Rolling Stone, 25 août 2015

"Nous sommes allés jusqu'à l'extrême"



A l'occasion du 40ème anniversaire de la sortie de l'album Born To Run, Springsteen explique en détail l'écriture et l'enregistrement du classique de 1975, dans une interview jamais publiée, de 2005.

par Brian Hiatt

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Il avait une dernière chance d'y parvenir. Ou, du moins, c'est ainsi que se raconte l'histoire. En 1975, avec l'album Born To Run, un Bruce Springsteen de 25 ans sentait qu'il jouait sa vie, ce qui est la raison pour laquelle il s'est poussé lui-même - et le E Street Band - au bord de la dépression au cours des mois torturés de sa création. En novembre 2005, deux heures avant de monter sur scène pour un concert de sa tournée solo Devils & Dust, Springsteen a appelé Rolling Stone pour parler de la fabrication de Born To Run. Pour le 40ème anniversaire de sa sortie, voici la retranscription complète de cette conversation, publiée pour la première fois.

J'ai parlé à Steve Van Zandt aujourd'hui, et il a dit qu'il y avait à l'époque un véritable sentiment que Born To Run aurait pu être le dernier disque pour vous, en tant que chanteur. Comment vous sentiez vous avec cette vérité ?

Mon contrat a été signé [chez Columbia Records] avec John Hammond et Clive Davis. Puis, après mon premier disque, Clive Davis est parti, et je suis tombé en disgrâce pour mon second disque. Différentes personnes sont arrivées. Personne n'avait d'engagement sur moi, et nous étions en train de passer à la trappe. Je crois que quand le disque The Wild, The Innocent & The E Street Shuffle est sorti, il n'a bénéficié d'aucune promotion particulière. Et je me souviens encore me rendre dans des stations radio où ils ne savaient même pas que j'avais un deuxième disque dans le commerce [rires]. Je me souviens que tout le monde venait voir de jeunes groupes prometteurs qui faisaient notre première partie - et puis partait une fois que nous montions sur scène. C'était à My Father's Place [à Roslyn, Long Island] et Mike Appel [ancien manager] était à la porte relevant les noms, notant ceux qui s'en allaient. L'atmosphère était donc très, très agressive. A cette époque-là, il y avait un immense désaccord sur The Wild & The Innoncent, et on m'a demandé d'enregistrer à nouveau le disque dans son ensemble avec des musiciens de studio. Et j'ai répondu que je ne le ferai pas. Et on m'a dit, en gros, "Et bien, hé, écoute, il finira à la poubelle". C'est l'industrie du disque, vous savez.

Le single Born To Run est sorti plusieurs mois avant l'album.

Oui, quand Born To Run est sorti, l'habitude était de sortir le single six mois avant l'album. Nous avons passé tant de temps sur l'album que nous avons donné la chanson aux radios, pensant que nous avions presque fini l'album, mais ce n'est pas ce qui est arrivé. Beaucoup de temps a donc passé avant la sortie de l'album, et deux bonnes choses nous sont arrivées entre temps. La première, c'est que la chanson elle-même a été régulièrement diffusée à la radio, et elle a fini par faire beaucoup de bruit. Je pense que la raison pour laquelle l'album a créé l'évènement, c'était que Born Tu Run, la chanson, avait été tant jouée sur les ondes FM. Et la deuxième bonne chose qui nous est arrivée, c'est qu'il y avait un gars, nommé Irwin Segelstein, qui a été nommé à la tête de la compagnie. Irwin arrivait du département télévision pour prendre en charge le label, et il avait un fils qui allait à l'université...

Brown, je crois...

Oui. Donc, il est venu nous voir en concert, et le jour suivant, j'étrillais la compagnie de disque dans le journal local de l'université, avec un reporter de la fac, et je crois que le fils est rentré chez lui et a dit à son père, "Hé, c'est quoi l'histoire avec ces gars ?". Puis Irwin Segelstein nous a appelé et nous nous sommes vus et il nous a dit, "Bon Dieu, enterrons la hache de guerre". Mais, nous n'étions pas les bienvenus à l'époque, et nous ne savions pas ce qui allait se passer par la suite. Nous n'avions pas encore rencontré le succès à ce moment précis, et Born To Run était crucial - nous espérions attirer l'attention et faire notre trou. Donc oui, je crois que Steve avait raison. D'un autre côté, je ne sais pas si ce disque aurait pu signifier notre fin - car qu'allions-nous faire d'autre ? [rires]. C'est un élément à prendre en compte, également. Le soir où les dirigeants du label sont venus nous voir en concert, j'ai dit au groupe, "Écoutez, ils peuvent penser que nous allons partir, sauf que nous n'avons pas d'autre endroit où aller" [rires]

C'est presque un discours d'encouragement.

J'ai dit, "Ne vous en faites pas, les gars - nous n'avons pas d'endroit où aller. Nous ne partirons pas. Nous allons continuer". Et les concerts commençaient à acquérir une certaine notoriété auprès du public, et il n'y avait pas de retour possible à un autre quotidien. Personne n'avait de travail régulier, et nous étions mal préparés à de telles choses. Donc, nous savions que peu importe où nous étions, c'est là où nous allions être.

Quand vous avez entendu le premier master de l'album, vous l'avez détesté et l'avez jeté dans une piscine. Vous aviez dit, qu'en réalité, vous aviez peur. Vous aviez peur de quoi ?

J'ai toujours eu une sorte d'attitude qu'on peut qualifier d'ambivalente envers... Mais de quoi avais-je peur ? Du changement, peut-être [rires]. C'était une période ou la musique formait la totalité de mon identité, et j'en étais donc prisonnier et si investi. Une partie de ce qui a fait la qualité du disque, c'est que nous sommes allés jusqu'à l’extrême pour le structurer et pour le composer et pour le jouer, d'une façon si détaillée, à en devenir fou. Je ne l'avais pas écouté depuis 20 ans ou plus, et je l'ai récemment écouté parce que nous l'avons fait remasterisé, et je me suis dit, "Wow". Il a bien tenu la route, car il était structuré et construit comme un tank. Il était indestructible, grâce à l'immense temps passé à travailler dessus, un immense trouble obsessionnel compulsif malsain. La raison était que j'avais peur de sortir le disque et simplement dire, "Voici celui que je suis", pour toutes ces raisons évidentes qui font que les gens ont peur de s'exposer et de se présenter ainsi : Voici celui que je suis, voici tout ce que je connais, voilà ce que je peux faire de mieux, voilà ce que je peux faire de mieux aujourd'hui et maintenant.

A ce moment précis, vous aviez également perdu tout recul sur cet album.

A la fin de la production, j'avais perdu la capacité de l'écouter clairement. Après la longue période au cours de laquelle nous avons travaillé dessus, je ne pouvais entendre uniquement que ce qui n'allait pas, ou bien ce que je trouvais faible sur le disque. Et puis, la façon dont nous avons écouté le master a été... Nous sommes allés dans le centre-ville de Richmond, en Virginie, dans le magasin hi-fi local et nous avons demandé au vendeur si nous pouvions écouter un disque sur une chaine hi-fi du magasin. Le type a fait des manières et il nous a finalement dirigé à l'arrière du magasin, et nous avons mis le disque sur la chaine qu'il y avait sur l'étagère. Puis, nous sommes restés là au milieu du magasin à écouter l'album dans son intégralité, essayant d'apporter un jugement sur ce que nous en pensions. C'était moi, tout simplement, qui ne voulait pas le publier et qui ne voulait pas admettre que c'était ce que je pouvais faire de mieux, et que j'étais fini. Accepter que notre destin allait reposer sur ce disque, peu importe sa qualité, pour le meilleur ou pour le pire. C'était une grande responsabilité à cette époque-là, et nous avions mis tout ce que nous avions sur ce que nous avions fait. C'était traumatisant. Et vous êtes jeune, 24 ou 25 ans, et vous n'avez pas la stabilité ou l'expérience pour être en mesure d'établir la moindre perspective. Il n'y avait que ça et il n'y allait avoir que ça. L'impression était qu'il n'y aurait plus de disque après ce disque. Nous allions nous jeter du haut d'une falaise le lendemain, j'en étais arrivé là. C'était juste, "On y est".

Vous aviez 24 ou 25 ans - encore jeune - quand vous avez écrit, "Tu as peur et tu penses que peut-être nous ne sommes plus très jeunes". De quoi parliez-vous ?

Les chansons ont été écrites immédiatement après la guerre du Vietnam et, on l'a oublié, mais tout le monde avait ce même sentiment-là à cette époque. Peu importe l'âge que vous aviez alors, chacun a connu un changement radical dans l'image qu'il se faisait de son pays et de lui-même. Nous allions devenir des Américains d'un genre nouveau, différent de la génération qui nous a précédée. Un nouveau genre radicalement différent, donc ce vers reconnaissait juste ça. Beaucoup de mes héros ont influencé cet album. Mais j'ai réalisé que je n'étais pas l'un d'eux. J'étais quelqu'un d'autre; Je n'étais pas l'un d'eux. J'ai pris à bras le corps ce qui les rendait singulier, unique. Ce n'était pas un méli-mélo de styles passés. Il y avait beaucoup de choses que nous aimions, beaucoup de choses dans la musique que nous aimions, mais il y avait autre chose aussi - et cette autre chose était une sorte de crainte et d'incertitude liée à l'avenir et liée à l'individu que nous étions, à l'endroit vers lequel nous nous dirigions, l'endroit vers lequel le pays entier se dirigeait. Tout a fini par se retrouver sur le disque.

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Le style lyrique, les parties de piano - Thunder Road, Backstreets - se sont imposées comme la pierre angulaire de votre son. D'où ce son venait ? Quelles étaient les influences musicales à cette époque ?

Le fait que ces chansons aient des introductions élaborées et des parties mélodiques et une variété de changements, vous pouvez en trouver la trace dans la manière dont les chansons de Roy Orbison étaient composées. Mais c'était, également, quelque chose que j'aimais. J'avais ce vieux piano Aeolian dans mon salon, et je savais que j'étais intéressé par la manière de composer au piano à cette époque-là, en partie parce que j'étais intéressé par ces changements thématiques. Je suppose que quand vous le faites correctement, une bonne introduction et une bonne conclusion donnent à la chanson l'illusion de sortir de quelque part pour entrer ailleurs. Comme une impression de continuité, et c'était spectaculaire, aussi. Le but était d'assembler la chanson. Je crois que quelqu'un m'a interrogé à ce sujet dans le petit documentaire que nous avons fait, et j'ai répondu que l'idée était, en partie, de faire croire que quelque chose de bon augure allait arriver. Pour fixer la scène. Il y a quelque chose dans la mélodie de Thunder Road qui suggère "un jour nouveau", qui suggère un matin, qui suggère quelque chose qui s'ouvre. C'est la raison pour laquelle cette chanson a été placée en début d'album, à la place de Born To Run - ce qui aurait donné du sens, de placer Born To Run en premier sur le disque. Mais nous avons placé cette chanson au début de la face B. Mais en raison de son introduction, Thunder Road était si évidente comme ouverture. Et puis ces choses-là évoluent. Je crois qu'il n'y a que 8 chansons dans Born To Run - je ne crois pas que l'album dépasse de beaucoup les 35 minutes. Mais en le parcourant, que chaque chanson puisse arriver comme une séquence, donne du sens - même si nous n'y avions pas pensé; nous fonctionnions à l'instinct à cette époque-là.

Avant d'enregistrer la première note de Born To Run, quelle image aviez-vous en tête ?

Tout simplement, de l'exaltation, orgasmique [rires] Je me souviens du moment où le riff m'a traversé la tête. J'écoutais le disque Because They're Young de Duane Eddy, et j'écoutais beaucoup Duane Eddy à cette époque-là, car je cherchais ce son de guitare clinquant. Mais c'était une de ces choses dont je n'arrive pas à complètement retrouver l'origine. J'avais une énorme ambition. Je voulais réaliser le plus grand disque de rock de tous les temps, et je voulais que le son soit énorme, et je voulais que le disque vous saisisse à la gorge et vous oblige à faire ce voyage avec lui, vous oblige à y prêter attention, pas uniquement à la musique, mais à la vie, pour se sentir vivant, pour être vivant. C'était un peu la question que la chanson posait, et c'était mettre un pied dans l'inconnu. C'est la grande différence, disons, entre Born To Run et Born In The U.S.A.. Born In The U.S.A. vous proposait, à l'évidence, de vous placer quelque part. Born To Run ne le faisait pas. Le disque vous proposait de chercher cette place. C'était ce que je recherchais lorsque j'étais plus jeune. Je n'avais pas d'attache et j'avais une carte approximative et je m'apprêtais à partir chercher ma frontière - personnelle et émotionnelle- et tout était très, très ouvert, grand ouvert. C'est ainsi qu'était le disque, juste grand ouvert, plein de possibilités, plein de crainte, vous comprenez ? Mais c'est la vie [rires].

Aujourd'hui, lorsque vous jouez Born To Run en concert, le public - qui ne court nulle part - est excité, et il chante comme s'il s'agissait de son hymne. Et vous non plus, vous ne courrez nulle part. Alors, que signifie la chanson aujourd'hui par rapport à sa signification d'origine ?

Je pense que ces émotions et ces désirs - et c'était un disque d'énorme envie, d'immense envie - ne vous quittent jamais. Quand ces sentiments vous quittent c'est que vous êtes mort. C'est juste, "Hé, tu vas avancer jusqu'au jour suivant, et personne ne sait ce que demain apportera". Personne ne peut le savoir. Et donc, cette chanson continue de parler à cette partie de vous - elle transcende l'âge et elle continue de parler à cette partie de vous qui est à la fois euphorique et effrayée par ce que réserve le futur. Elle fera tout le temps cet effet-là, c'est ainsi que la chanson a été construite.

A mes yeux, Meeting Across The River laisse présager Nebraska et de nombreuses autres chansons à l'histoire dépouillée. Quelle en était l'origine ?

J'avais ce riff au piano. Mais je ne suis pas vraiment sûr de l'origine des paroles. Je ne sais pas, il y avait quelque chose qui me faisait penser au nord du New Jersey; Je ne peux pas l'expliquer... Il y avait ce truc New York-New Jersey, grand-petit, vous comprenez ? C'est marrant, car à cette époque-là, quand vous habitiez dans le New Jersey, vous auriez pu vous trouvez à des milliers de kilomètres de New York, et cependant la ville était toujours là. A l'époque, on ne comptait pas sur moi, et la chanson parle certainement de ça, un sentiment me concernant, peut-être, que j'avais sous-estimé. La plupart des personnes qui travaillent dans le milieu de la musique ont expérimenté ce rejet, ou ont été sous-estimé, ou alors votre vie a été considérée comme n'ayant que peu de valeur. Donc, cette chanson est née de là, "Hé, ce type est un petit joueur, mais il a toujours le regard tourné vers ce qui se passe de l'autre côté de la rivière". Je suppose que les émotions qui parcourent la chanson viennent de là.

Quand vous regardez les images nouvellement remastérisées de votre concert à l'Hammersmith Odeon, qu'est-ce qui vous frappe ?

Je crois que ce qui m'a le plus surpris a été de voir que nous avions une incroyable setlist. La chanson Born To Run est placée au milieu du concert ! C'était notre nouvelle chanson. Je me souviens qu'il était difficile de la jouer parce qu'il s'agissait d'un travail de studio et j'ai toujours pensé que nous n'en n'avions pas une version assez forte pour qu'elle puisse terminer le concert, pendant la première année et la deuxième, en tout cas. C'est intéressant de voir comme le groupe était bon - c'était un groupe relativement nouveau que vous voyez, vraiment. Steven venait de rejoindre le groupe; Max et Roy étaient de nouveaux membres - il s'agissait de leur première tournée et de leur premier disque. C'était un groupe très différent de ma formation précédente, un vrai groupe de cirque. Donc, le groupe était nouveau, et il a évolué pour prendre sa forme définitive. C'était sympa de nous voir, des diables sortant de leur boîte. Nous étions très bons, tout simplement. Nous étions très bons.

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NOTES

Photographies Barbara Pyle


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