Rolling Stone, 06 décembre 1984

The Rolling Stone Interview



par Kurt Loder

Il aurait dû aller à Seattle, mais Bruce Springsteen a préféré Tacoma. Avec le E Street Band, il est arrivé par avion de Vancouver pour la deuxième partie de la tournée Born In The U.S.A., et aussitôt, ils sont tous tombés malades. Quelque chose dans l'air. "Le parfum de Tacoma" disent les gens du coin, la puanteur irritante des émanations nocives des scieries et des autres émissions industrielles nauséabondes qui ont donné, à la plupart des membres du groupe de Springsteen, un teint verdâtre et, à Springsteen lui-même, un mal à l'estomac. Néanmoins, son premier spectacle à guichets fermés devant les 25 000 sièges du Tacoma Dome a eu lieu comme prévu. Springsteen est un soldat où il n'est rien.

Il aurait pu jouer au Kingdome à Seattle, à 30 miles de là, où l'air est pur et l'environnement plus chic. Mais le Tacoma Dome, plus petit, a une meilleure acoustique et, de toutes façons, Springsteen - même s'il fait aujourd'hui lui-même parti de cette classe plus chic - continue de porter un intérêt bien connu au monde assiégé de la classe ouvrière. La ville de Tacoma, avec son côté morose, était parfaite.

Il était pourtant vraiment malade - blanc comme un linge en montant sur scène, et complètement épuisé quand il en est sorti, quatre heures plus tard. Mais il n'a jamais rien montré. Il a démarré avec un énergique et entraînant Born In The U.S.A., puis a visité plusieurs chansons de Nebraska, un album brillant et dépouillé, maintenant l'intérêt du public tout au long du concert. Il a fait passer des messages pendant cette tournée, quand il parle à un moment "d'impuissance", puis à un autre moment de "foi aveugle - qui s'adresse à une petite amie ou au gouvernement". "Nous sommes en 1984", dit-il à la foule qui hurle, "et les gens semblent être à la recherche de quelque chose".

A Tacoma, avant de lancer le décompte initial de l'incontournable My Hometown, il fit longuement de la publicité pour un groupe d'action communautaire, le Washington Faire Share (Partage Équitable de Washington, ndt), qui a récemment œuvré au nettoyage d'une décharge illégale et qui s'active à mettre en échec le véto du gouverneur John Spellman, sur une loi pour "le droit de savoir", qui exigerait que les industries locales informent leurs employés sur les produits chimiques toxiques auxquels ils sont exposés dans le cadre de leur travail. "Ils pensent que les gens passent avant le profit et que la communauté passe avant les entreprises", annonça Springsteen. Et il ajouta ostensiblement: "C'est votre ville natale".

C'est du rock de première classe mondiale, c'est sûr, mais il y a quelque chose en plus. Et en 1984, Bruce Springsteen est décidément devenu beaucoup plus qu'une autre rock star avec un album à vendre. C'est une présence nationale, son charisme reconnu par un partisan aussi invraisemblable que Ronald Reagan - même si Springsteen lui-même lance constamment des pics dans le désert culturel, flétri et aride, du nouvel Éden américain du président. Dans la poursuite de ce qu'on ne peut qu'appeler son rêve, Springsteen a été tenace: il a quitté l'université d'Ocean County, dans son New Jersey natal en 1968, pour tenter l'improbable aventure d'un compositeur de rock'n'roll, et pour attendre pendant une année, avec obstination, la fin d'un procès dévastateur avec son manager de l'époque, Mike Appel, qui l'a empêché d'enregistrer pendant près d'un an, au milieu des années 70. Après avoir vendu deux millions d'exemplaires de son double album, The River, il enchaîna avec Nebraska, une saisissante méditation avec seulement voix et guitare, sur les différents maux et folies de l'Amérique profonde, suivi ensuite par Born In The U.S.A., qui partage certains thèmes semblables, mais avec le soutien musical de son groupe au complet, et qui est soudain devenu son album le plus vendu à ce jour.

Au fil de la tournée, Springsteen a accordé des interviews à Oakland, en Californie - où il a fait de la publicité pour le Bekerley Emergency Food (Projet d'Urgence Alimentaire de Bekerley, ndt) - et à Los Angeles, où il possède une maison sur les hauteurs de Hollywood. Quand on lui demande comment il parvient à maintenir son spectacle parfaitement structuré, avec cette même fraîcheur, jusqu'à la dernière anecdote humoristique, il répond, "Tout est question de 'Êtes-vous vraiment là ? Vivez-vous vraiment le moment ?'".  C'est un test qu'il semble réussir à la fois sur scène et dans la vie.

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Born In The U.S.A., la chanson titre de votre nouvel album, est une de ces chansons rares: un morceau de rock enthousiaste qui parle aussi de la douleur des laissés-pour-compte - dans ce cas précis, les vétérans américains de la guerre du Vietnam. Depuis combien de temps avez-vous pris conscience de l'expérience de ces vétérans ?

Je ne sais pas si quiconque pourrait imaginer ce à quoi ressemble leur expérience spécifique. Je ne pense pas y arriver, vous comprenez ? Je crois qu'il fallait le vivre. Mais quand vous pensez à tous ces jeunes hommes et femmes, qui sont morts au Vietnam, et combien sont morts depuis leur retour - survivre à une guerre, revenir et ne pas y survivre - il faut savoir qu'à l'époque, le pays a tiré avantage de leur sacrifice. A un moment donné, ils ont véritablement été généreux avec leurs vies.

Quelle a été votre expérience personnelle du Vietnam ?

Je n'en ai pas vraiment eue. Il n'y avait aucune sorte de conscience politique à Freehold, à la fin des années soixante. C'était une petite ville et la guerre semblait très éloignée. Enfin, j'étais au courant par quelques amis qui y partaient. Le batteur de mon premier groupe a été tué au Vietnam. Il s'est engagé et a rejoint les Marines. Il s'appelait Bart Hanes. C'était un de ces gars qui plaisantait tout le temps, il faisait toujours le clown. Il est arrivé un jour et a dit, "Je me suis engagé. Je pars au Vietnam". Je me rappelle qu'il disait ne pas savoir où le Vietnam se trouvait. Et c'était tout. Il est parti et il n'est jamais revenu. Et les gars qui sont revenus n'ont plus jamais été les mêmes.

Comment avez-vous réussi à éviter l'incorporation ?

J'étais 4-F (inaptitude au service militaire pour des motifs physique, mental ou moral, ndt). J'ai eu un traumatisme crânien suite à un accident de moto à l'âge de 17 ans. Et puis, j'ai sorti toute la panoplie de l'époque, vous savez: remplir les formulaires n'importe comment, ne pas faire les tests. A 19 ans, je n'étais pas prêt à être généreux avec ma vie. J'ai été convoqué pour l'incorporation et quand j'ai pris le bus pour passer la visite médicale, je n'avais qu'une idée en tête: "Je n'irais pas". J'avais essayé d'aller à l'université, mais le lieu ne me convenait pas. Je suis allé dans une université à l'esprit très étroit où on m'a mené la vie dure et j'ai été chassé du campus. J'étais différent par mon allure et mon comportement, alors j'ai abandonné les études. Et je me rappelle être dans ce bus, j'étais avec deux ou trois copains de mon groupe et le reste du bus était rempli à 60, peut-être à 70 % de noirs, originaires d'Asbury Park. Et je me demandais ce qui fait que ma vie et celle de mes amis soit moins importante que quelqu'un allant à l'université. Ce n'était pas normal. Et c'était bizarre parce que mon père avait fait la 2nde Guerre Mondiale et il était du genre à me dire: "Attends que l'armée te prenne. Ils vont te couper les cheveux. J'ai hâte que ce moment arrive. Ils feront de toi un homme". Nous nous disputions beaucoup à cette époque. Et je me rappelle que je suis parti pendant trois jours et quand je suis revenu, je suis entré dans la cuisine, et les parents étaient là, et ils m'ont demandé: "Où étais-tu ?". Et je leur ai dit: "J'ai été appelé pour la visite médicale". Et ils m'ont dit: "Et alors ?". J'ai dit: "Ils n'ont pas voulu de moi". Mon père était assis là, et il ne m'a pas regardé, il a simplement regardé droit devant lui. Et il a dit: "C'est bien". C'était... Je ne l'oublierai jamais. Je ne l'oublierai jamais.

Quelle ironie alors, que vous soyez aujourd'hui le héros de la droite, avec George Will (1), l'éditorialiste conservateur, qui fait l'éloge de votre récent concert à Washington DC, et le président Reagan (2) qui mentionne votre nom en faisant campagne dans le New Jersey, votre état d'origine.

Je crois que ce qui ce passe aujourd'hui, c'est que les gens veulent oublier. Il y a eu le Vietnam, il y a eu le Watergate, il y a eu l'Iran - nous avons été battus, nous avons été bousculés et enfin, nous avons été humiliés. Et je crois que les gens ont besoin de se sentir à l'aise vis-à-vis du pays dans lequel ils vivent. Mais ce qui se passe, je crois, c'est que ce besoin - qui est une bonne chose - devient manipulé et exploité. Et vous voyez ces publicités pour la ré-élection de Reagan à la télévision, "C'est un jour nouveau en Amérique". Et vous vous dites, que non, ce n'est pas un jour nouveau à Pittsburgh. Ce n'est pas un jour nouveau au-delà de la 125ème rue à New York. Il fait nuit, et il y a une mauvaise lune qui se lève. Et c'est pour cette raison que lorsque Reagan a mentionné mon nom dans le New Jersey, j'y ai senti une manipulation de plus et il fallait que je me dissocie des mots aimables du président (3).

Mais, n'avez-vous pas joué le jeu des patriotes purs et durs, en sortant, une année électorale, un album qui s'appelle Born In The U.S.A., avec le drapeau américain déployé en couverture ? 

En fait, nous avons mis le drapeau sur la couverture, car la première chanson s'appelle Born In The U.S.A., et que le thème général de l'album épouse les thèmes sur lesquels j'écris depuis les six ou sept dernières années. Mais le drapeau est une image forte, et quand vous l'utilisez, vous ne savez pas ce que les gens vont en faire.

En fait, je connais un fan qui extrapole sur la photo de vos fesses sur la pochette et dit, qu'en réalité, vous êtes en train de pisser sur le drapeau. Y-a-t-il un message ?

Non, non. C'était involontaire. Nous avons pris beaucoup de photos différentes, et à la fin, la photo de mon cul rendait mieux que la photo de mon visage, alors c'est ce que nous avons mis sur la couverture. Je n'avais aucun message caché. Ce n'est pas mon genre.

Bon, où vous situez-vous politiquement ? Les élections sont dans deux semaines: êtes-vous inscrit pour voter ?

Je suis inscrit, oui. Je ne suis pas inscrit sous les couleurs d'un parti ou d'un autre. Je n'aime pas cette forme de pensée. Je trouve que c'est difficile de comprendre le système électoral dans son ensemble tel qu'il est. Je ne crois pas... je suppose que s'il y avait quelqu'un en qui je pourrais croire fortement à un moment donné, un jour, vous comprenez...

Vous ne pensez pas que (Walter) Mondale (vice-président de Jimmy Carter de 1977 à 1981 et candidat démocrate en 1984, ndt) serait meilleur que Reagan ?

Je ne sais pas. Je pense qu'il existe des différences importantes, mais je ne sais pas dans quelle mesure. Et c'est très difficile à dire, d'après leur rhétorique pré-électorale. Cette rhétorique semble toujours changer dès qu'ils entrent en campagne. C'est pour cette raison que je ne me sens pas, aujourd'hui, de véritable connexion avec cette politique électorale - qui ne peut être le meilleur moyen de trouver le meilleur homme capable de faire le boulot le plus efficace. Je veux juste essayer de travailler de manière plus directe avec les gens, essayer de trouver un moyen pour que mon groupe tisse des liens avec les communautés que nous rencontrons. Je crois que c'est une action politique, un moyen de contourner tout ce truc électoral. La politique humaine. Les gens peuvent faire beaucoup à titre individuel. Je pense que c'est ce que j'essaye de comprendre maintenant: à quel moment les sujets théoriques sur lesquels vous écrivez s'entrecroisent-ils avec les formes d'action concrètes, des formes d'implication directes dans les communautés appartenant à mon public ? Il semble qu'il y ait une progression inévitable de ce que fait le groupe, de l'idée pour laquelle nous nous sommes embarqués là-dedans. Nous voulions jouer car nous voulions rencontrer des filles, nous voulions nous faire des tonnes de fric, et nous voulions un peu changer le monde, vous voyez ?

Avez-vous déjà voté ?

Je crois que j'ai voté pour McGovern en 1972.

Que pensez-vous de Ronald Reagan ?

Et bien, je ne le connais pas. Mais je pense qu'il offre une image très mythique et très séduisante et c'est une image à laquelle les gens veulent croire. Je pense qu'il y a toujours eu cette nostalgie pour une Amérique mythique, pour les époques passées, où tout était parfait. Et je pense que le président incarne cette nostalgie pour beaucoup de gens. Sa présidence est très mythique. Je ne sais pas si c'est un mauvais personnage. Mais je pense qu'il y a une grande partie des gens de ce pays dont les rêves ne signifient rien pour lui, et qui se retrouvent simplement rejetés, sans distinction. Ma vision de l'Amérique est celle d'un pays au grand cœur, avec une vraie compassion. Mais ce qui est difficile à l'heure actuelle, c'est que la conscience sociale qui caractérisait les années soixante est en quelque sorte démodée. Vous sortez de chez vous, vous allez au boulot, vous essayez de gagner autant d'argent que possible et de prendre du bon temps le week-end. Et c'est considéré comme normal.

L'état de la nation pèse lourdement, parfois avec subtilité, sur les personnages décrits dans vos chansons depuis des années. Considérez-vous que vos albums sont liés entre eux par un point de vue socio-politique en évolution ?

Je crois que ce qui m'a toujours intéressé, c'était de bâtir une œuvre - des albums liés les uns aux autres et se répondant. Et j'ai toujours voulu faire des albums plutôt que des assemblages de chansons. Je crois que j'ai commencé bizarrement avec The Wild, The Innocent & The E Street Shuffle - surtout la deuxième face, qui est assez homogène. Je voulais trouver un groupe de personnes et les suivre quelque peu dans leurs vies. Puis, avec Born To Run, Darkness On The Edge Of Town et The River, j'ai essayé de tout relier ensemble. Dans Born To Run, il y avait cette quête, pour moi ce disque a quelque chose de religieux. Pas dans un sens religieux orthodoxe, mais il parle de choses essentielles. Cette quête, la foi, et l'idée d'un espoir. Et sur Darkness, il y avait ce conflit entre le personnage et le monde réel. Il finit vraiment seul et complètement dévasté. Puis dans The River, le personnage essayait de revenir, de se trouver une forme de communauté. Il y avait plus de chansons qui parlaient de relations entre les gens: Stolen Car, The River, I Wanna Marry You, Drive All Night, et même Wreck On The Highway - des gens qui essayent de trouver une forme de consolation dans l'autre. Avant The River, il n'y avait presque pas de chansons sur les relations. Très peu. Puis dans Nebraska... je ne sais pas ce qui s'est passé pour celui-là. Il est venu de nulle part.

L'inspiration principale ne venait-elle pas du film Badlands (4) de Terrence Malick, un film qui parlait du tueur de masse Charles Starkweather et de sa petite amie, Caril Fugate ?

J'avais déjà écrit Mansion On The Hill pendant la dernière tournée. Puis je suis rentré chez moi - j'habitais dans un endroit qui s'appelle Colts Neck, dans le New Jersey - et je me suis rappelé avoir vu Badlands et lu à ce sujet le livre, Caril, et c'était juste l'état d'esprit dans lequel j'étais à ce moment-là. Je louais une maison sur un lac, et je ne sortais pas beaucoup, et je me suis mis simplement à écrire. J'ai écrit Nebraska, toutes ces chansons, en deux mois. Je voulais écrire d'une façon plus petite que je ne l'avais fait, écrire avec des détails précis - ce que d'une certaine manière j'avais commencé à faire avec The River. Mes influences du moment venaient du film et de ces nouvelles que je lisais, écrites par Flannery O'Connor - elle est vraiment incroyable.

Y-avait-il quelque chose d'emblématique de la condition américaine chez Starkweather qui vous a frappé ?

Je pense que quand vous pouvez atteindre un stade où le nihilisme, si le terme est juste, vous submerge, et que les lois de bases établies par la société - qu'elles soient religieuses ou sociales - perdent toute signification, alors les choses peuvent devenir très sombres. Si vous perdez ces contraintes, alors tout s'en va. Les forces qui ont été mises en œuvre - je ne sais pas exactement ce qu'elles peuvent être. Je crois qu'il doit y avoir beaucoup de frustration, un manque de quelque chose sur quoi se raccrocher, un manque de contact avec les gens, vous voyez ? C'est une des choses les plus dangereuses, il me semble - l'isolement. Nebraska parlait de cet isolement de l'Amérique. Qu'arrive-t-il aux gens quand ils sont isolés de leurs amis et de leur communauté, de leur gouvernement et de leur boulot ? Car ce sont ces choses qui maintiennent votre équilibre mental, qui donnent un sens à la vie, d'une certaine façon. Et si elles disparaissent, vous commencez à exister dans un vide où les contraintes de base de la société deviennent une farce, et la vie devient une farce. Et n'importe quoi peut arriver.

La forme dépouillée et acoustique que vous avez finalement choisie pour Nebraska semblait-elle la plus appropriée pour une œuvre aussi sombre ?

Et bien, au départ je ne faisais que quelques chansons pour le prochain album rock, et je trouvais que ce qui me prenait toujours autant de temps en studio, c'était l'écriture. J'arrivais en studio et je n'avais rien d'écrit ou rien d'assez bien écrit, alors j'enregistrais pendant un mois, je faisais deux, trois trucs, je repartais chez moi, j'écrivais encore, j'enregistrais pendant un mois de plus - ce n'était pas très efficace. Cette fois-ci, j'ai acheté un petit magnétophone Teac 4-pistes et je me suis dit: "Je vais enregistrer ces chansons et si elles sonnent bien juste avec moi, alors je les apprendrai au groupe". Je pouvais chanter et jouer de la guitare et donc, il restait deux pistes pour faire autre chose, comme ajouter une guitare ou ajouter des harmonies. C'était juste censé être une démo. Puis, j'avais cette petite table de mixage Echoplex, et le tour était joué. Et c'est cette cassette qui est devenu le disque. C'est incroyable d'en être arrivé là, parce que j'ai trimballé cette cassette avec moi, dans ma poche, sans boitier, pendant deux semaines, je l'ai traînée partout. Finalement, nous avons réalisé, "Oh, mais c'est l'album". Techniquement, le disque a été dur à faire. Les morceaux étaient enregistrés bizarrement, l'aiguille lisait beaucoup de distorsion et ne gravait pas la cire. Nous avons presque faillit le sortir en cassette.

Je comprends que Born In The U.S.A. a été écrit en fait à la même époque que Nebraska; existe-t-il d'autres chansons du nouvel album qui datent de cette époque ?

En fait, la moitié de Born In The U.S.A. a été enregistré à l'époque de Nebraska. Quand nous sommes d'abord allés en studio pour enregistrer Nebraska avec le groupe, nous avons enregistré la face A de Born In the U.S.A. et le reste du temps, je l'ai passé à essayer de trouver la face B - Bobby Jean, My Hometown, presque toutes ces chansons. Donc, si vous regardez ces textes, surtout sur la face A, l'écriture est réellement très proche de celle de Nebraska - les personnages et les histoires, le style d'écriture - sauf que les arrangements sont faits pour le groupe.

Vous semblez avoir adopté une approche plus spontanée, moins laborieuse pour enregistrer cet album. Max Weinberg a dit que la chanson titre, Born In The U.S.A. est la deuxième prise - et qu'il ne savait même pas que le groupe allait reprendre à la fin, jusqu'à ce que vous lui fassiez signe dans le studio.

Oh, oui. Le morceau entier est joué live. La plupart des chansons de Born In The U.S.A. ont moins de cinq prises, et Darlington County est live, Working On The Highway est live, Downbound Train, I'm On Fire, Bobby Jean, My Hometown, Glory Days - presque tout l'album est enregistré live. Aujourd'hui notre technique de base d'enregistrement n'est pas vraiment fastidieuse. Le groupe joue vraiment bien ensemble, et en cinq ou six prises d'une chanson, c'est bon. Born To Run a été le seul album pour lequel j'ai fait énormément de prises, c'est aussi le seul album pour lequel je n'ai écrit qu'une chanson de plus que ce que nous avons enregistré. Pour Born In The U.S.A., nous avons peut-être enregistré une cinquantaine de chansons. Ce n'est pas l'enregistrement qui prend le plus de temps, c'est l'écriture - et l'attente, jusqu'à ce que je sente, "Tiens, nous tenons un album là: nous racontons une histoire". Nous enregistrons beaucoup, mais nous ne sortons pas beaucoup.

Les acheteurs de disques pirates prétendent que certains de vos titres jamais publiés font partie de ce que vous avez fait de mieux. Est-ce que le marché très actif des bootlegs concernant vos inédits vous embête ?

Je crois que personne n'aime l'idée qu'une chanson qu'il a écrite, lui est d'une certaine façon, volée ou présentée d'une manière dont il n'aurait pas voulu la présenter - la qualité est mauvaise, et ils sont tellement chers. Je n'ai moi-même aucun bootleg. Je me suis toujours dit qu'un jour, je sortirai un album avec tous ces titres inédits. Je pense qu'il y a de bonnes choses et qui méritent d'être publiées. Peut-être un jour ou l'autre, je le ferai.


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Vous avez confié deux de vos titres, Dancing In The Dark et Cover Me, au producteur Arthur Baker, pour les convertir en remix dance, avec des résultats étranges selon l'avis de certains de vos fans. Qu'est-ce qui vous a poussé à le faire ?

J'ai entendu ce remix dance de Girls Just Want To Have Fun de Cindy Lauper à la radio, et c'était incroyable. Cela avait l'air sympa à faire, alors j'ai contacté Arthur. C'est un personnage, un mec bien. Il travaillait avec un ami à lui et ils étaient vraiment fous. Ils s'activaient sur la table de mixage et ils tournaient les boutons, vous savez ? Les compteurs s'affolaient.

Y-avez-vous participé ?

Pas beaucoup - tout le truc, c'est Arthur Baker. C'est vraiment un artiste. C'était amusant de simplement lui donner une chanson et de voir l'interprétation qu'il en ferait. J'ai toujours été très protecteur vis-à-vis de ma musique et j'hésitais à faire beaucoup de choses avec. Maintenant, j'ai la sensation que ma musique n'est pas aussi fragile que je ne le pensais.

Récemment, vous avez aussi commencé à faire des clips vidéos. Que pensez-vous de ce médium ?

La vidéo est quelque chose de très puissant et je voulais m'y impliquer d'une certaine manière. Mais elle présente plusieurs problèmes.  Je ne voulais pas empiéter sur l'imagination de mon public en présentant des images concrètes, répliques d'une image de la chanson, et je ne voulais pas créer une autre histoire parce que je racontais déjà l'histoire que je voulais raconter.

Pour Dancing In The Dark, vous avez fait appel au réalisateur Brian De Palma et fait une vidéo en concert où vous mimez les paroles. Pourquoi ?

Brian a été super parce que je n'avais pas le temps - nous nous préparions pour notre premier concert - et il est venu très vite et m'a réellement soulagé du fardeau. Nous avons fait cette vidéo en trois ou quatre heures. Le play-back est un truc facile à faire, mais vous vous demandez quel est son utilité. Cette vidéo était bien pourtant, car j'ai remarqué que la plupart des gens qui venaient m'en parler étaient des gens qui ne connaissaient pas le reste de mes chansons. Très souvent, c'était de très jeunes enfants. Un jour, j'étais sur la plage et un enfant est venu vers moi, je crois qu'il s'appelait Mike, et il devait avoir 7 ou 8 ans, et il m'a dit, "Je vous ai vu sur MTV". Et il a ajouté, "Je sais danser comme vous". Alors je lui ai dit, "Et bien, montre-moi". Et il s'est mis à danser comme dans Dancing In The Dark. Et il se débrouillait très bien, vous savez ?

Vous avez réussi à atteindre un succès de masse cette année. La tournée Born In The USA se joue à guichets fermés à travers le pays, et l'album s'est vendu à plus de cinq millions d'exemplaires dans le monde. Devenir riche vous-a-t-il changé ?

Oui, il y a eu un changement. Qui ne rend pas la vie plus facile, mais qui facilite certains aspects de votre vie. Vous n'avez plus à vous soucier du loyer, vous pouvez acheter des choses à votre famille et aider vos amis, et vous pouvez vous faire plaisir, vous comprenez ? Il y a eu des moments où c'était très déconcertant, car je réalisais que j'étais riche, mais je me sentais pauvre à l'intérieur.

De quelle manière ?

Juste ma conception des choses en général, parce que je pense que c'est la façon dont j'ai été formé quand j'étais jeune. Je n'étais pas dans une situation où j'avais du fric en banque jusqu'à la tournée The River. Et pour cette tournée-ci, tout se passe formidablement bien pour le moment. Mais je ne sais pas dans quelle mesure l'argent vous change. Je ne pense pas qu'il vous change vraiment. C'est quelque chose de très privé, un outil, une commodité. Si vous devez y voir un problème, c'est un bon problème à avoir.

De toute évidence, vous ne dépensez pas votre argent dans votre garde-robe. Qu'en faites-vous ?

Je suis en train de le comprendre maintenant. Une des choses que je peux faire, c'est faire des concerts de charité, et aider les gens qui ont besoin d'aide, les gens qui luttent, vous savez, pour arriver à faire quelque chose par eux-mêmes. L'argent faisait en quelque sorte partie du rêve quand j'ai débuté. Je ne pense pas... je ne crois pas avoir joué une seule note de musique pour de l'argent. Je pense que si je l'avais fait, les gens s'en seraient rendu compte et je me serais fait viré. Et je l'aurais mérité. Mais en même temps, c'est une partie du rêve. Une partie comme...

La Cadillac rose ?

Oui, la Cadillac rose. Steve (Van Zandt, son ancien guitariste) et moi avions l'habitude de nous assoir, en nous disant, "Ouais, quand on réussira, on fera ceci ou cela...".

Qu'aviez-vous prévu de faire ?

Principalement, nous voulions ressembler aux Rolling Stones. C'est le groupe que nous aimions le plus à l'époque. Mais vous grandissez, et quand vous enfilez ces vêtements, parfois ils ne vous vont pas ou ils vous vont de manière différente, et vous êtes une autre personne, et ce que vous allez faire est différent, je pense. Mais en général, je suis heureux du succès que nous avons, et heureux d'avoir un public, et je suis heureux du succès financier que j'ai. Il m'a aidé à faire des choses que je voulais faire.

Est-ce que ce serait exagéré de dire que vous êtes millionnaire ?

Non, non. J'ai réellement autant d'argent.

À quoi ressemble votre maison à Rumson, dans le New Jersey ?

C'est un manoir sur la colline (rires). C'est le genre d'endroit dans lequel je m'étais dit que je ne vivrais jamais. Mais avant cette tournée, je cherchais une grande maison, parce que j'habitais une toute petite maison que je louais et j'ai réalisé que je faisais de la musique depuis 12 ans, et que je n'avais rien... rien qui ressemble à une sorte de chez moi. J'avais plusieurs voitures que j'ai collectionnées au fil des années, de vieilles bagnoles, des pick-ups que j'avais eu pour 500 $, une Chevrolet 1969, une Impala que Gary Bonds m'avait donnée et une Corvette 1960, qui est une des rares choses que j'ai achetées après Born To Run. Et toutes ces vieilles voitures étaient éparpillées dans les garages de plusieurs personnes à travers le New Jersey. Alors je me suis dit: "Whaou, je pense qu'il faut que j'achète une grande maison". Mais ce que je voulais vraiment, c'était une ferme avec une immense grange, où je pourrais construire un studio pour ne pas avoir à aller tout le temps à New York pour enregistrer. C'est ce que je vais faire après cette tournée.

En fait, la maison de Rumson n'est qu'une sorte de halte ?

Il semble que toutes mes maisons aient été des haltes. C'est dans ma nature, vous comprenez ? Je n'aime pas, pour certaines raisons, me sentir trop enraciné. Ce qui est amusant, parce que les choses que j'admire et qui signifient beaucoup pour moi sont liées aux racines, à la maison, mais moi-même, personnellement, je suis tout le contraire. Je suis sans racine. Je ne m'attache à aucun endroit dans lequel je suis. Je me suis toujours senti chez moi quand j'étais sur la route, dans ma voiture, ce qui est sûrement la raison pour laquelle j'ai toujours écrit sur ce sujet. J'étais très distant envers ma famille à une époque, vers l'âge de 20 ans. Il n'y avait aucune animosité, il fallait juste que je me sente libre. L'indépendance a toujours été une chose importante pour moi. Je devais avoir la sensation que je pouvais aller n'importe où, n'importe quand, pour faire ce que j'avais à faire. Et c'est principalement ainsi que j'ai toujours vécu. Récemment, j'ai... je ne sais toujours pas... je ne sais pas si j'aime la vie de famille. Ma famille, c'est mon groupe. J'ai toujours été ainsi. Je crois que quand j'étais plus jeune, je le faisais volontairement parce que je savais que je n'avais que 60 $ en poche ce mois-là, et qu'il fallait que je vive avec ces 60 $, et je n'aurais pas pu me marier, ni m'engager à l'époque. Et puis, c'est devenu ma manière d'être, vous voyez ? C'est réellement devenu ma manière d'être.

Vous n'avez jamais failli vous marier ?

Non. J'ai vécu une fois avec une fille. C'était la première fois. J'avais 20 ans et je n'avais jamais vécu avec personne.

Comment est-ce possible ?

Je ne sais pas. Je n'en sais trop rien. Peut-être que je voulais être libre de mes mouvements, courir sur la route. C'est idiot, j'imagine. Je trouve que c'est idiot, maintenant quand je le dis. Surtout parce que ce ne sont pas les idéaux qui comptent pour moi. Je pense que pour moi, l'accomplissement passe par la vie de famille. Mais vous voyez, ce n'est pas vraiment ma vie.

Mais vous écrivez toutes ces chansons sur les relations entre les gens. Que pense votre mère de cette situation ?


J'ai une grand-mère italienne, et c'est tout ce qu'elle me demande. Elle parle à moitié Italien et à moitié Anglais et à chaque fois que je vais la voir, c'est, "Où est ta petite amie ? Quand vas-tu te marier ?".

Vous semble-t-il possible d'avoir des relations amoureuses, comme tout le monde ?

Je pense que oui. J'ai eu des petites amies sérieuses par le passé. Je suis sorti avec une fille dans le club de Clarence. Je ne cherche pas vraiment à me marier là, maintenant. Je me suis promis de bien faire mon boulot et c'est, en fait, ce que je fais. Un jour, j'aimerais avoir la totale - une femme, des enfants.

Et jusque-là ? J'essaye d'imaginer Bruce Springsteen en train de proposer un rendez-vous à une fille normale.

Vous le faites simplement. Vous êtes dans un bar, ou ailleurs, vous rencontrez quelqu'un, vous n'avez pas à vous inquiéter. Vous devez continuer à vivre votre vie, de la manière la plus normale possible. Quand je sors, je ne pense pas beaucoup à l'autre partie de ma vie, à la manière dont les gens me regardent. Ce n'est presque pas en rapport. Un jour, quelqu'un peut sortir avec vous une fois ou deux pour ce que vous êtes, mais si vous êtes un idiot, cette personne n'en aura plus envie, parce que ce ne sera pas drôle. Ce genre de relation s'use très vite.

Ainsi, vous ne vous êtes jamais autorisé à vous isoler, et à vous glisser dans le syndrome Elvis Presley ?

Une des choses que j'ai toujours gardé à l'esprit était de préserver les connections avec les personnes avec lesquelles j'avais grandi, et le sens de ma communauté d'origine. C'est pour cette raison que je suis resté dans le New Jersey. Le danger de la gloire, c'est d'oublier, ou d'être déstabilisé. Vous le voyez arriver à tellement de gens. Le cas d'Elvis a dû être terriblement difficile. Parce que je me rends compte qu'il y a une différence entre vendre un million d'albums et en vendre trois millions - je vois la différence dans la rue. La gloire qu'Elvis a connu, et je pense que c'est pareil pour Michael Jackson, avec la pression et l'isolement qui semblent aller de paire, a dû être très pénible. Je ne voulais pas que cela m'arrive. Je ne voulais pas arriver quelque part et dire, "Je ne peux pas entrer. Je ne peux pas aller dans ce bar. Je ne peux pas sortir". Globalement, je fais essentiellement ce que j'ai toujours fait. Je peux aller dans un club, les gens me diront juste "Salut !" et c'est tout. Et je me lèverai pour jouer.

Je crois que la vie d'un groupe de rock dure tant que vous arrivez à regarder votre public et à vous reconnaitre en lui et tant que le public vous regarde et se reconnait en vous - dans la mesure où ces images sont humaines et raisonnables. Le plus grand cadeau que votre public puisse vous faire est de simplement vous traiter comme un être humain, parce que tout le reste vous déshumanise. Et c'est ce qui a écourté la vie, au sens littéral et au niveau créatif, de certains des meilleurs musiciens de rock - ce cruel isolement. Si la rançon de la gloire est d'être isolé des gens pour lesquels vous écrivez, alors c'est un putain de prix trop cher à payer.

Vous avez dû avoir l'occasion d'observer la situation de Michael Jackson au début. Ne l'avez-vous pas rencontré, après un récent concert des Jacksons ?

Je les ai vus à Philadelphie. J'ai trouvé que c'était véritablement un bon spectacle. Très différent de ce que je fais, mais le soir où je les ai vus, j'ai trouvé qu'ils étaient vraiment très, très bons. Michael était incroyable - réellement incroyable. C'est un vrai gentleman, et il est très ouvert... et il est grand. Je ne sais pas si beaucoup de gens en sont conscients.

Quels groupes écoutez-vous en ce moment ?

J'écoute beaucoup de choses différentes. J'aime U2, Divinyls, Van Morrisson. J'aime le groupe Suicide.

C'est logique: State Trooper, une des chansons de Nebraska, ressemble beaucoup à du Suicide.

Oui. Ils ont fait ce morceau avec juste un synthé et une voix. C'est une des chansons les plus extraordinaires que j'ai jamais entendues. C'est au sujet d'un gars qui tue...

Franckie Teardrop ?

Oui ! Oh mon Dieu, c'est un des disques les plus extraordinaires que j'ai entendus. J'adore ce disque.

Et Prince ? L'avez-vous déjà vu sur scène ?

Oui, il est incroyable sur scène. C'est l'un des meilleurs artistes de scène que j'ai vus de toute ma vie. Son spectacle était drôle, il y avait beaucoup d'humour. Il y avait ce lit qui sortait de la scène - c'était super. Je pense que lui et Steve, à l'heure actuelle, sont mes artistes de scène préférés.

Avez-vous vu Purple Rain (5) ?

Oui, c'était excellent. C'était comme un film d'Elvis - un très bon film d'Elvis des débuts.

Vous avez, une fois, essayez de rencontrer Elvis, en sautant le mur de sa demeure, Graceland. Vous avez échoué, mais avez-vous rencontré vos autres idoles musicales ?

Je suis très partagé quant à rencontrer les gens que j'admire. Vous connaissez le vieux dicton: faites confiance à l'art, pas à l'artiste. Je pense que c'est vrai. Je pense que quelqu'un peut faire de très bonnes choses et être un imbécile dans bien des registres. Je crois que ma musique est probablement meilleure que je ne le suis dans la vie. En effet, votre musique représente souvent vos idéaux, et vous n'êtes pas toujours à la hauteur de vos idéaux. Vous essayez, mais vous échouez et vous vous décevez vous-même. Concernant mes idoles, je n'aime que leur musique. Si l'occasion se présente, je serais heureux de les rencontrer, mais ce n'est pas quelque chose que je recherche énormément, parce qu'en général, c'est leur musique qui me plait. Les gens disent toujours avoir été déçus par Elvis, comme si on les avait laissé tomber. Je ne suis pas sûr qu'il faille voir les choses de cette façon. Je ne pense pas que quiconque ait été déçu par ses formidables disques, vous comprenez ? Personnellement, je pense que c'est difficile de plaire à tout le monde, et qu'il a donné le meilleur de lui-même, dans la mesure de ce qu'il pouvait maîtriser.

Il semble que vous, au moins, vous avez peu de chances d'avoir les mêmes problèmes de drogues qu'Elvis. Est-il vrai qu'après presque vingt années passées dans l'univers du rock'n'roll, vous n'avez même jamais fumé un joint ?

Je n'ai jamais touché à la drogue. Quand j'avais l'âge où c'était populaire, je n'avais pas de réelle vie sociale. Je m'entraînais à la guitare dans ma chambre. Je ne connaissais donc pas le type de pression que les jeunes peuvent ressentir aujourd'hui. De plus, j'étais très soucieux de toujours garder le contrôle à cette époque. Je bois un peu d'alcool maintenant. Il y a certains soirs quand je sors, où je bois. Mais pas trop quand même quand nous sommes en tournée, car le spectacle est si exigeant physiquement, et vous devez être en forme.

Il y a aussi une absence notable - dans vos chansons, vos spectacles, vos vidéos - de toute forme d'exploitation d'image sexuelle, qui pimente habituellement, disons, MTV. Vous ne semblez pas non plus encourager les manifestations de groupies dans les coulisses de vos concerts. C'est inhabituel pour un rocker, et je me demande si la raison a quelque chose à voir avec le fait d'avoir grandi entouré d'une mère forte et qui travaillait, et de deux sœurs ?

Je ne sais pas. Je pense que si vous avez un respect naturel pour le côté humain des gens, vous n'avez tout simplement pas envie de faire ces choses-là. C'est difficile, car nous avons tous été élevés au milieu de comportements sexistes et d'attitudes racistes. Mais il faut espérer qu'en vieillissant, vous deveniez plus perspicace et - je sais que c'est banal - que vous essayiez de traiter les autres comme vous voudriez qu'ils vous traitent.

C'est comme pour ma petite sœur: quand j'avais 13 ans, ma mère est à nouveau tombée enceinte et elle m'a vraiment fait vivre tout le truc. Nous étions assis sur le canapé à regarder la télévision et elle me disait: "Touche" et je mettais ma main sur son ventre et je sentais ma petite sœur à l'intérieur. Et depuis sa naissance, j'ai été très proche d'elle. Sa naissance est l'un des meilleurs souvenirs parce qu'elle a changé l'ambiance de toute la maison pendant un moment - tout le truc, "Chut, il y a un bébé dans la maison !". Je passais mon temps à la regarder et si elle se mettait à pleurer, je courais vers elle pour voir ce qui n'allait pas. Je me souviens d'un jour où je la surveillais, elle était sur le canapé et elle a roulé et elle est tombée sur la tête - elle devait avoir un an, c'était un bébé - et je me suis dit: "Oh, voilà. Des lésions cérébrales. Ma vie est finie. Je suis fichu !" (rires). Ma famille a déménagé en Californie quand elle avait 5 ou 6 ans, et nous ne nous sommes pas beaucoup vus pendant un certain temps. Mais à chaque fois que nous nous retrouvions, c'était comme automatique - comme si nous nous étions jamais quittés.

Je pense que ce qui se passe, c'est que lorsque vous êtes jeune, vous vous sentez impuissant. Si vous êtes un enfant et que vous regardez le monde de votre hauteur, le monde est terrifiant. Votre maison, quelque soit sa taille, vous semble si grande. Vos parents sont immenses à vos yeux. Je ne pense pas que ce sentiment vous quitte réellement. Quand vous avez 15 ou 16 ans, beaucoup de vos fantasmes sont des fantasmes de pouvoir. C'est un truc qui est exploité par les formes de musique les plus rabaissantes. Quand vous êtes enfant, vous vous sentez impuissant, mais vous ne savez pas comment canaliser cette impuissance, que ce soit grâce à un intérêt social ou en vous créant quelque chose. J'ai eu de la chance. Je l'ai géré grâce à la guitare. Je me suis dit: "Je me sens faible, mais quand je fais ceci, quand je ressens cela, quand je la tiens, je me sens plus fort". J'ai l'impression de donner une direction à ma vie. J'ai l'impression d'avoir le contrôle. Ce sentiment de faiblesse et d'impuissance existe et je pense qu'il est exploité et mal dirigé.

Un des problèmes qui se passe aux États-Unis, c'est ce "Nous sommes tous unis dans nos préjugés", vous voyez ? Ce qui unit les gens, très souvent, c'est leur peur. Ce qui unit les Blancs dans certains endroits, c'est leur peur des Noirs. Ce qui unit les hommes, c'est peut-être une attitude dénigrante vis-à-vis des femmes - ou peut-être quelque fois, ce sont les femmes qui ont cette attitude vis-à-vis des hommes. Et ces choses sont à leur tour exploitées par les politiciens, qui les transforment en peur - une peur inconsidérée des Russes ou de toute autre peur en -isme. Où très subtilement, d'une manière indirecte - comme certaines de nos mesures économiques qui sont de réelles formes indirectes de racisme, où les personnes les plus affectées sont les Noirs au bas de l'échelle sociale. Et je pense que quelque part au fond d'eux-mêmes, les gens le savent - j'en suis sûr. Ils ne l'admettent pas, mais il y a dans le fond une réelle méchanceté à utiliser les choses ainsi.

Je pense que le discours change un peu, mais combien de fois dans cette campagne présidentielle entendons-nous que le principal grief contre Mondale c'est, que c'est un homme mou ? C'est encore une part très, très importante de la culture américaine. Qui apparait subtilement de bien des manières dans ma musique: en en parlant, en faisant semblant, en essayant de ne pas faire semblant, en essayant de réussir... C'est juste... c'est trop...

Écrasant

Oui

Qu'est-ce qui vous motive à 35 ans ?

J'ai eu de la chance. Pendant le procès, j'ai compris que ma musique me maintenait en vie, ainsi que les relations avec mes amis et mon attachement aux gens et aux lieux que j'avais connus. C'est ce sang dans mes veines. Et l'abandonner pour la télévision, les voitures, les maisons, ce n'est pas le rêve américain. Au final, c'est un prix de consolation. Ce sont des prix de consolation. Et si vous y cédez - si quand vous obtenez tout, vous pensez que c'est une fin en soi, alors vous avez été dupé. Car ce ne sont que des lots de consolation, si vous ne faîtes pas attention, si vous vous vendez et si vous laissez le meilleur de vous-même disparaître. Alors, vous devez être vigilant. Vous devez porter encore plus haut votre idée de départ. Et vous devez espérer que vous êtes en train de vous élever plus haut encore.

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NOTES

(1) George F. Will, éditorialiste au Washington Post, publie le 13 septembre 1984 une tribune, intitulée "A Yankee Doodle Springsteen", dans laquelle il cite Springsteen comme exemple des valeurs américaines classiques.

(2) Le 19 septembre 1984, le président Ronald Reagan, en campagne pour sa ré-élection à Hammonton, New Jersey déclare au détour d'un discours: "L'avenir de l'Amérique repose sur des milliers de rêves dans nos cœurs. Il repose sur le message d'espoir de chansons que tant de jeunes américains admirent. Le New Jersey, si caractéristique de Bruce Springsteen. Et vous aider à réaliser ces rêves fait partie de ma mission".

(3) Le 22 septembre 1984, en concert à Pittsburgh, Bruce Springsteen en introduction à la chanson Johnny 99, déclare: "Le président a mentionné mon nom l'autre jour et je me demande bien quel est son album préféré. Je ne crois pas que ce soit Nebraska. Je ne pense pas qu'il l'ait écouté".
 
(4) Badlands (La balade sauvage, 1973) est un film de Terrence Malik, avec Martin Sheen et Sissy Spacek, retraçant l'équipée sanglante de Charles Starkweather.

(5) Purple Rain (1984),  film musical réalisé par Albert Magnoli, met en scène le chanteur Prince dans un scénario qui s'inspire de sa propre vie.

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