Spectacle, 25 septembre 2009

Elvis Costello with... Bruce Springsteen



La première fois que j’ai entendu notre invité, je suis tombé à la renverse. Soudain, arrivait un homme qui avait déjà tout. Il était la voix des abords de la ville. Parfois, il rugissait avec un groupe de rock, parfois, il devenait un murmure intime. Il cherchait dans l’obscurité, examinant les contradictions, les trahisons, des mensonges que l’on dit aux autres, les mensonges que les autres nous disent, les mensonges que l’on se dit à soi-même, le rêve abandonné, le rêve vaincu, le rêve finalement réalisé dans la froide matinée d’un jour glorieux, un homme ordinaire pour l’homme ordinaire, pour tous les hommes, un homme de spectacle, un chef de groupe, un soldat, un auteur, le passé, le présent et le futur du rock’n’roll et si ça ne tenait qu’à moi, si ça ne tenait qu’à moi, il serait la grande nectarine impériale du New Jersey.

Mesdames et Messieurs, M. Bruce Springsteen...

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Dans ma présentation, où j’ai essayé de vous faire venir ici, sur scène, d’une manière qui honore l’Apollo Theater, j’ai mentionné qu’en entendant vos disques, je n’étais jamais venu en Amérique, et je n’avais donc aucune idée de ce à quoi pouvait ressembler cet endroit que vous chantiez. J’ai pensé que ça avait dû être un avantage, d’une certaine manière, d'être originaire d'un endroit obscur, même pour beaucoup d’Américains.

Ce que les gens oublient, c’est qu’il y avait beaucoup de scènes vraiment locales. Quand vous aviez grandi, comme nous, à une heure au sud de New York, sur la côte du New Jersey... La plupart des gens de ma ville n’étaient jamais allés à New York. Personne ne venait sur la côte du New Jersey pour y trouver des talents, des auteurs ou des groupes. Ça ne se faisait pas, tout simplement. C’étaient les années 60 - la fin des années 60 et le début des années 70 - et on nous a laissait dans notre campagne. Mais il y avait également un groupe d’influences très spécifiques, et un son très particulier.

Tout d’abord, Asbury Park était une sorte de Fort Lauderdale bon marché à l’époque, dans les années 50 ou 60. Tout ce qu’il y avait, c’étaient des bars, des bars, des voitures, des filles... Ce sont les choses sur lesquelles j’ai fini par écrire. Mais j’ai vécu dans ce coin la plus grande partie de ma vie, principalement parce que c’était la vie la plus "normale" que j’ai trouvée, et nous y sommes restés. Nous y habitons encore.

J’ai regardé mes héros. Beaucoup d’entre eux étaient des gens qui sont arrivés avant moi, et qui semblent avoir perdu quelque chose, quand ils ont un peu perdu le sens de ce que l’on pourrait appeler "les racines". On peut aller partout, et on peut les emmener avec soi, ou que ce soit, parce que ce n’est pas forcément "être quelque part" physiquement qui vous aidera, mais plutôt le sens de votre propre histoire : Quelles étaient vos motivations au départ ? Quel était le but ? Quel était le but au départ ? Et j’étais donc assez parano. Je pense que le côté positif, c'est d’avoir été parano vis-à-vis de la célébrité, et c’était une bonne chose de ne pas toujours s’en servir à tout prix. J’ai gardé un œil très, très vigilant afin de protéger ma musique, mon groupe, ma vie intime. J’ai pensé que c’était une paranoïa très saine, car savoir faire la part des choses est dans la nature de ce boulot. Ce sont les règles, tout simplement.

J’étais à Londres quand vous êtes venu faire votre premier concert, à l’époque de Born To Run et on disaitC’est le futur du rock’n’rollet il y a tellement de choses là dedans. Les gens ne se rendent peut-être pas compte combien cette expression est riche.

Je pense que lorsque ça vous arrive, vous êtes plus ou moins d’accord. Vous vous dites "Hum, le futur du rock’n’roll, j’aime bien cette expression !" (rires). Puis, vous vous dites "Mais, ça veut aussi dire des tonnes d’ennuis, mec ! (rires). Mais, les choses sont ainsi...

Mais je pense que Londres n’avait jamais vu un concert qui véhiculait les choses dont vous parliez à vos débuts, le côté "bar", et tout ce qui venait du R&B. Ils avaient entendu vos disques, mais ils ne savaient pas ce que vous faisiez sur scène. Alors, quand Bruce est arrivé, c’était comme si on voyait la revue de 1965 de la maison Stax/Volt (1). Il y avait beaucoup d’informations. Les chansons étaient très riches, mais la façon dont vous les présentiez... Personne ne faisait ça.

Ma musique était romantique parce que j’ai grandi avec le grand romantisme des Drifters, et des disques de Phil Spector et de Benny King, et de toute cette génération de belle romance qu’il y avait dans ces chansons-là. Et puis, on a parlé de nous parce que nous jouions dans les bars, soir après soir. Vous deviez avoir quelque chose qui accrochait immédiatement les gens. Et l’idée, c'était qu’il fallait des groupes de scène, des groupes de scène, des groupes de scène... C’était un élément important de la côte du New Jersey. C’était donc une chose tout à fait normale à absorber, et c’était aussi la musique que j’admirais. J’allais voir Sam & Dave, et quel spectacle ils donnaient ! Avec tous ces artifices, leur utilisation de cette dynamique, la manière dont ces longues chansons s’étaient construites. Tout venait des concerts soul, et nous sommes restés une sorte de joyeux groupe de bar.

Mais dans l’écriture des chansons de ces deux premiers disques sortis avant que je ne vous voie sur scène pour la première fois, il y avait une envergure qui me semblait, en les écoutant, en les fouillant autant, venir d’un gars qui aimait les mêmes disques que moi, avec beaucoup de mots, d’images qui déboulaient. J’ai eu le sentiment : "Voici un gars qui passe du temps à écouter Astral Weeks, et qui sait nous le montrer", comme ces disques de R&B dont nous avons parlé. Quelle magnifique combinaison !

C’était pragmatique, car nous avons joué dans des bars le plus longtemps possible. Mais en fait, parce que nous jouions nos propres morceaux et que nous n’étions pas un groupe figurant au Top 40 des groupes du New Jersey, il nous était très difficile de trouver du travail. Voilà comment nous avons procédé, Steve et moi : un samedi soir, en plein été, nous avons parcouru toute la ville du Nord au Sud. Notre idée était de trouver l’endroit minable le plus vide de toute la ville, et d'essayer de se faire embaucher par le propriétaire. Et nous sommes allés de bar en bar...

Asbury (Park) bougeait pas mal à cette époque-là. Le circuit était rempli de guitares et de jeunes, dans chaque bar. Quand nous en avons finalement trouvé un, c’était un endroit qui s’appelait le Student Prince. Il était dirigé par un maçon de Freehold, et l’endroit était désert. Steve et moi l’avons convaincu de nous laisser jouer en faisant payer 1 dollar pour l’entrée. Et nous avons commencé à jouer pour 20 personnes, et la semaine suivante, nous avons joué pour 30 ou 40 personnes. Nous avons fait notre chemin pour finir avec un petit groupe de hippies du coin qui venaient nous voir. Et puis à la fin, le truc s’est essoufflé. J’étais arrivé à un point où je voulais juste utiliser ma guitare et ma voix. J’étais un bon joueur de guitare, je m’accompagnais plutôt bien. Ma voix était… Dans mon premier groupe, ils ne voulaient pas me laisser chanter du tout… Alors, je me suis dit qu’il fallait que les paroles soient bonnes, que les chansons soient bonnes. Et tout ça m’a, plus ou moins, mis sur une voie où j’ai essayé de me mettre au travail, d’écrire, et de faire quelque chose qui serait électrique, juste avec ma voix et ma guitare.

Récemment, je vous ai entendu revisiter des chansons écrites à cette époque-là. On n’a pas l’impression que le langage soit différent. Les chansons auxquelles je pense sont celles comme New York City Serenade et Incident On 57th Street. Elles sont multi-facettes, presque comme un opéra, je dirais... Pas comme Puccini, bien sûr, mais comme West Side Story. Elles sont comme une histoire à part entière. C’est la façon dont vous avez écrit pendant un moment et vers laquelle vous êtes récemment revenu. Des chansons comme For You et Growin' Up sont vraiment mes préférées, avec les mots qui se bousculent, mais elles parlent vraiment d’expériences réelles de la vie. Elles sont utiles, mais à un moment donné, vous avez décidé qu’utiliser moins de mots était une écriture plus durable, peut-être que l’économie de mots est plus durable ?

Au début, je pense que j’ai écrit beaucoup de musique. Je voulais surtout être électrique au niveau des paroles. Il fallait que je vous surprenne avec quelque chose. Il y a eu beaucoup de choses sur la comparaison avec Dylan au début, donc je me suis dit que j’essaierai de chanter d’une manière plus familière, de la manière dont les gens parlent, et que je retournerai à cette imagerie qui, en y réfléchissant… A cet âge-là, on est vraiment très sensible à toute forme d’image.

Je vois ça…

C’était tellement prématuré. Je ne voyais pas pourquoi les gens pensaient avoir besoin d’un nouveau Dylan, parce que l’ancien était encore vraiment jeune à l’époque !

Et il l’est encore !

Et il est toujours incroyable. Je pense qu’il a inventé un langage qui n’existait pas avant dans la chanson populaire. Alors, quand vous arriviez et utilisiez ce langage, on vous liait immédiatement à lui, tout simplement. C’était en partie flatteur, mais en contrepartie, je me suis dit : "Ah ! Je ferais mieux de trouver autre chose". Alors pour mon troisième album, j’ai dû m’éloigner pas mal de l’imagerie de Wild, qui était présente dans mes deux premiers albums.

Il y a une chanson sur laquelle je voudrais que vous vous attardiez un moment, parce que c’est une chanson qui possède beaucoup d’images fantastiques. Elles sont totalement appropriées car la chanson se passe dans un cirque, et vous avez plein d’images de ce cirque. Et il y a ce personnage, Billy... Vous êtes revenu vers lui tout au long de votre carrière, vous y avez fait référence. Vouliez-vous simplement vous enfuir pour aller au cirque ? Est-ce que cette pensée ne vous a jamais effleuré l’esprit ?

Si vous veniez à Freehold, il y avait un cirque Clyde-Beaty Cole. Ils sont encore là chaque été. Ils fonctionnent encore. C’est un cirque ambulant de la vieille école. Ils montent la tente sur le terrain de jeux du coin. Ils montaient la tente près de l’hippodrome de Freehold et j’y allais avec ma mère. Je pense que lorsque vous êtes enfant, vous voyez les choses dans un cirque que vous n’êtes pas censé remarquer. Mais ce sont ces choses-là qui vous fascinent. Vous savez, vous regardez juste là-dessous. Les gens sont sur la piste, mais c’étaient les à-côtés qui m’intéressaient. Ce qui se passe dans les allées, là derrière cette caravane, et puis tard le soir, si on ne vous interdisait pas de sortir… A 23h30 ou minuit, après la fin du spectacle, il y traînait une faune de voyous du coin et à l’époque, c’était assez effrayant pour un petit garçon.

Il y a de la magie et de la peur…

Oui, beaucoup de peur (rires).

C’est le contenu fabuleux de chansons et de rêves, de rêves d'enfants, que vous avez transformé en cette belle chanson Wild Billy’s Circus Story. Pourriez-vous la chanter pour nous ?

Oui, ça pourrait se faire !

Merci

Professeur Roy Bittan va nous rejoindre ! Et Nils Lofgren ! C’est le premier disque où on nous a photographiés, adossés à la tente du chapiteau. En fait, Jon et moi avons écouté cette chanson avant de faire Born To Run… Nous y avons pris tout ce que nous pouvions y trouver.

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--- WILD BILLY'S CIRCUS STORY ---

Nous ne pouvons pas examiner chaque étape de votre carrière et les gens savent tellement de choses sur vous. J’ai évoqué la fois où je vous ai vu quand vous êtes venu à Londres pour jouer Born To Run. Notre rencontre suivante, je pense que l’on peut vous pardonner de ne pas m’avoir reconnu, c’était en 1978 à Nashville. Et j’étais allé faire du shopping pendant mon séjour et pour une raison que j’ignore je suis allé au concert de Bruce habillé d’un large chapeau, des bottes rouges en lézard, et une chemise western avec des chevaux.

Oui, le costume de cow-boy ! Vous aviez le costume de cow-boy complet !

Il ne me manquait plus que l’étui et le pistolet. Mais le spectacle était à tomber par terre car Darkness On The Edge Of Town venait de sortir. Et c’était Nashville, en 1978. On ne savait pas encore à Nashville que vos chansons ne parlaient pas seulement de voitures et de filles. Vous avez démarré avec Promised Land, vous avez joué Badlands. J’avais entendu le disque, mais la manière dont elles donnaient sur scène, elles donnaient comme aujourd’hui. Elle décollaient.

C’est marrant que vous mentionniez ça. Si vous étiez là à l'époque, vous vous rappelez peut-être que lorsque le disque est sorti, il a obtenu beaucoup de bonnes critiques, mais les fans, les gens, n’y ont pas adhéré immédiatement. D’abord, Born To Run était sorti depuis trois ans, beaucoup de temps s’était écoulé entre les deux disques. Et si vous aviez lu ces articles de journaux, du style: "Que vous est-il arrivé ?"... Nous avons finalement fait un disque différent de Born To Run… Parce qu’il y avait un jeune auteur-compositeur anglais qui avait déclaré à l’époque que les chansons de Born To Run étaient trop romantiques… Je ne me souviens pas de son nom maintenant, mais…

C’était moi ? Ce n’était pas moi ?!

J'attends cet instant depuis 30 ans. Qu’est-ce que vous croyez ? Bien sûr que c’était vous !!! (rires)

J’avais de toute évidence, à l'époque, une relation différente avec l’idée du romantisme. Mais ce qu’il faut vraiment dire au sujet de l’histoire de Born To Run, c’est que c’est un disque extraordinaire. La manière dont vous jouiez les chansons sur scène rendait vraiment bien. Il y a eu un changement de ton dans votre écriture et en l'écoutant – vous devez vous rappeler que j’étais un de vos fans avant de démarrer ma carrière - je prenais exemple sur vous. Comme vous l’avez décrit, on prend exemple sur les meilleurs personnes en les regardant jouer. Vous avez fait trois albums en deux ans et demi et les Attractions et moi…

Les trois premiers disques d’Elvis étaient un ouragan. Il en a fait de grands depuis. Mais sur ceux-là, le ton était parfaitement posé. Vous regardez tous ceux qui font de la musique, vous regardez en permanence par-dessus votre épaule. En fait, ça ne s’arrête jamais, mais ces disques, c’étaient vraiment quelque chose…

Merci, c’est trop gentil. Mais bien sûr, j'allais dans la direction opposée, je vous voyais disparaître au loin et je me dis, "Si Bruce va résister au changement, comment vais-je y parvenir ?"

Je pense qu’à l’époque, il s’était écoulé beaucoup de temps entre deux disques et nous savions que ce disque était différent. C’était l’idée. Il avait été écrit pour être plus dur, et il y avait une influence de la scène punk, et de votre propre matériel. Il y avait beaucoup de musique dure qui venait d’Angleterre durant ces années-là. J’ai entendu les tous premiers disques des Buzzcocks et tous les singles des Clash - car, à l’époque, on ne pouvait pas avoir les albums, on ne pouvait avoir que les singles. Ce matériel a trouvé son chemin dans les sous-entendus de Darkness On The Edge Of Town. Avec tout ça, il y avait aussi le "mister" cinématographique, un élément qui découlait du fait d’avoir grandi avec les westerns. Donc, le disque a fini bizarrement par être un mélange de toutes ces choses-là. Il y avait cet élément que l’on avait absorbé des westerns de John Ford. On voyageait aussi. Et on a voyagé à travers l’Ouest, et on a vu une partie de ces choses de nos propres yeux, et on nous les a transmises directement. Toutes ces choses se connectaient en moi quand j’écrivais. Il y avait également le fait de vouloir être quelque chose. Je pense que c’était important pour moi. Je me suis dit, "Les gens que j’aime ont rassemblé les éléments de leur époque et ont trouvé un moyen de les contextualiser dans un langage pour parler d’événements du quotidien". C’est ce que je veux faire, si j’y parviens.

Vous avez fait le choix, après avoir eu un certain succès, de changer votre langage. Ce n’est pas quelque chose de théorique, vous l’avez fait, comme ça. C’était instinctif, de toute évidence. Mais si Wild Billy a en quelques sorte les couleurs de la fête foraine, ces chansons-là sont d’une autre couleur, elles sont en noir et blanc.

Les trois années qui séparent vos 25 ans de vos 28 ans étaient importantes à cette époque-là. Ces années-là représentaient un plus grand pourcentage de votre vie qu’à l’heure actuelle. Et vous-même, comme votre situation, changez beaucoup. J’étais à la fois ravi et gêné de la chance que j'ai eue, et je me disais que j’avais travaillé dur pour ça. Dans une partie de Darkness, c’était moi, essayant d’analyser de nombreux problèmes... Au final, ma musique était toujours une question d’identité, d’identité, d’identité. Qui suis-je ? A quoi est-ce que j’appartiens ? Quel est ce code de conduite que j’essaie de respecter ? Toutes ces choses sont des questions d’identité et Darkness On The Edge Of Town était réellement inspiré de cette quête pour nos droits. Au début de mon succès, je me suis demandé : Qu’est-ce que tout ça fait de moi ? Qu’est-ce que ça me permet de savoir maintenant ? Ce que je voulais vraiment, c’était de continuer à rester dur, et être en contact avec les quelques choses dont j’étais sûr : "D’où est-ce que je viens ?", entre autres. Ce n’était pas le résultat d’une prise de conscience sociale. Il s’agissait réellement de ma propre vie psychologique intérieure et la quête de ce "Qui je veux être ? Qui je veux devenir ?".

Mais maintenir votre relation avec le public est la raison pour laquelle vous êtes devenu populaire. Et parce que vos chansons, même si elles parlent de sujets sombres, sont jouées avec une telle ferveur, que les gens ont l’impression d’être votre ami. C’est ce qu’on a dit au sujet de Georges Bush, "le niais", également : les gens ont envie de prendre une bière avec lui, et c’est ce qui le rendait attachant. On a ici une énigme étrange en tant qu’auteur, car lorsque vous écrivez des chansons et étudiez l'identité, et même quand vous commencez à écrire avec la voix de vos personnages, vous ne faites pas le portrait de l’homme bon. L’homme peut avoir des conflits. Il peut y avoir des conflits, et il y a un véritable équilibre à atteindre entre l’homme de scène et l’artiste à ce moment donné.

C’est tout ce drame théorique : les auteurs, les cinéastes sont attirés par le conflit. C’est une des choses qui fait que les gens se tournent vers la musique et vers toute forme d’art. C’est comme si nous avions tous des conflits internes. Comment commencez-vous à mettre en contexte ce genre de conflit interne, comment lui donnez-vous du sens, comment construisez-vous quelque chose à partir de ce conflit, au lieu de le laisser vous détruire, comment en faire quelque chose ? Je sais que lorsque j’ai commencé à écrire Darkness, j’étais intéressé par un certain nombre de choses. L’une était l’âge adulte. Je ne me sentais pas particulièrement jeune à 27 ou 28 ans. Je me suis mis à la musique country et à écouter Woody Guthrie. Je voulais écrire quelque chose que je pourrais chanter quand j’aurai 40 ans… je vous en prie (rires)… et qui semblerait réel et en accord avec moi. Je me rappelle y avoir pensé très consciemment à l’époque. Je voulais donc parler des questions d’adulte. D’autre part, vous jouez avec un certain degré de férocité pour votre propre survie. J’ai toujours pensé que parmi les musiciens de rock, les meilleurs sont ceux qui sont désespérés. C’est comme s’il y avait quelque chose qui vous gêne en permanence.

C’est que vous ne pouvez pas toujours être le gentil dans vos chansons…

Si mes chansons sont bonnes, c’est parce qu’il s’agit d’un art qui combine amour et haine, et un et un font trois. En musique, si ça fait deux, vous échouez. Si vous peignez, et si tout ce que vous faites n’est que peindre cette toile, vous échouez… Vous avez vos notes, vous échouez ! Vous devez trouver ce troisième élément que vous ne comprenez pas entièrement et qui vient réellement du plus profond de vous-même, et vous pouvez le placer quelque part, à n’importe quel endroit. Vous pouvez choisir n’importe quel type de personnage, mais si vous n’allez pas au plus profond de vous-même et ne trouvez pas cette chose-là, alors vous n’aurez rien à dire. Le personnage n’aura pas l’air de vivre et de respirer. Vous n’allez pas créer quelque chose de réel, ça n’aura pas l’air authentique. J’ai beaucoup travaillé sur ces choses-là.

C’est comme les chansons plus lentes que vous avez faites par la suite, dans The River, un disque énorme. L’aspect narratif dans ces chansons me fait penser à ces grands personnages d’acteurs que vous avez peut-être admirés.

Vous êtes seul et vous tombez par hasard sur un aspect de votre talent, un truc pour lequel vous êtes doué, mais vous ne le saviez pas. Je suis tombé sur cette forme d’écriture, en écrivant The River, cette écriture où vous n’êtes pas à l’extérieur du personnage, vous êtes fondamentalement la voix de la vie intérieure du personnage, et toutes les chansons expriment ce que le personnage pense. C’est vraiment comme si on était à l’intérieur de la pensée de quelqu’un. La première chanson écrite ainsi, c’est The River.

--- THE RIVER (extrait) ---

C’est en fait une chanson que j’ai écrite sur ma sœur et mon beau-frère. C’était la fin des années 70. Il y avait une récession économique dans le New Jersey. Mon beau-frère travaillait dans le bâtiment. Les constructions se sont arrêtées, il a perdu son emploi et a beaucoup galéré. Ma sœur, qui a un an de moins que moi, est tombée enceinte très, très jeune, et a eu une vie difficile, similaire à celle de mes parents. Pour une raison ou une autre, un soir, je me suis assis et ces premiers vers me sont venus. Quand l’album est sorti, il y avait des gens qui mentionnaient cette chanson-là, et ce point de vue particulier de l'auteur. Vous savez si un disque est vraiment un grand disque quand quelqu’un arrive, raconte une histoire, et puis s’en va. J’aime écrire de cette façon.

L’idée du conflit moral au sein des personnages que vous décrivez est largement basée sur la notion de classe sociale, de justice sociale, mais vous n’en parlez pas comme si vous faisiez un sermon. Vous parliez toujours de la situation difficile dans laquelle quelqu’un se trouvait. Vous avez avancé de plus en plus dans ce territoire de l’écriture du personnage et, surtout, dans le langage utilisé tout en jouant un putain de rock.

C’était important à nos yeux. Vous ne voulez pas être le "Monsieur Tristesse" non plus. Je devais écrire des trucs sur un album, pour un groupe chantant dans les bars. J’ai écrit des chansons qui définissaient les personnages, où j’écrivais sur des choses qui existaient en moi. J’ai aussi écrit beaucoup de chansons que l’on peut entendre dans un bar, un vendredi ou un samedi soir. Et comme nous étions également - et le sommes toujours - un groupe qui fait le spectacle sur scène, j’essayais d’écrire des choses qui donneraient bien en live.

Ces chansons-là, je les appelle des "chansons mobiles". Vous pouviez écrire une histoire et avoir tous ces liens entre les chansons, voire même un fil conducteur entre les chansons entre elles. Je suis sûr que cela se développe dans votre écriture, mais comme vous le dites, parfois vous voulez écrire la chanson qu’on entendra à la radio et dans le coin d’une pièce où il se passe quelque chose.

Beaucoup des chansons avec lesquelles j’ai grandi - et vous aussi - était de la musique qui jouait ce rôle. J’étais très intéressé à avoir un groupe qui fasse aussi ce genre de musique. Je voulais faire de la musique pop. Pour Hungry Heart... J’ai rencontré les Ramones à Asbury Park et ils m’ont dit "Écris-nous une chanson". Je suis rentré à la maison ce soir-là et j’ai écrit Hungry Heart. Jon Landau l’a entendu et a dit: "Oh non, tu ne peux pas donner celle-là !".

J’aurais aimé l’entendre. Est-ce qu’ils en ont fait une reprise ?

Non, je ne crois pas.

Quel dommage !

J’étais intéressé à développer mes styles d’écriture. Girls In Their Summer Clothes ou Waiting On A Sunny Day sont juste des chansons pop étincelantes.

A l’opposé de cette forme d’écriture, il y a ce talent que vous avez en tant qu’auteur et qui vous donne des choix. A certains moments, vous pouvez l’utiliser pour faire des déclarations explicites, des déclarations sans équivoque. Je pense à 41 Shots et à l’impact de chansons comme celle-là. N’avez-vous jamais ressenti que vous preniez un risque quand vous utilisez votre art pour dire de telles choses, quand vous vous aventurez à écrire ainsi ?

Pour 41 Shots, je n’y ai pas trop pensé. J’ai pensé, tout simplement, qu’elle faisait partie de mon œuvre, tout comme The Promised Land ou toute autre chanson. Je l’ai jouée à Atlanta et vous pouviez voir qu’elle passait bien. Les gens l’ont écoutée et puis Steve est arrivé en courant pendant les répétitions et m’a dit, "Et mec, t’as vu la une du journal ?" Je lui ai dit non. "Tu fais la une des journaux". Je lui ai répondu, "Vraiment ?".

On me traitait de salopard et de pédé instable. "Salopard", je savais ce que ça voulait dire mais pour "pédé instable", j’ai dû chercher dans le dictionnaire et je n’ai pas trouvé. C’était fait pour attirer l’attention. Je recevais des lettres de gens qui me demandaient de ne pas la jouer. Nous l’avons jouée au Madison Square Garden et les parents de Amadou Diallo sont venus. Des gens nous ont hués, ont fait des doigts d’honneur. Je me suis dit, "C’est pour ce genre d’événement que notre groupe existe. C’est ce que nous faisons". La seule chose qui était inhabituelle à ce moment-là, c'était que nous ne comprenions pas ce qui se passait, les reportages aux informations, les articles dans les journaux. Vous écrivez une chanson sur un sujet mais cela montre peut-être que les gens font de la musique une affaire personnelle. Il y a quelque chose dans la musique qui laisse des empreintes sur votre imagination. Je vais vous en chanter un morceau. La version initiale était écrite du point de vue du policier. Laissez-moi vous la chanter.

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--- AMERICAN SKIN (41 SHOTS) ---


Vous avez mentionné que quand vous chantiez dans les bars du New Jersey, vous aviez un répertoire R&B et que vous chantiez I’m A Showman. Le E Street Band est un groupe de R&B et c’est la différence entre un groupe R&B et un groupe de rock & roll. Comme vous l’avez dit, il y avait des artistes qui venaient faire des concerts dans votre région. Avez-vu vous de grands artistes émerger ? Qui avez-vous vu ? Dites-nous.

Il y avait un endroit qui s’appelait The Sally Lounge à Forked Ditch dans le New Jersey... (Bruce Springsteen se tourne vers le public) ...et je sais que vous n’y êtes jamais allés. Et un endroit qui s’appelait The Fast Lane. J’ai vu Sam & Dave dans ces deux endroits-là. Ce devait être à la fin des années 70. Ils étaient incroyables. Un soir, j’étais là, fasciné, avec probablement une centaine de personnes ou peut-être une cinquantaine ou une trentaine et je les ai regardé faire exploser la baraque. Il y avait une tradition de grands meneurs de groupes. Les grands meneurs de groupes sont venus de la musique soul. C’était beau de regarder un type comme Sam Moore mener son groupe tout en chantant. Sam, c’était le paradis, sa voix était presque non-humaine. Il avait cette incroyable voix de ténor aigüe et il chantait le gospel. Il s’est inspiré au départ de toutes les choses de Sam Cooke. Mais Dave a enraciné leur musique dans la poussière et dans la terre. C’est pourquoi Sam & Dave étaient fantastiques: Sam était là-haut, dans les nuages, et Dave était là en bas, à gratter la terre. C’est pourquoi ça marchait, c’est pourquoi ils étaient aussi fabuleux. La voix de Dave était si sableuse, si terreuse. Il y avait tant de douleur en elle, et elle était tellement liée à la terre, alors que celle de Sam était très puissante, mais aussi elle montait haut, très haut, toujours plus haut.

C’est ce que à quoi l'on aspire. On essaye d’avoir à la fois une musique enracinée et qui s’envole. C’est ce qu’ils avaient et c’est pour cette raison qu’ils étaient si fantastiques.

Nous avons une décision à prendre.

En quelque sorte !

Qui va aller au Paradis et qui va mordre la terre ?

En fait, je vais chanter la partie de Sam. J’en suis bien content, je peux vous dire.

Amenons des musiciens et lançons-nous !

On a des couilles pour faire ça sur scène ! On est fous ! Je vais mettre ma veste car pour jouer du Sam & Dave, faut être bien habillés.

Vous vous rappelez des petits pas de danse qu’on a répétés ?

Je vais essayer.

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--- I CAN'T STAND UP FOR FALLING DOWN ---

En 1975, j’ai écrit une chanson intitulée Radio Soul. Une chanson effrontée et c'était une imitation d’une chanson de Bruce Springsteen, que vous ne pourriez jamais avoir la malchance d’entendre. Je pensais qu'il fallait célébrer la musique que l'on aimait, même si elle passait déjà à la radio. Deux ans plus tard, j’ai reformulé le message. Cette chanson s’appelle maintenant Radio Radio et elle m’a valu un tas d’ennuis. Maintenant, cette merveilleuse invention est attaquée de toute part: mensonges, calomnies, insultes... Cette chanson ne parle pas de la station de radio que vous appelez constamment. Elle parle de votre vie. Une chanson ne vous fera pas changer d’avis, une chanson ne peut pas changer votre cœur. Votre cœur peut vous faire changer d’avis, si vous pouvez surmonter votre peur.

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--- RADIO NOWHERE/RADIO RADIO ---

Nous sommes de retour avec Bruce Springsteen... Deuxième partie: le milieu de carrière

Je crois que ça fait longtemps que nous avons passé ce stade !

Nous avons partagé la scène lors de l’hommage à Joe Strummer après sa mort. Vous avez chanté une putain de version de London Calling. Au plus haut de votre succès, pendant la période Born In The USA, vous êtes monté sur scène d’une formidable façon lors de la Black & White Night, dédiée à Roy Orbison (2). C'est évidemment quelqu’un qu’on pouvait entendre dans votre musique. Je ne sais pas ce qu’il en est pour vous, mais on m’a posé beaucoup plus de questions sur ce concert-là que toutes les autres choses que j’ai faites à la télévision.

C’est vrai. Quelqu’un vient me voir et mentionne souvent ce truc. On m'a posé beaucoup plus de questions sur ce truc-là que sur toutes les autres choses que j'ai organisées moi-même.

Plus de questions que même sur ce programme-ci ?

Oui, c’est incroyable! (rires)

Nous allons remédier à cela. Un de mes souvenirs préférés de cette soirée-là, c’est quand je suis entré dans la loge et que nous avons répété. Ce groupe était tout simplement incroyable. Il y avait le groupe d’Elvis Presley: les TCB Men, Glen D. Hardin, James Burton, et les choristes KD Lang, Jackson Browne, Bonnie Ratt. Bruce était debout avec son walkman pour s’assurer qu’il n’allait pas massacrer les chansons de Roy Orbison. Il faisait ses devoirs.

Elles étaient dures. Il y avait beaucoup d’accords. Quelqu’un a dit, "Pose ton sac là-bas". Toi et moi, mon frère, on y va ?

D’accord...

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--- OH, PRETTY WOMAN ---

Bruce Springsteen est venu faire cette émission en étant prêt à parler de tout. Au fil des ans, il a développé son style pour raconter des histoires. Parfois ce style est très expansif, tel un film, et d’autres fois, il est très austère. Bruce le fait très bien, tout simplement.

Je vais mentionner la famille, Bruce. Il y a une chose étrange qui, je pense, se produit quand on a des enfants. Comme quelqu’un l’a dit, l’écrivain Philip Roth peut être aussi virulent qu’il l’est parce qu’il n’a jamais eu d’enfants. D’un autre côté, la joie et la beauté d’avoir une famille est une source d’inspiration et les enfants vont grandir, et ils commencent à vous parler de disques que vous n’avez jamais entendus.

Je vis ça en permanence. Tous mes enfants écoutent de la musique. Ma fille aime les chansons du hit-parade, alors elle me fait écouter beaucoup de chansons du Top 40. Mon plus jeune fils a ce que j’appelle "des goûts classiques". Au début, il aimait les chansons rock classiques. Il a 12 ans et c'est un grand fan de reggae, Bob Marley, etc...

Il a une grosse sono...

Ensuite, il s’est intéressé à la musique acoustique, Dylan... C’était fascinant et il était très jeune. Un soir, il est venu et je regardais le DVD de Dylan à Newport. Il m’a dit, "C’est qui papa ? C’est cool, ce truc". Et je lui ai dit, "C'est vrai, c’est cool". Alors, je lui ai acheté tous les disques. C’était fantastique de voir son enfant accrocher à quelque chose qui avait tant compté pour moi. Je suis allé dans sa chambre un soir, et il écoutait Chimes of Freedom, il avait 12 ou 13 ans. Je lui ai dit, "Qu’est-ce que tu en penses ?". Il m’a répondu, "C’est épique, papa ! C’est épique !" Et je lui ai dit, "C’est vrai ! C’est épique !" C’était un des ces grands "Woaw !". Mon fils aîné aime beaucoup la musique punk politique, Rage Against The Machine... Il a la rage contre la machine, contre moi (rires). Il est contre beaucoup de choses ! Mais depuis peu, il s’intéresse aux chanteurs, aux auteurs-compositeurs alternatifs, Bright Eyes...

Il y a des groupes qui vous ont frappé, que vous avez entendu suite à ça?

Oh, oui ! Il m’a branché contre moi-même, il m’a branché sur The Gaslight Anthem, qui sont originaires de Red Bank. Ce qui est drôle avec les gosses, c'est qu’ils commencent à sortir et trouvent leurs propres héros. J’ai été content que mes enfants trouvent leur propre niche dans la musique. Parce que c’est un travail dans notre famille, et donc, vous avez peur qu’ils s’en détachent complètement. Mais il était très important que je les voie trouver leur propre voie. Ils ne s’intéressaient pas à tout. Ils s’intéressaient à me dire, "Non, TU écoutes ceci, TU écoutes cela, et va écouter ce truc-ci et ce truc-là". Et c'est devenu une partie importante de ma relation avec eux, en particulier avec mon fils aîné.

C’est un moment merveilleux. Écouter des disques, c’est comme regarder un album photo et voir sa vie à travers les yeux de son enfant, ou bien le moment où vous êtes tombé amoureux et vous partagez tous ces souvenirs. Vous et Patti, vous venez du même milieu. Vous avec donc, je présume, le même genre de juke-box dans la tête ?

Vous savez, nous venons du même endroit, alors il y avait beaucoup de similarités culturelles. Je n’ai pas eu à lui apprendre quoi que ce soit sur The Crystals. Elle avait baigné dans tout ça, dans la grande musique soul, Dusty Springfield, les grands auteurs-compositeurs. C’est un lien que nous avons. Vous entendez une chanson, vous regardez l’autre et vous vous dites, "Hum, c’est ça !".

Ce n’est pas non plus un moment nostalgique, car cela se passe dans le moment présent, mais vous portez le souvenir du disque tel que vous l’avez entendu la première fois. C’est quelque chose que vous partagez comme un langage.

Écrire des chansons se résume en une chose: vous êtes un conteur d’histoires. Vous espérez devenir une partie du tissu de la vie de quelqu’un. Au delà du fait que vous voulez faire danser, rire les gens et les divertir. Vous voulez qu’ils aient quelque chose à écouter quand ils passent l’aspirateur. Je pense que, quand j’étais jeune, mon inspiration principale était de vouloir faire quelque chose similaire à ce que d’autres avaient fait pour moi. Certains artistes ont pris une place si importante dans mon expérience de la vie. Comme Dylan: il est le père du pays que je reconnais, il est le père de mon pays, dans le sens où il a été le premier endroit où je suis allé et ai entendu une Amérique qui était, à mes yeux, véridique, qui était à l’état brut, réelle, et qui ressemblait à ce que je vivais. C’était ma première vraie vision du pays que j’ai senti venir de ces disques des années 60, comme Highway 61. Ça a élargi ma vision, d’une façon que l'école n'a pas pu le faire et d’autres choses non plus. Cela vous a permis de rêver, d’avoir des possibilités sur ce que vous pourriez être capable de faire, ce que vous pourriez faire de votre vie et ainsi que sur la façon intense de vivre qui était à votre portée et il est si facile de faire marche arrière. Ces disques-là étaient si intenses.

Et ils continuent de l’être. J’ai eu bien évidemment le plaisir et l’honneur de faire partie, il y a 2 ans, du Bob Dylan Show pendant 5 semaines. J’ai regardé le concert presque tous les soirs pour entendre ce qu’il ferait. Il changeait tous les soirs. Il y avait toujours quelque chose de fascinant. La chose la plus frappante, c’était ces très jeunes gens, certains à peine plus âgés que votre fils, je pense, et ils réagissaient avec la même sorte de ferveur à ses nouvelles chansons. Il y a chez tous les gens qui m’ont inspiré et nous en avons cité beaucoup déjà, cette combinaison: de la rigueur dans l’écriture des paroles et puis cette transfiguration quand ils sont sur scène. Par exemple, Van Morrison. Je ne pourrais pas chanter comme lui, même avec un pistolet sur la tempe. Mais quand j’ai entendu ses disques, j’ai eu le sentiment que c’était quelqu’un qui se livrait complètement. Nous avons tous les deux été élevés dans la religion catholique. Pour ma part, j’ai davantage utilisé le côté culpabilité que le côté catholique.


Vous vous en êtes très bien sorti !

J’ai exploité cet aspect pendant un moment, mais je dois admettre que pour un protestant originaire de l’est de Belfast, Van Morrison a beaucoup du Saint-Esprit en lui. Il sait se lâcher. Je l’ai vu chanter ses chansons et je l’ai vu se donner d’une façon que l’on retrouve seulement chez les grands chanteurs de R&B ou les grands chanteurs de blues.

Il y a toujours cet élément religieux: "Je dois me transformer". Pour une raison ou une autre, vous devez vous transformer en quelque chose que vous n’êtes pas. La religion catholique est bonne pour vous balancer ça en pleine gueule, mais c’est une chose bizarre. Quand je repense au passé, j’ai tous ces souvenirs très durs de mon enfance. C’était une religion très stricte à l’époque, mais en même temps, c'était une toile épique, elle vous donnait un sentiment de révélation, de vengeance, de prédiction, de félicité, d’extase. Quand vous pensez que tout cela vous était présenté à l’âge de 5 ou 6 ans... J’essaie depuis ce temps-là de fuir tout ça par l’écriture.

Je suis entièrement d’accord avec vous !

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--- SEEDS ---

Vous avez écrit des chansons pleines d’humour et ce sont les plus dures à écrire. J’ai beaucoup parlé d’acteurs, et non pas parce que je pense que vous avez une dette envers eux. Est-ce qu’il y a des acteurs comiques qui ont eu une influence sur vous ?

Moi et Steve, on adore Dean Martin et Jerry Lewis.

Lequel est Steve ?

Ça, c’est une bonne question.

Je dois vous raconter une petite histoire. Je vais certainement passer pour un idiot en la racontant, mais vous et Patti sont les seules personnes qui ont pu me persuader de monter sur un cheval. Ce n’est pas une image que vous voulez avoir en tête en cette fin de soirée, je sais. Je suis allé voir Bruce et Patti chez eux et ils ont eu la gentillesse de m’emmener faire une promenade. Ils m’ont emmené devant l’écurie. Vous m’avez fait passé devant, seulement devant - heureusement ! - le box où se trouve l’Éclair !

Ça, c’était une promenade ! Je suis un faiseur de veuves !

C’était Slow Poke, celui sur lequel vous m’avez fait monter et que vous m’avez fait essayer dans l’enclos jusqu’à ce que je puisse tenir avec les genoux ?

Vous vous en êtes pas mal sorti.

Mais depuis je chante des chansons de Gene Autry (3)

J’avais à une certaine époque des photos comme preuve mais je les ai perdues...

Vous avez perdu les photos ? Mon secret est sauf...

Très bizarre... Vous aviez l’air pas mal.

Je ne suis pas remonté sur un cheval depuis, mais ce fut un grand plaisir de faire du cheval avec vous. Je peux dire que j’ai fait du cheval avec Bruce Springsteen. Tout cela est en fait une façon détournée pour parler de Patti. C’est tout simplement la personne la plus adorable, et elle est membre de votre groupe. Elle parle à ma femme des enfants et nous donne des conseils parce que c’est un équilibre difficile à trouver: vie professionnelle, vie familiale, vie musicale. C’est une chanteuse incroyable, une chanteuse et auteure-compositeur incroyable. Elle a fait de grands disques. Je voudrais vraiment essayer de chanter l'une de ses chansons. Vous pensez que je peux le faire ?

Allez-y s’il vous plaît.

Vous savez, je n’essaierais pas de faire une chose pareille si je n’avais pas quelqu’un pour m’aider. Nils, pourriez-vous ici me donner un coup de main ? Je ne sais pas si j’ai plus le trac de faire cette chose parce que vous me regardez ou en fait, parce que je vais chanter Black Ladder.

J’aurais le trac pour cette chanson si j’étais à votre place.

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--- BLACK LADDER ---

Merci Nils...

Ça a dû être une expérience vraiment extraordinaire, en dehors de tout ce que cela signifie, en tant que musicien d’être sur ces marches, le jour de l’Investiture d’Obama. Je pense que c’est une expérience que beaucoup de personnes ont partagée. Il y avait beaucoup de témoins de beaucoup de choses, tant de luttes y étaient représentées. Vous chantez pour ces raisons. Je n’essaie pas de comprimer beaucoup de pensées en une seule mais j’ai vraiment été frappé par le fait que vous soyez côte à côte avec cet homme qui a plus de 90 ans.

Oh, oui... 90 ans ! Et j’ai pensé que j’étais un adolescent dans les années 60 et j’ai connu le Mouvement des Droits Civiques. Vous vous rendez compte que vous êtes passé de la loi sur le droit de vote de 1964 (4) au premier président Afro-Américain dans une période très courte, historiquement parlant. C’était donc incroyable d’avoir vécu pour être là. Les idées que vous avez, le pays dans lequel vous vivez, dans lequel vous voulez que vos enfants grandissent... Steve m’a dit quand il faisait des recherches pour ses shows garage: "Tu sais quoi ? J’ai trouvé la plus grande chose jamais dite sur le rock'n'roll dans ce petit livre de poche bon marché". Il m’a dit que c’était une citation d’une danseuse-stripteaseuse. "Avec le rock‘n’roll, il y a toujours quelque chose qui arrive. Il crée une énergie qui vous propulse vers l’avenir". Et c’est ce qu’il a fait. C'est, pour une raison ou une autre, une force de développement.

J’ai toujours cru qu’Elvis a présagé le citoyen moderne type avec une décennie d’avance. La frontière entre les hommes et les femmes est tombée, la frontière entre les races est tombée. Il a traversé toutes ces frontières : il y a dans le rock‘n’roll une forme d’énergie qui vous pousse vers l’avant. Je pense que dans tout ce que vous écrivez, il y a deux choses. Je pense que pour vivre tourné vers l’avenir, vous avez besoin de deux choses, et on les trouve dans la musique. Vous avez besoin du moment présent, où l’on prend la vie par les cornes. C'est la raison pour laquelle les gens vont à des concerts de rock, mais il y a aussi cette énergie qui vous pousse vers l’avant, qui est toujours pour demain. Dans un sens, quand vous écrivez des chansons - et je pense que dans beaucoup des chansons que j’ai écrites, il y a cette idée - cette idée que c’est pour aujourd’hui, mais c’est aussi pour demain, parce que ce que je vois n’est pas là aujourd’hui. Ça n’existe pas maintenant, mais j’ai la foi que ça pourra exister, que ce soit la justice économique, la justice sociale... Vous montez sur scène et vous vous dites que c’est pour demain et vous essayez constamment d’intégrer ça au moment présent. Donc, je pense que pour moi, c’était un jour où mes chansons ont sonné un peu plus vraies et sonneront encore ainsi la prochaine fois que je les chanterai, tout ce Promised Land. Quand je pense comment beaucoup de gens ont vécu cette journée particulière, c’était dur à croire...

C’était très beau à voir. Ils ont bien évidemment essayé de faire ça dans les règles et les bonnes personnes étaient là, étaient là sur scène à dire les choses justes.

Sauf pour Pete, parce qu’il a 90 ans. Le gouvernement précédent a oublié le passé, a bousillé l’avenir et le présent était assez laid, alors pour lui... C'était amusant de faire partie de son excitation ce jour-là. C’était un très beau privilège.

Votre volonté à prendre position - et sans aucune ambiguïté - face à des événements catastrophiques est quelque chose, je suppose, qui vient du fait que vous arrivez à un stade de votre vie où l’on ne peut pas vous dire "Vous n’avez pas le droit de dire ceci ou cela". Nous vivons dans une démocratie. Vous montez sur scène. Mon point de vue est que nous pouvons tous dire ce que nous pensons. Nous parlons tous en même temps, mais en cet instant - c’est ainsi que je ressens les choses - vous pouvez écrire votre chanson et ne pas être d’accord avec moi. Quand de grands événements se produisent, vous utilisez votre talent pour vous exprimer.

Je pense que cette idée fait partie du fait d'avoir grandi dans les années 60. Quand vous avez grandi dans les années 60, ça faisait partie de votre vie quotidienne. Nous étions des adolescents, nous faisions des concerts et nous sommes allés manifester à Washington. Ça faisait partie de ma vie et c’est devenu une partie intégrante de ce que je fais. Je n’y pense pas plus ou moins que quelqu’un d’autre, mais c’est quelque chose que je voulais intégrer à ma musique. C’était une partie de l’histoire fondamentale sur l’identité, ça faisait partie des choses sur lesquelles j’essayais d’écrire. Parce que de quoi s’agit-il ? Qui suis-je ? Où est mon foyer ? Comment vais-je vivre ? Où et comment est-ce que je veux élever mes enfants ? Toutes ces choses vous mènent finalement vers l’extérieur et vers des endroits où il y a un activisme politique, un activisme social. Les questions sur votre identité vous mènent finalement vers l’intérieur mais elles vous mènent aussi vers l’extérieur. C’est cette image complète que j’ai voulu avoir dans ma musique et ça a été vraiment ma seule et unique motivation. Il est naturel de vouloir écrire sur les choses que je voulais être.

Tout au long de votre carrière et de cette soirée, vous avez illustré, et bien plus que je ne pourrais jamais vous en remercier, la façon dont vous avez développé ce talent qui vous a permis de faire ce que vous faites avec éloquence.

Je pense que vous essayez tout simplement de donner du sens à votre propre vie et à ce qui se passe autour de vous. Je sens toujours que vos motivations internes sont bien plus fortes que toute autre chose qui pourrait vous motiver à écrire une chanson. Je me retrouve toujours à essayer de comprendre quelque chose, et si j’arrive à comprendre quelque chose pour moi, peut-être que je vous aiderai à comprendre quelque chose pour vous. Je ne peux pas être crédité de plus concernant ce qui me pousse à écrire telle ou telle chanson. J’essaie juste de comprendre et de donner du sens à ce qui est parfois insensé, à des choses auxquelles il est difficile de donner du sens. Il y a quelque chose à l’intérieur de vous-même, qui vous pousse vers l’avant, et qui vous pousse dans ces directions. Je pense que c’est cette chose-là qui vous fait écrire de bonnes chansons. A chaque fois que j’ai essayé d’écrire sur des événements importants, le résultat n’a jamais sonné vrai.

Même une chanson politique n’est qu’une réaction émotionnelle à des événements ou à une mode dans notre société ou dans un monde que nous partageons tous. C’est juste une aversion à cette chose qui vous pousse à écrire des chansons. Est-ce que je pourrais vous demander de chanter une chanson que j’adore ? Il s'agit de Galveston Bay.

The Ghost Of Tom Joad. Quand j’ai écrit The Ghost Of Tom Joad, je revisitais des endroits que j’avais évoqués sur Nebraska. C’est le milieu des années 90. Et alors que même s'il y avait bien évidemment des booms dans certains secteurs de l’économie, il y avait aussi des gens qui sombraient. Cette situation dure depuis 30 ans, depuis le gouvernement de Reagan, l'effondrement des classes moyennes et de celles en dessous. Alors, j’ai écrit ce groupe de chansons. Laissez-moi vous la chanter...

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--- GALVESTON BAY ---



Merci d’être venus à cette session de déballage de conneries. Je ne parlerai plus jamais de moi-même. Enfin, peut-être la semaine prochaine !

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--- THE RISING ---

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NOTES

(1) Stax Records est une entreprise d’enregistrement et de distribution de disques. Créée sous le nom de Satellite Records à Memphis en 1957 par deux frère et sœur, Jim Stewart & Estelle Axton, Stax est devenue, dans les années 1960, une des maisons de production les plus importantes de la musique soul (la Motown sera sa principale concurrente), avant de fermer ses portes en 1975. La société a repris ses activités en 2007, à l'initiative du label Concord.

(2) Roy Orbison and Friends, A Black & White Night est un concert de Roy Orbison, diffusé pour la première fois le 30 janvier 1988 sur la chaîne HBO. Filmé entièrement en noir et blanc, le concert s'était tenu au Coconut Grove à Los Angeles, le 30 septembre 1987.

(3) Gene Autry (1907-1998), est le plus célèbre de tous les cow-boys chantants d'Hollywood. Son œuvre enregistrée s'étend de 1929 aux années 1960 et comprend, à côté de morceaux aujourd'hui bien désuets, nombre de belles réussites. Ses premières œuvres abondent en blues, à la façon de son idole Jimmie Rodgers.

(4) Le Voting Rights Act (Loi sur les droits de vote) est une loi du Congrès des États-Unis qui a été signée par le président des États-Unis, Lyndon Johnson, le 6 août 1965. Même si, 'en théorie, les afro-américains disposaient du droit de vote depuis 1870, depuis le vote des 14e et 15e amendements de la constitution des États-Unis, le droit de vote dans certains États du sud était subordonné à la réussite à un test de type scolaire assez exigeant, auquel la plupart des Noirs échouaient. De plus, une taxe était souvent requise avant de voter, que la plupart des Noirs n'avaient pas les moyens de payer.

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Cette émission a été enregistrée le 25 septembre 2009, sur la scène de l'Appollo Theatre à New York. Elle fait partie d'une série d'émissions baptisée Spectacle: Elvis Costello With... et animée par le chanteur Elvis Costello. Diffusé sur la chaine Sundance Channel, cet épisode fait partie de la saison 2 (épisode 5 & 6), diffusé les 20 et 27 janvier 2010 pour la première fois.

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