprise.

Quand vous êtes tombé amoureux de votre femme Patti, il y a eu beaucoup de choses négatives dans la presse car votre mariage avec Julianne Philipps se brisait. Est-ce que votre expérience de ce genre d'intrusion dans votre vie privée vous a donné la moindre idée de ce que c'est pour les gays et lesbiennes, qui sont constamment critiqués à cause de la personne qu'ils aiment ?

C'est une société étrange qui pense avoir le droit de dire aux gens qui ils devraient aimer ou pas. Mais en vérité, j’ai fait de mon mieux pour ignorer tout ça. Je me suis dit, "Tout ce que je sais, c'est que mes sentiments sont sincères, et qu'il y a peut-être des choses qui se passent mal autour de moi d’une certaine manière, mais c'est la vie".

Mais là est l'essentiel : les sentiments sont sincères.

C'est ça. Au final, faites-vous confiance. Ce sont les uniques lumières auxquelles on peut se fier, et le monde suivra. Mais je pense qu'il serait bien plus difficile d'être gay, surtout dans la ville où j'ai grandi. Le divorce a peut-être été difficile pour moi, mais je n'imagine même pas ce qu'il en aurait été d'avoir son cœur quelque part, et quelqu'un qui vous dit, "Hé, tu ne peux pas faire ça". Donc tout un chacun, nous ne pouvons faire que de notre mieux. Comme quand le président Clinton est arrivé au pouvoir, la première chose qu'il a essayé de faire, c’est d'avoir des homosexuels dans l'armée. Je me suis dit, Wow ! Un leader. J'ai juste senti que c'était primordial.

Qu'avez-vous pensé quand tout s'est écroulé ?

Au départ, j'ai été surpris par la réaction. J'ai été surpris que ce sujet soit si important. Mais c’est le rôle d’un gouvernement fédéral : il est supposé encourager la tolérance. Si l’acceptation n’est pas possible, il faut de la tolérance. L'acceptation arrivera plus tard. Les lois sont faites pour ça. Donc, j'ai été attristé par le sort de ce projet et le revers qu’il a subi.

Avez-vous été surpris quand Melissa Etheridge (2) a été capable de faire son coming out et cependant avoir encore du succès dans la musique ?

C'était extrêmement avant-gardiste. Le monde du rock est étrange, un monde ou, en même temps, il y a énormément de postures macho et d'homophobie – beaucoup, selon mon expérience – et cependant, il a, comme règle de base, l'idée que tu es censé être celui que tu veux être. Quand j'ai entendu parler de Melissa la première fois, j’ai été très heureux de voir que c’était là les retombées des graines que j’avais semées. Je me suis dit, "Wow, une chanteuse de rock lesbienne qui a écumé les bars gays ! Je n'y crois pas !" [Rires] Je me suis senti vraiment bien avec cette idée.

Je comprends que vous et Patti êtes devenus amis avec Melissa et Julie.

On se connaît depuis son émission spéciale sur VH1. Depuis, nous sommes amis.

Elle m'a dit qu'elle avait parlé avec vous de la lutte dans laquelle les gays et lesbiennes sont impliqués pour avoir le droit de se marier légalement. Certains, surtout les hétérosexuels, pensent que le sujet n'est pas si important. Il y a des gens bien intentionnés qui me disent, "Mais tu sais que s'aimer est tout ce qui importe. Se marier ne l'est pas".

Ça compte. Ça compte. Il y a longtemps, en fait, je pensais la même chose : "Hé, qu'est-ce que ça change ? Tu tiens à une personne". Je sais que j'ai traversé un divorce, et c'était très difficile et douloureux, et j'ai eu très peur de me marier à nouveau. Il y a donc une partie de moi qui me disait, 'Hé, est-ce que ça compte ?' Mais ça compte. C'est très différent que de simplement vivre ensemble. Tout d'abord, relever un défi publiquement – c'est ce que vous faites : Vous passez votre permis, vous accomplissez tous les rituels sociaux – fait partie du rôle que vous occupez dans la société et, d'une certaine façon, fait partie de votre acceptation par la société.

Vous et Patti avez décidé que vous en aviez besoin ?

Oui, Patti et moi avons trouvé que ça avait un sens. Sortir et dire qui vous aimez, ce que vous ressentez, d'une manière publique, a été très, très important. Ce sont les fils de la société; c'est la manière dont nous vivons tous, d'une certaine façon. Je ne vois pas pourquoi les gays et lesbiennes ne pourraient pas se marier. C'est important car ce sont des choses qui vous permettent d'être accepté et qui vous font sentir comme membre du tissu social. L'idée que Mélissa et Julie ne peuvent se marier me semble ridicule, à mes yeux. Ridicule !

Donc, vous, star du rock, symbole de la contre-culture à vos débuts, vous défendez finalement l'importance des traditions ?

Oui, oh oui. Mes enfants sont quelque peu païens en ce moment. [Rires] Ils n'ont aucune information religieuse particulière. Il y a dix ans, j'aurais dit, "Et alors ? Ils apprendront par eux-mêmes". Mais vous êtes censés donner une direction à vos enfants. Donc, vous regardez les institutions qui vous parlent, et auxquelles vous vous sentez appartenir, et qui vous permettront d'être pris en compte, et de faire partie de cette communauté.

Qu'en est-il des gays et lesbiennes ayant des enfants ?

Être un bon ou un mauvais parent n'est pas une chose qui dépend de vos préférences sexuelles. Je pense que les gens ont une certaine idée de ce qu'est un parent idéal. Je ne connais aucun parent idéal. J'ai rencontré des mères célibataires qui, en élevant leurs enfants, faisaient un travail incroyable. Je ne pense pas que la préférence sexuelle soit une question centrale.

Vous avez trois enfants. Que feriez-vous si l'un d'eux venait vous voir pour vous dire, "Je crois que je suis gay?

Quelque soit leur préférence sexuelle en grandissant, je pense que la chose la plus dure à faire, c'est accepter l'idée que votre enfant a sa propre vie. Que la vie commence, et que vous pouvez vous en rendre compte à la minute où ils prennent leur envol. Je pense qu'en grandissant, cette idée a été difficile pour mon père – accepter que je n'étais pas comme lui, j'étais différent. Ou peut-être étais-je comme lui, et il n'aimait pas cette partie de lui-même – plus probable. J'étais doux, et dans l’ensemble, c’est ce que j’étais. J'étais un enfant sensible. Je pense que tous ceux qui s'orientent vers l'art le sont. Mais pour moi, ce manque de reconnaissance a été dévastateur, vraiment dévastateur.

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Votre père ne vous acceptait pas ?

Oui, et il s'agissait certainement d'une des expériences les plus dévastatrices qui soit. Je pense que votre travail en tant que parent est d'essayer d'élever et de guider. Si un de mes enfants venait pour me dire ça – hé, vous voulez qu'ils trouvent le bonheur, vous voulez qu'ils trouvent l'épanouissement. Donc, c'est à eux de décider pour savoir ce qu'ils veulent pour eux-mêmes.

Est-ce que c'est de plus en plus dur pour vous, en tant que père, de voir vos enfants s’affirmer de plus en plus par eux-mêmes ?

Oui, car vous êtes prisonnier de l’identité de vos enfants. Vous essayez de ne pas être rigide, mais vous vous découvrez des points sur lesquels vous êtes rigide. Et vous êtes vraiment prisonnier de certains clichés sur l'éducation des enfants, que ce soit vouloir qu'ils excellent dans un sport en particulier – je veux dire, vraiment, ce genre de choses stupides.

C’est difficile de séparer tout ça ?

Oui, cette séparation est difficile.

Et puis, avoir un enfant avec une sexualité différente de la vôtre doit être difficile, non ?

Je pense qu'avec ce genre de questions, vous êtes dans l'impossibilité de répondre tant que ces sujets-là n'entrent pas réellement dans votre vie, de manière très personnelle. Vous avez vos lumières qui vous guident, tout le monde les a. Mais vous avez tous ces trucs sur les épaules et avec lesquels vous avancez. Évidemment, je suis capable de prendre du recul et de me dire que je sais comment je voudrais réagir. Je sais ce que je voudrais dire et les sentiments que je voudrais ressentir. Mais tant que ces choses ne rentrent pas dans ma vie personnelle, d'une certaine façon, je ne sais pas comment j'agirai.

Je pense que c'est très honnête. Avez-vous un membre de votre famille qui est gay ?

Non. [Rires] J'ai une famille très excentrique, mais non, personne n'est gay dans ma famille proche.

Au cours de votre carrière, avez-vous déjà été accosté par un homme ou vous-a-t-on déjà fait des avances ?

Une fois ou deux lorsque j'étais plus jeune. Oui [Rires] – je veux dire, non, pas vraiment directement – [Rires] mais vous savez comment sont les choses.

Être gay ou lesbienne nous range dans une minorité unique puisque nous pouvons prétendre être hétérosexuel si nous ne souhaitons pas être confrontés à des sentiments homophobes, incluant les nôtres. Malheureusement, nous ne changerons jamais le monde de cette façon. A cette fin, il est important que nous nous identifiions nous-mêmes pour que les gens sachent combien de personnes sont vraiment homosexuelles. Comme toujours, il y a un conflit phénoménal dans la communauté gay qui vise à pousser les gens à se révéler – surtout les célébrités, grâce à leur large visibilité. Quels sont vos sentiments à ce sujet ?

Je dois considérer cette question avec la notion d’espace intime. A mes yeux, il s'agit d'une décision que chaque individu devrait être libre de prendre. Je ne sais pas si quelqu'un d'autre que vous-même pourrait prendre une décision aussi personnelle. Je ne suis pas à l'aise avec ça.

Mais les encourageriez-vous ?

Évidemment, vous pouvez dire, "Hé, viens, relève le défi" ou "Nous avons besoin de toi" ou "La différence sera énorme", et ce serait entièrement vrai et pertinent. Mais au final – hé, ce n'est pas ta vie.

Pensez-vous que, professionnellement, elles courent un risque ?

Si vous faites partie du monde du spectacle, c'est un monde d'illusion, un monde de symboles. Donc, je pense que vous parlez de quelqu'un qui pourrait penser que son moyen d'existence est menacé. Je pense que vous devez bouger le monde dans la bonne direction afin qu'il y ait plus de reconnaissance et de tolérance, pour que les lois protègent les droits civiques de chacun, homosexuel, hétérosexuel, ou peu importe. Mais vous devez aussi laisser une place pour que des gens puissent prendre leur propre décision.

Mais d'un point de vue très personnel, que diriez-vous à quelqu'un qui vous demande conseil sur l'opportunité ou pas de se dévoiler ?

Tout d'abord, je ne peux qu'imaginer qu'être dans l'impossibilité d'être soi-même est une chose douloureuse. C'est terrible d'être obligé de porter un masque ou de se cacher. Donc, à la fin de ma conversation, je dirais juste, "Hé, c'est ainsi que tourne le monde; voici les conséquences, et voici vos sentiments essentiels". Car la sexualité est une facette essentielle de votre identité, et ne pas être capable de l'exprimer de la façon dont vous le ressentez [soupir] doit être terriblement douloureux.

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NOTES

(1) C'est finalement bien la chanson Colors of the Wind, du film Disney Pocahontas qui a gagné l'Oscar cette année-là.

(2) Melissa Etheridge est une musicienne américaine, devenue aussi célèbre comme activiste pour le mouvement de libération gay et lesbien, à la suite de son coming out en janvier 1993.

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