Rolling Stone, 10 décembre 1987

Le rêve est fini



DANS L'ÉDITION SPÉCIALE VINGTIÈME ANNIVERSAIRE DE ROLLING STONE (la quatrième et dernière), les rédacteurs ont choisi trente-trois personnalités "dont le travail s'est imposé et dont les voix ont souvent été entendues dans les pages de ROLLING STONE, pour parler de leurs expériences au cours de ces deux dernières décennies, de leur compréhension sur ce qu’il en reste et de leur vision de l'avenir". Bruce Springsteen a été choisi comme l’un de ceux "qui ont aidé à façonner le rock’n’roll, ainsi que la culture et la politique américaine", une liste qui comprend aussi Bono, Jesse Jackson, Pete Townshend, Tom Wolfe, William Burroughs, Lou Reed, Bob Dylan, Sting, Keith Richards, Mick Jagger, Paul McCartney, et George Harrison, entre autres.

MIKAL GILMORE


Les années 60 sont souvent idéalisées comme une époque de grande innocence et d'émerveillement. Bien que votre propre travail ait été réalisé au cours des années 70 et 80, quelques-unes de vos meilleures chansons semblent être hantées par les conflits de cette époque. En regardant en arrière, voyez-vous les années 60 comme une période au cours de laquelle la culture américaine se trouvait en grand danger ?

Je pense qu'au cours de ces années 60, il existait une rébellion contre ce que les gens ressentaient comme une déshumanisation de la société, où les gens étaient considérés comme moins que rien, encore moins que des êtres humains. C’était presque comme s’il existait un accès de colère contre cette menace précise. Dans les années 60, les contours de la moralité étaient tracés assez facilement. "Hé, c’est mal, c’est bien - Je me situe ici !". Cette idée a divisé presque chaque foyer de notre nation. Et les gens s’attendaient à une révolution. Je pense que beaucoup de gens pensaient qu'elle allait arriver sous la forme d’un débordement explosif d’une forme d’énergie joyeuse et radicale, et que toutes les conneries et tous les Nixon (1) allaient être balayés, et, qu’on allait pouvoir tout recommencer et bien recommencer cette fois-ci. D'accord, c’était un rêve puéril. Mais beaucoup de ces idées-là étaient de bonnes idées.

C’est bizarre, mais à cause de la naïveté de cette époque, il est facile de la banaliser et de s’en moquer. Mais il me semble que, derrière tout ça, les gens essayaient, d'une certaine façon, de redéfinir leurs propres vies et le pays dans lequel ils vivaient d’une manière plus ouverte, plus libre et plus juste. Et c'était réel - ce désir était réel. Mais je pense que lorsque les gens prennent de l’âge, ils trouvent que ce processus qui mène à changer les choses a tendance à ne pas être romantique et peu spectaculaire. En fait, c’est très lent et très limité, et si ce processus s'accomplit, c’est centimètre par centimètre.

Les valeurs de cette époque-là sont des choses auxquelles je crois encore. Je pense que toute ma musique - certainement la musique que j’ai faite au cours de ces 5 ou 6 dernières années - est le résultat de cette époque et de ces valeurs-là. Je ne sais pas, on dirait presque une génération perdue. Comment les idéaux de cette époque sont-ils reliés de manière pragmatique au monde réel d’aujourd’hui ? Je ne sais pas si quelqu’un a répondu à cette question précise.

Un des principaux événements qui a inspiré l’idéalisme de cette époque - la guerre du Vietnam - était aussi la chose la plus atroce qui soit jamais arrivée à cette société au cours des vingt dernières années. Il a donné naissance à des déchirures politiques et générationnelles, mais il a aussi dessiné une ligne dure à travers la nation et a obligé beaucoup d’entre nous à prendre clairement position.

C’est vrai : c’était la dernière fois où les choses ont été aussi claires, d’un point de vue moral. Depuis cette époque - à partir du Watergate (2)- l’identité ou la nature de l’ennemi est devenu plus obscur. C’est devenu trop flou, tout simplement. Mais vous ne pouvez pas attendre des événements tel que le Vietnam, car si vous le faites, alors c’est 55 000 hommes, peut-être, qui finiront par mourir et le pays s’en trouve changé pour toujours. Cette expérience-là n’est toujours pas terminée. Et sans ces souvenirs particuliers, sans les personnes qui y étaient pour le rappeler à tout le monde, la même chose se serait déjà reproduite, j’en suis sûr. Certainement que la même chose se serait reproduite au cours de ces huit dernières années, s’ils avaient pensé pouvoir s’en sortir en toute impunité.

Alors qu’est-ce qui a cloché ? Comment se fait-il que ces idéaux héroïques se retrouvent aussi peu dans les réalités sociales et politiques d’aujourd’hui ?

Je pense que le problème est que les gens aspirent à des réponses simples. La raison pour laquelle l’image de la présidence de Reagan (3) est aussi efficace est qu'elle semblait très simple. Je pense que c’est aussi la raison principale de la canonisation d’Oliver North (4): il a prononcé tous les mots qu’il fallait et il a poussé tous les bons boutons. Et les gens aspirent à ce genre de réponses simples. Mais le monde ne sera plus jamais simple, s’il l’a jamais été. Le monde est juste compliqué, c’est ainsi, et si vous n’apprenez pas à interpréter ses complexités, vous allez vous retrouver au milieu de la rivière sans rame.

Pour moi, le truc basique est la mauvaise interprétation de Born In The U.S.A.. J’ai ouvert le journal un jour et j’ai vu un questionnaire où on demandait à des enfants la signification de différentes chansons, et on leur demandait la signification de Born In The U.S.A.. "Elle parle de mon pays", ont-ils répondu. Et bien, elle en parle - c’est certainement une des choses dont elle parle - mais si vous n’allez pas plus loin, le thème va vous échapper, vous voyez ? Je ne pense pas que l’on apprenne aux gens, en général, à réfléchir suffisamment en profondeur aux choses - que ce soit sur leur propre vie, sur la politique, sur la situation au Nicaragua ou autre. En conséquence, si vous n’apprenez pas à le faire - si vous ne développez pas les connaissances pour interpréter cette information - vous allez devenir plus facile à manipuler, ou vous allez rester tout simplement désorienté et inefficace et impuissant.

Les gens sont largués dans cette société incroyablement incompréhensible, et ils nagent, se maintenant tout juste à flots, et puis ils essaient de s’accrocher à tout ce qui pourrait leur donner un peu de stabilité.

Je crois que lorsque j’ai commencé la musique, je me suis dit, "Mon boulot est assez simple. Mon boulot, c’est de chercher les choses humaines en moi, et de les transformer en notes et en mots, et puis d’une certaine façon, j’aide les gens à s’accrocher à leur propre humanité - si je fais bien mon boulot".

Vous pouvez changer les choses - sauf que vous ne pouvez peut-être toucher qu’une seule personne, ou peut-être seulement quelques personnes. Certainement rien d’aussi dramatique que ce à quoi on s’attendait dans les années soixante. Quand je monte sur scène, mon approche est de me dire "Je vais atteindre juste une personne" - même s’il y a 80 000 personnes présentes. Peut-être que ces probabilités ne sont pas si terribles, mais si c’est ce qu’elles sont, ça me va.

Était-ce ce que vous aviez à l’esprit à la fin de la dernière tournée, quand, avant de jouer War d’Edwin Starr, vous disiez à votre public de réfléchir à deux fois avant de s’engager dans de quelconques futures participations militaires de l’Amérique ?

Avec cette chanson, je pense qu’on jouait sur les pourcentages, vous voyez ? [rires]. J’ai rencontré beaucoup de personnes dans la rue qui, je le voyais, comprenaient mal mon travail, et j’ai aussi rencontré des personnes qui le comprenaient. C’était la même chose quand nous jouions dans un club - le nombre était plus restreint tout simplement. Mais quand nous avons commencé à jouer War, ce que nous n’avons fait que lors des quatre derniers soirs sur toute la tournée, je cherchais une manière de réorienter cette partie du concert et de la rendre la plus explicite possible, sans tomber dans les slogans. Mais War… beaucoup de personnes l’ont entendue, et certaines personnes ne l’ont pas entendue. Je suis sûr que lorsque je repartirai en tournée, je chanterai cette chanson à nouveau. Et peut-être que les personnes qui ne l’ont pas entendue, l’entendront différemment cette fois-ci. Mon boulot est d’essayer de m’assurer qu’ils l’entendent. Je n’ai jamais pensé, "Et bien, je ferai ceci parce que je sens que c’est ce qu’il faut faire". Je l’ai fait parce que c’était la seule chose que je sentais que je pouvais faire. Je pense que les gens se lassent et deviennent frustrés. J’ai de nouveau encore appris ça la semaine où Oliver North témoignait. C’était un moment frustrant. J’allais partout et je me disputais avec tout le monde [rires]. Du genre, "Je n’arrive pas à croire que ça puisse arriver". Cet épisode m’a rappelé qu’il faut se lever le matin et retourner travailler.

Vous parlez toujours de votre implication dans le rock’n’roll comme d’un travail. C’est une conception très éloignée de la vision que nombre d’entre nous avaient dans les années soixante, quand on considérait les artistes - tels que Bob Dylan - pas vraiment comme des gens accomplissant un travail, mais plutôt comme des révolutionnaires culturels.

Dylan était un révolutionnaire. Elvis aussi. Je n’en suis pas un. Je ne considère pas en avoir été un. J’avais la sensation que ce que je serais capable de faire, peut-être, c’était de redéfinir ce que je faisais en des termes plus humains que ce qui avait été fait auparavant, et dans des termes beaucoup plus quotidiens. Je me voyais toujours comme une personne travaillant sur des principes fondamentaux. J’avais le sentiment que ce que j’allais accomplir, je l’accomplirais sur une longue période, et non pas dans une énorme explosion d’énergie et de génie. Pour garder une perspective constante, je l'ai considéré comme un boulot - quelque chose que l’on fait tous les jours et pendant très longtemps.

A mes yeux, Dylan et Elvis - ce qu’ils ont fait, c’était du génie. Je ne me suis jamais vu moi-même de cette façon. Je suis sûr qu’une partie de moi-même avait peur d’avoir ce genre d’ambition ou d’assumer ce genre de responsabilités.

Born To Run était assurément un disque bien moins ambitieux. Peut-être n’était-il pas révolutionnaire, mais il était certainement novateur: il a redéfini ce qu’un album pouvait faire dans les années soixante-dix.

Et bien, je voulais atteindre la lune, vous comprenez ? C'est ce que j’ai également toujours voulu faire, en plus du reste. Quand j’ai fait Born To Run, j’ai pensé, "Je vais faire le plus grand disque de rock’n’roll jamais réalisé". Ce que je veux dire, c’est que ma perspective a changé quelque peu un peu plus tard, et je sentais que je pouvais redéfinir la signification qu'impliquait de faire ce boulot particulier. Pour qu’il ne vous rende pas fou ou ne vous mène pas vers la drogue ou la boisson, ou que vous ne vous y perdiez pas et que vous ne perdiez pas la perspective de votre place dans l'ordre des choses. Je pense que je voulais essayer d’y apporter une plus grande échelle humaine. J’avais le sentiment que c'était nécessaire à ma propre santé mentale, en premier lieu.

J’avais toujours peur de ces choses-là, de ces forces que vous mettez à la portée des gens. Dans ce boulot, une partie de ce que vous faites est d’exciter les gens. Et vous ne savez pas ce que les gens vont faire quand ils seront excités. Mon idée, c’était que lorsque je montais sur scène, je voulais y apporter le meilleur de moi-même pour extraire le meilleur de vous-même, quel que soit ce meilleur. Mais parfois, vous n'y arrivez pas. Parfois, vous n’extrayez que la folie de quelqu’un - vous ne savez jamais ce que vous allez extraire, ni ce qui va remonter à la surface.

Votre disque suivant, Darkness On The Edge Of Town avait l'air beaucoup moins optimiste que Born To Run. Plusieurs critiques ont attribué cette humeur maussade à la longue attente entre les deux disques - cette période de dix mois au cours de laquelle un procès vous a interdit d’enregistrer. Que se passait-il vraiment sur Darkness ?

C’était un disque sur lequel j’ai passé beaucoup de temps à me concentrer. Et je me suis concentré sur cette idée unique: Que faites-vous si votre rêve devient réalité ? Où vous mène-t-il ? Que faites-vous s'il se réalise ? Et j’ai réalisé qu’une partie de ce à quoi vous êtes confronté est la question de l’isolement. Vous pouvez être isolé si vous avez beaucoup de fric ou si vous n’avez pas beaucoup de fric, que vous soyez Elvis Presley ou que vous soyez assis devant la télé avec un pack de bières. C’est facile d’en arriver là. Sur ce disque-là, c'était du genre, "Bon, ce que j’ai fait, est-ce que ça a une plus grande signification que le fait d’avoir fait un bon album et d’avoir eu de la chance avec ?". J’essayais de répondre à cette question, à laquelle je cherche toujours une réponse.

James M. Cain a écrit une fois sur "le souhait qui se réalise, un terrifiant concept en quelque sorte". Il a dit que les lecteurs comprenaient que "les personnages ne pouvaient pas réaliser ce souhait en particulier et y survivre". Pourtant, il semble que vous ayez réalisé vos souhaits sans vous égarer.

Je pense que je me considère comme un de ces personnages pour qui c'est arrivé. Et il faut que vous vous décidiez : Est-ce que ça vous confère une certaine responsabilité ? Je sais qu’avant Darkness, j’écrivais des chansons dans lesquelles les gens essayaient toujours de s’enfuir et ils étaient aussi à la recherche de quelque chose. Mais une fois arrivé, une fois que vous rompez les liens avec quoi que ce soit - votre passé - et que vous essayez de faire quelque chose dans cette communauté où vous vous retrouvez, qu’allez-vous faire désormais ? Il y a un certain aspect effrayant quand se réalisent les choses dont vous rêviez, parce que c’est toujours plus - et d’une certaine façon toujours moins - que ce que vous attendiez. Je pense que quand les gens rêvent à certaines choses, ils en rêvent sans les complications qui en découlent. Le véritable rêve n’est pas le rêve, c’est la vie sans les complications. Et ça n’existe pas.

Pour moi, les années soixante-dix était une époque où j'ai passé mon temps à gérer ce qui m’était arrivé et où j’ai essayé de comprendre comment l'intégrer avec les autres. Car l’ironie de cette situation, dans son ensemble, est que ces choses que vous avez faites pour vous retrouver avec ces gens, que vous avez faites pour être utile aux gens, c’est cette même chose qui - si vous la faites suffisamment bien - fini par vous rendre éternellement différent, d’une certaine manière. Et elle vous isole de cette façon. C’était une chose contre laquelle je me battais quand j’étais jeune, et ma manière de la combattre passait par ma guitare. Je disais, "Et, laissez-moi entrer - J’ai quelque chose à dire, je veux le dire, je veux parler à quelqu’un".

A l’époque, je pensais que la gloire, sous son meilleur jour, était comme une sorte de signe de la main amical d’un étranger se tenant sur le bord de la route. Et quand les jours sont moins bons, c’est comme une longue marche solitaire vers votre foyer, où personne ne vous attend à l’arrivée. Et je crois que ce que je cherchais à comprendre, c’est que se passe-t-il quand vous rêvez de ce rêve ? Que se passe-t-il quand vous rêvez que vous avez un effet réel sur la vie des gens et puis que vous rencontrez des gens qui disent que c’est bien le cas ?

Je me rappelle du soir de mon mariage. Je me tenais devant l’autel, seul, et j’attendais ma femme, et je me souviens avoir été là à penser, "Mec, j'ai tout. Absolument tout". Et vous avez des moments comme ça. Mais au final, vous avez beaucoup plus que ce que vous attendiez. Je suppose que je ne l’échangerais contre rien d’autre, mais c’est un boulot étrange, vous comprenez ?

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Sur chacun de vos disques depuis Darkness - The River, Nebraska et Born In The U.S.A. - vous avez réussi à décrire les dures réalités de la classe ouvrière d’une manière étrangement proche pour une vedette riche et célèbre. Y a-t-il eu quelque chose dans votre accession vers la gloire et la richesse qui vous a amené à vous identifier encore plus au monde que vous laissiez derrière vous ?

Je pense que c’est une réaction normale, probablement. Les circonstances de votre vie changent, et ce changement vous est inconnu, et vous n’avez jamais connu intimement quelqu’un qui a partagé cette même expérience. D’un côté, vous ne pouvez pas vous cacher dans le passé. Vous ne pouvez pas dire, "Je suis toujours la même personne qu'avant". Vous devez aller de l’avant et aller à la rencontre de la personne que vous êtes en train de devenir et accepter ce que ce changement implique. J’ai toujours voulu vivre les pieds solidement ancrés dans le présent, toujours me rappeler du passé et toujours me projeter dans le futur. Ainsi de Darkness à The River, j’ai essayé de me propulser dans ce que je pensais être le monde des adultes, afin d'être assez fort pour rester debout, lorsque les choses deviendraient déroutantes. Il s'agissait de disques où j’essayais de construire cette fondation et de maintenir mes connections et d'essayer de dire "Qu’est-ce que tout ceci va signifier ? Peut-être que c'est à moi qu'incombe de savoir ce que tout ceci va signifier".

Avec vos derniers disques, cette résolution semble avoir de plus en plus de résonance politique. En 1979, vous avez participé au concert de bienfaisance No Nukes (05), et en novembre 1980, vous avez fait quelques remarques cinglantes sur scène en Arizona, le lendemain soir de l’élection de Ronald Reagan. Comment les évènements de ces dernières années ont-ils inspiré votre prise de conscience et votre implication politique nouvelle ?

Je pense que ma réponse a été le résultat d’une accumulation de choses. Je ne me suis jamais considéré comme une personne particulièrement politique. Je ne l’étais pas quand j’étais plus jeune, et je ne pense pas l’être véritablement aujourd'hui. Mais si vous vous trouvez dans la situation où vous avez vu que la vie des gens est gâchée… Je pense que la chose qui me faisait le plus peur, c’était de voir tout ce gâchis. Ce n’était pas une chose en particulier qui m’a fait aller dans cette direction précise, mais il me semblait que quand vous êtes un citoyen, et que vous vivez ici, alors arrive votre tour de sortir la poubelle. Votre tour de corvées devrait arriver.

Il me semblait simplement que les vies des gens sont façonnées par des forces que nous ne comprenons pas, et si vous devez commencer à prendre position et vous battre contre ces choses-là, vous devez connaître l’ennemi - et ça devient plus difficile. Les gens sont si facilement influencés par des mots à la mode; on les fait marcher avec Dieu, mère, pays, tarte aux pommes - même dans ces publicités pour des sodas. Et donc, la question est, "Où est la vérité ? Où est la véritable Amérique ?".

Ce qui est également perturbant, c’est la banalité avec laquelle les gens se sont habitués à ce qu’on leur mente. Pour moi, le Watergate devait marquer la fin de toute cette grosse agitation. Et au final, il a semblé plus ou moins légitimer le trafiquant de drogue du coin de la rue. "Et le Président le fait, pourquoi pas moi, p… ?". Je pense que de nos jours, on nous laisse plus ou moins trouver notre voie tout seuls. Ce sens de la communauté qui existait dans les années soixante vous donnait l'impression qu’il y avait beaucoup de gens qui vous accompagnaient le long du chemin. On avait le sentiment que le pays entier cherchait sa voie. Aujourd'hui, vous n’avez pas l’impression que le pays cherche sa voie. Et c’est dommage. En conséquence, il me semble que dans le monde d’aujourd’hui, on se sent plus seul. En tout cas, je m’y sens plus isolé.

Peut-être que tout le monde devrait se prendre par la main. L’idée de l’Amérique en tant que famille est naïve, peut-être sentimentale ou simpliste, mais c’est une bonne idée. Et si les gens sont malades, souffrent ou sont perdus, je pense que c'est la responsabilité de tous de gérer ces problèmes-là, d’une certaine manière. Parce que l’injustice, et le prix de cette injustice, retombe sur la tête de tous. L’injustice économique retombe sur la tête de tout le monde et vole la liberté de tout le monde. Votre femme ne peut pas se promener le soir, dans la rue. Les gens gardent des armes chez eux. Ils vivent avec un plus grand sentiment d’appréhension, d’anxiété et de peur que s’ils vivaient dans une société plus juste et plus ouverte. Ce n’est pas un accident, et il ne s'agit pas tout simplement de l'existence de gens "mauvais". C’est un aspect inhérent à la manière dont nous vivons tous. C’est le produit de ce que nous avons accepté, de ce que nous avons atteint. Et que ce soit volontaire ou pas, notre silence a parlé pour nous, en quelque sorte. Mais le défi est toujours présent: huit années de Reagan n'y changeront rien.

Ce sujet semble être en partie le sujet de Nebraska : une réaction aux années Reagan. Était-ce ainsi que vous souhaitiez que les gens voient ce disque ?

Bizarrement, je l’ai toujours considéré comme mon disque le plus personnel, parce que j'avais l'impression, dans sa tonalité, que c'était celui qui ressemblait le plus à ce qu'était mon enfance. Plus tard, plusieurs personnes ont écrit que c’était une réponse à l’ère Reagan, et la connexion existait évidemment.

Je pense que l’expérience des gens se construit de l’intérieur vers l’extérieur. Votre première connexion se fait avec vos amis et avec votre femme et avec votre famille. A partir de là, votre connexion peut se faire avec votre communauté immédiate. Et puis, si vous en avez l’énergie et la force, vous vous dites alors, "Et bien, comment puis-je me connecter avec le mec de l’État d’à côté, ou, au final, avec les gens du monde entier ?". Je pense que quelque soient les implications politiques de mon travail, elles viennent directement de ce qui est le plus personnel. Je n’ai pas réellement de théorie politique ou d’idéologie particulière. C’est le résultat d’observations, du genre, ok, ce mec est foutu. Pourquoi ce mec est-il foutu ? Cette personne s’est égarée. Pourquoi ? Et j’essaie simplement de partir de ce point de départ-là. Comment ma vie se connecte-t-elle et se retrouve-t-elle mêlée à celle de mes amis et à des autres personnes ? Cependant, je n'en connais pas les réponses. Je suis un guitariste - c’est mon travail.

Mais des millions de gens voient en vous plus qu’un guitariste. En fait, beaucoup vous voient tel un leader moral dont on s’inspire, rien de moins. Mais il y a une certaine ironie à être un héros moderne pour les masses. Dans les années 60, personne ne disait que les Beatles ou les Rolling Stones ou Bob Dylan étaient trop exposés. Pourtant, à notre époque, tout artiste pop qui a un impact majeur important sur un large public court le risque de bénéficier d’une promotion trop importante de la part des médias ou d’être trop proche de son public. Ces dernières années, des artistes comme vous, Michael Jackson, Prince et Madonna ont tous été confrontés à ce dilemme. Pensez-vous parfois que vous risquez d’être surexposé ?

Et bien, qu’est-ce que ça veut dire ? Qu’est-ce que signifie le mot "surexposé" ? Ce mot n’a pas de sens, vous savez ? C’est un truc de journaux. Pour être honnête avec vous, c'est un aspect que j’ignore. Je fais les meilleurs disques possibles. J’essaie d’y travailler et de les sortir quand ils me semblent satisfaisants et qu’ils semblent prêts. C’est ce qui compte - pas que je sois surexposé ou sous-exposé ou pas exposé du tout. Le truc c’est, "Hé, mets ce disque. Est-ce qu’il est bon ? Est-ce qu’il te plait ? Est-ce qu'il te fait danser ? Est-ce qu’il te parle ? Est-ce que je te parle ?". Et le reste appartient à la société et a ce qu'elle fait pour vendre des journaux ou des magazines. Il faut les remplir tous les mois. Il y a toute une vie secondaire attachée à votre propre vie par le plus ténu des liens. Au cours de l’année écoulée, si vous avez cru ce qu’on disait sur moi dans les journaux, j’ai habité dans deux maisons que je n’ai jamais vues, j’ai conduit des voitures que je n’ai jamais eues [rires]. C’est ce qui arrive. C’est, disons, incontrôlable : il faut nourrir le monstre médiatique.

Alors toutes ces choses-là, si vous pensez qu'elles ont quelque chose à voir avec vous, vous savez, vous allez devenir fou. En fin de compte, les gens aimeront mes disques et sentiront s’ils étaient sincères ou pas. Ils considèreront l’œuvre que j’ai accomplie et en retireront pour eux le sens qu'il leur convient. Et c’est ce qui perdure. Le reste est éphémère. C’est ici aujourd’hui et demain disparu. C'est insignifiant. Que Michael Jackson dorme dans un caisson ou pas, qu’elle en est la signification pour vous ? Il s'agit de faire rire certaines personnes; c’est tout ce que c’est réellement. Et mon sentiment, c’est que, "Hé, si vous pouvez vous moquer, alors moquez-vous de moi". Parce que quand vous recherchez la célébrité et que vous y parvenez, un des produits dérivés de cette célébrité est la banalisation, et vous serez gêné. C’est sûr, je vous le garantis. Je regarde ça comme un aspect de mon travail. Et ce n’est rien comparé à la vie d’Elvis ou à celle de Michael. C’est assez facile pour moi, mais je sais un peu ce que c’est. Ces choses finissent par arriver, et si vous n’avez pas un sens assez fort de votre identité et de ce que vous faites, vous allez alors vous faire malmener et jeter à terre, et ils vont y prendre du plaisir. C’est la nature de notre société, et c’est un des rôles que des gens comme moi jouent en société. Ok, c’est bon, mais mon sentiment est simple : mon travail, c’est ma défense. Aussi simple que ça. J’ai fait des choses que je pensais ne pas être capable de faire, je suis allé dans des endroits où je ne pensais pas aller. J’ai écrit de la musique qui est meilleure que ce je pensais pouvoir écrire. J’ai fait des trucs que je ne pensais pas avoir en moi.

Maintenant, vous comptez aussi beaucoup pour énormément de gens.

C’est une bonne chose, mais il ne faut pas que cet engouement aille trop loin. Je ne pense pas que l’essence de l’idée du rock’n’roll était d’exalter le culte de la personnalité. C’est une voie secondaire, une voie sans issue. Ce n’est pas ce qu'il faut faire. Et dans ma vie personnelle, j’en ai ressenti la culpabilité autant que n’importe qui d'autre. Quand j’ai sauté par-dessus le mur [à Graceland] pour voir Elvis, je ne savais pas qui j’allais rencontrer ce soir-là. Et le garde qui m’a arrêté à la porte m’a rendu le plus grand service de toute ma vie. Je n’avais pas compris. C’était innocent, et je voulais m’amuser, mais ce n’était pas bien. Finalement, on ne peut pas vivre à l’intérieur de ce rêve. On ne peut pas vivre à l’intérieur du rêve d’Elvis Presley ou à l’intérieur du rêve des Beatles. Comme John Lennon a dit: "Le rêve est fini". Vous pouvez vivre ce rêve au fond de votre cœur, mais vous ne pouvez pas vivre à l’intérieur de ce rêve, parce que c’est une perversion, vous comprenez ? Ce que l’art dit le mieux, c’est "Prends ça" - ce film, ce tableau, cette photographie ou ce disque - "Prends ce que tu y vois, et puis va trouver ta place dans le monde. C’est un outil : va trouver ta place dans le monde".

Je pense que j’ai fait cette erreur à mes débuts, essayer de vivre à l’intérieur de ce rêve, à l’intérieur du rêve du rock’n’roll. C’est un choix séduisant, c’est une opportunité séduisante. Le monde réel, après tout, est terrifiant. Finalement, j’ai pris conscience que le but du rock’n’roll ne servait pas simplement à trouver la célébrité et la fortune. Au contraire, pour moi, il servait à trouver sa place dans le monde, en y comprenant son appartenance. C’est un équilibre délicat pour y parvenir correctement. Il faut que vous puissiez gérer beaucoup d’idées contradictoires dans votre esprit et au même moment, sans que vous les laissiez vous rendre fou. J’ai envie de bien faire mon travail, quand je monte sur scène, il faut que je sente que c’est la chose la plus importante au monde. Il faut que je sente aussi que, ma foi, ce n’est que du rock’n’roll. D’une certaine façon, vous devrez croire à ces deux choses-là.

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NOTES

(1) Richard Nixon (1913-1994), président Républicain des États-Unis, élu en 1968 et en 1972, dont la présidence a été marquée par la guerre du Vietnam et le scandale du Watergate, qui mènera à sa démission en 1974.

(2) Le scandale du Watergate est une affaire d'espionnage politique. Deux journalistes du Washington Post ont révélé l'implication de l'administration Nixon dans le cambriolage en juin 1972 des locaux du Parti démocrate, situés dans l'immeuble du Watergate, à Washington.

(3) Ronald Reagan (1911-2004), acteur, puis président Républicain des États-Unis, élu en 1980 et en 1984.

(4) Oliver North était un militaire américain, aujourd'hui animateur de télévision sur la chaîne Fox News. Dans les années 1980, il est accusé de trafic de drogue et impliqué dans l’affaire Iran-Contra, déclarant être en partie responsable d’un trafic d’armes avec l’Iran et du versement des bénéfices aux Contras, un mouvement contre-révolutionnaire nicaraguayen de lutte armée. Il sera finalement innocenté en 1991.

(5) En 1979, Jackson Browne, Graham Nash, Bonnie Raitt et John Hall ont fondé un groupe militant baptisé Musicians United for Safe Energy (MUSE) pour protester contre l'utilisation de l'énergie nucléaire, après l'accident de la centrale nucléaire de Three Mile Island en mars 1979. Ce groupe a ensuite organisé une série de 5 concerts au Madison Square Garden de New York en septembre 1979.

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Photographies Eric Meola

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