Rolling Stone, 05 mai 1988

La Vision du Tunnel de Bruce Springsteen



Après l'énorme succès de Born In The USA, le rocker a longuement réexaminé sa carrière et a décidé de ramener sa musique à des proportions humaines.

par Steve Pond

LE PUBLIC EST COMPOSE DE SES INGÉNIEURS DU SON, de la femme et du fils de son saxophoniste et d’une vingtaine de placeurs et de gardes de sécurité. Mais cela n’arrête pas Bruce Springsteen, qui est en train de faire une prestation extraordinaire à l’Omni, à Atlanta. En cette fin d'après-midi, il est en plein milieu d’un soundcheck, pas un des ces soundchecks marathon pour lesquels il est réputé, mais une occasion de se re-familiariser, pour une heure, avec sa musique, en jouant ses chansons préférées, vieilles ou actuelles, ou tout ce qui lui passe par la tête.

Springsteen est debout au milieu de l’immense scène blanche, portant un jean et une chemise blanche à manches longues, riant lorsqu’il essaie de reconstituer les chansons dont il a oublié la moitié des paroles, plaisantant lorsqu'un des membres du groupe entame le riff d’une vieille chanson connue et murmurant, “Ok, quoi pour la suite ?”, quand il a fini une chanson. C’est un set country et folk: les Everly Brothers, Hank Williams et d’autres chansons moins connues. Quelques chansons s’étiolent après un vers ou deux; mais de temps en temps, Springsteen et le groupe créent instinctivement un arrangement complet, prennent une chanson et se l’approprient.

C’est ce qui s’est passé pendant Across the Borderline, une chanson vieille de six ans de Ry Cooder, John Hiatt et Jim Dickinson, tirée du film The Border. Une lamentation plaintive sur des Mexicains en quête d’un paradis américain, la chanson est une des passions actuelles de Bruce: une personne de son entourage dit qu’il a rendu tout le monde complètement dingue à force de la passer dans le van.

Donc, quand Springsteen en chante les premiers vers, les membres du groupe s’emparent rapidement de ce rythme lent; car celle-là, ils l’ont déjà entendue. Le guitariste Nils Lofgren joue en slide (1) et ajoute un contrepoint douloureux à la voix de Springsteen. Dès le premier refrain, c’est devenu une performance à en briser les cœurs: "When you reach the broken promised land / Every dream slips through your hand / And you'll know that it's too late to change your mind / 'Cause you've paid the price to come so far / Just to wind upwhere you are / And you're still just across the borderline" (Quand tu atteindras la terre promise brisée / Chaque rêve te filera entre les mains / Et tu sauras qu’il est trop tard pour changer d’avis / Parce que tu as payé le prix pour arriver jusqu’ici / Simplement pour finir où tu es / Et tu es toujours juste de l’autre côté de la frontière).

Tout comme la meilleure musique de Springsteen, c’est une chanson avec un sens profond des conséquences. Non seulement les vers sur les rêves brisés et les promesses non tenues rappellent ses propres chansons, mais elle semble s’adresser directement à l’expérience d’un homme qui rêvait de devenir une rock star, qui est ensuite devenu la plus grande; qui s’est retrouvé isolé et vide, et qui s’est battu en réévaluant son travail, puis en se tournant vers son mariage; qui, à l’âge de 38 ans, a mis de côté son intime conviction que le rock'n'roll peut vous sauver, au profit de l’idée plus modeste que l’amour pourrait vous sauver - si vous y consacrez du temps et des efforts.

Je pense que j’avais pour habitude de croire que le rock pouvait vous sauver,” dit-il plus tard. "Je ne le crois plus. Il peut faire beaucoup. Il a fait sans aucun doute beaucoup pour moi - il m’a donné un centre d’intérêt et une direction et de l’énergie et un but. Quand j’étais petit, c’était votre meilleur ami: votre dernier 45 tours, mec, c’était votre meilleur pote".

Mais au fur et à mesure que vous vieillissez, vous vous rendez compte que ça ne suffit pas. La musique seule - vous pouvez vous y trouver un refuge, et vous pouvez y trouvez du réconfort et du bonheur, vous pouvez danser dessus, vous pouvez danser un slow avec votre copine, mais vous ne pouvez pas vous y cacher. Et elle est si séductrice que vous voulez vous y cacher. Et puis, quand vous vous retrouvez dans la situation d’un type comme moi, où c’est réalisable si vraiment on le veut, alors vous pouvez le faire véritablement”.

Il s’interrompt. ”Enfin, vous pensez que vous pouvez le faire malgré tout. En fin de compte, c’est impossible, parce que peu importe qui vous êtes, que ce soit moi ou Elvis ou bien Michael Jackson, en fin de compte, c’est impossible. Vous pouvez utiliser tous vos pouvoirs pour vous isoler, vous entourer d’objets de luxe, vous enivrer de la façon qui vous plaît le plus. Mais ça commence à vous miner de l’intérieur, parce qu’il y a quelque chose à gagner en s’engageant avec les gens, en ayant une relation avec une personne, que vous ne pouvez trouver nulle part ailleurs. Je suppose qu’à un moment donné cette idée m’a fracassé, c’était avant que je ne me marie...".

C’est simplement déroutant. Même le genre de relation que vous pouvez établir pendant votre concert, et qui est énorme, vous ne pouvez pas y vivre. Vous passez trois heures sur scène, et après il reste les 21 autres. Peut-être savez-vous exactement ce que vous faites pendant ces trois heures, mais vous feriez mieux de penser à ce que vous allez faire pendant les 21 restantes, car vous ne pouvez pas vous engager à jouer 24 heures sur 24”.

LA PREMIÈRE CHOSE QUE J’AI FAITE", DIT SPRINGSTEEN, "A ÉTÉ de placer chacun des membres à une place différente”. C’était le premier jour des répétitions pour la tournée Tunnel Of Love Express, et il savait qu’il était temps d’avoir un show qui serait radicalement différent des explosions sonores en stades qui avaient suivi son album Born In The U.S.A. - d'autant plus que ces shows ressemblaient déjà beaucoup aux concerts encensés qu’il faisait, quand il a commencé à jouer dans de grandes salles en 1978.

Il a donc délogé les membres du E Street Band des places que la plupart occupaient sur scène depuis ces treize dernières années: le batteur Max Weinberg est passé sur le côté de la scène; le pianiste Roy Bittan et le claviériste Dan Federici ont échangé leurs places; tout comme le guitariste Nils Lofgren et le bassiste Garry Tallent; le saxophoniste Clarence Clemons est passé de sa place à la droite de Bruce à sa gauche; et la choriste Patti Scialfa a pris une guitare, s’est mise à l’ancienne place de Clarence et elle est devenue la nouvelle interlocutrice principale de Bruce sur scène. Une section de cuivres recrutée parmi les membres de La Bamba & The Hubcaps, un groupe de bars du New Jersey, a pris place à l'arrière de la scène. Springsteen avait déjà essayé ça une fois - au début des répétitions pour la tournée Born In The U.S.A. - mais à cette époque-là, dit-il le groupe avait “flippé”.

Cette fois-ci, les musiciens, qui savaient tous que leur patron avait envisagé une tournée acoustique et en solo, se sont vite adaptés au changement. Springsteen savait ce qu’il ne voulait pas - “J’ai fait une petite liste de trucs que je ne me voyais pas jouer”, dit-il, mais quand son manager Jon Landau lui a dit qu’il était temps de mettre les billets en vente, il ne savait pas ce qu’il voulait. “J’ai dit, 'Je ne sais pas si j’ai vraiment un show, je ne sais pas si j’ai vraiment un set'”, dit Springsteen en riant. “Jon a dit, ‘Et bien, tu sais, c’est ton boulot, tu le fais depuis longtemps, tu le fais bien, donc ça arrivera’. Donc, je lui ai fait confiance”.

Deux mois et demi plus tard, quand il monte sur la scène de l’Omni, Springsteen a un show. Il est presque aussi rock que ses précédents concerts, mais il est aussi beaucoup plus intime: alors que sa dernière tournée, qui a eu lieu dans d’immense stades en plein air, explorait les thèmes de la communauté et de la société, cette tournée, qui se joue uniquement dans des salles fermées, a pour thème central le désir, l’engagement et la famille. Le premier set se compose en partie des chansons de l’album Tunnel Of Love traitant des relations, et en partie de faces B et de chansons jamais sorties sur disque: Be True et Roulette ont toutes deux été enregistrées pour l’album The River. (Springsteen dit maintenant, “Ces deux chansons auraient dû figurer sur The River, et je suis sûr qu’elles auraient été meilleures qu’un ou deux trucs qu’on y a mis”) Et à la fin du set, il y a quelques grands succès de la tournée Born In The U.S.A. Des chansons qui ont fait depuis longtemps partie du répertoire de base de Springsteen manquent à l'appel, remplacées en grande partie par une musique dure, sombre, et presque claustrophobique: chaque moment doux et nostalgique est brisé par des chansons plus froides et plus effrayantes.

Vers la fin du set, le pianiste Roy Bittan joue une mélodie pastorale et, Springsteen s’avance vers le micro. Le monologue qu’il délivre, visiblement sur la mère célibataire, personnage central de Spare Parts, aurait tout aussi facilement pu parler d’une rock star déterminée à faire quelque chose de différent.

Le passé est une drôle de chose” dit-il, alors que la foule se calme et que Bittan joue doucement. “Le passé est quelque chose, je pense, qui peut vous faire sombrer et vous empêcher d’avancer, quand vous êtes pris dans de vieux rêves qui vous brisent le cœur, maintes et maintes fois, quand ils ne se réalisent pas''.

S’ensuit une version brutale de Spare Parts, puis un furieux War - aucune introduction nécessaire, avec les troupes de Reagan postées au Honduras - et finalement, juste avant la pause, Born In The U.S.A. Il y a trois ans, cette chanson était un puissant appel aux armes qui débutait pratiquement tous les concerts de Springsteen; maintenant, arrivant à la fin d’un set qui parle constamment de luttes personnelles et sociales dévastatrices, la chanson n’évoque en rien le patriotisme que certains se forçaient à voir durant la dernière tournée. Toujours aussi exultante sur un plan musical, Born In The U.S.A. est soudainement perçu comme un blues brutal et déchirant des temps modernes.

"QUAND NOUS AVONS JOUÉ CE PREMIER SET EN RÉPÉTITION", dit Springsteen, “J’ai dit, 'Ouais, c’est bon'''. Assis dans la pénombre de sa loge à Atlanta, il baisse la voix qui n’est plus qu’un murmure guttural. ''Ça me semblait vraiment nouveau, vraiment moderne. J’imagine que quelques personnes auront un peu plus de mal avec ça". Il rompt le charme d’un rire bruyant et rauque. ''Mais c’est normal''.

Il est un petit peu plus d’une heure du matin, et le reste du E Street Band est parti. Il n’y a personne dans les loges de l’Omni nommées Cuivres, Patti, Groupe et Mokshagun (le nom donné à Clarence par son gourou, Sri Chinmoy, dont le portrait encadré est posé à côté d’une bougie allumée dans la loge de Clarence). La tournée de Springsteen est sobre, calme et organisée avec précision; s’il n’y avait pas un autre concert demain, ils seraient déjà dans l’avion en direction de la prochaine ville ou en direction du New Jersey pour un jour ou deux.

Maintenant, Springsteen est assis dans un gros fauteuil rembourré, vêtu d’un pantalon noir, d’une chemise noire, d’une veste en cuir noir et de bottes de cow-boy noires au bout argenté qu’il porte sur scène; il a une alliance en or à la main gauche et un diamant à l’oreille gauche. Il boit une Heineken très lentement et prend de temps en temps un bretzel dans le petit bol posé sur sa table basse. Derrière lui, un chauffage d’appoint rougeoyant est allumé. La pièce est austère: un rideau devant la porte, une table de massage pliante, une table présentant un buffet léger, avec de la nourriture et des boissons.

Bien qu’il n’ait pas l’air fatigué, Springsteen parle lentement, luttant contre son envie de sortir du sujet de la discussion. La plupart du temps, il est sérieux et philosophe, bien que l’énorme rire sifflant et nerveux avec lequel il interrompt constamment, aussi bien ses blagues que ses commentaires instructifs et profonds, suggère qu’il ne se prend pas trop au sérieux.

''L’idée pour la tournée'', dit-il, ''c’est que vous ne saviez pas quelle chanson allait suivre. Et pour le faire, il faut simplement se débarrasser de ses repères, le truc qui n’est pas devenu un rituel incontournable lors de la tournée Born In The U.S.A., mais qui le deviendrait si nous le faisions maintenant. L'idée nous aurait un peu fait pousser les mêmes boutons, vous comprenez ?''. Springsteen et le groupe ont fait plus de répétitions pour cette tournée que pour toutes les précédentes tournées réunies. En cours de route, des chansons ont été abandonnées, alors que Springsteen trouvait que ses thèmes et certains refrains ''avaient perdu leur signification émotionnelle''. La dernière chanson éliminée était Darlington County qui avait été ajoutée pour éclairer un set qu’il a finalement décidé ne pas vouloir éclairer.

''Ce sentiment de peur - mec, il est partout”, dit-il, fixant du regard le mur de sa loge. ''Il est dehors, dedans, dans la chambre, dans la rue. Le principal était de montrer des gens luttant pour cette idée d’avoir un foyer: des gens chassés de leur foyer, des gens cherchant leur foyer, des gens essayant de construire leur foyer, des gens cherchant un abri, du réconfort, de la tendresse, un peu de gentillesse quelque part''.

Springsteen ne change pas beaucoup le spectacle soir après soir, car il sent qu’il est ''ciblé et spécifique”. Au cœur de celui-ci, il y a des échos de sa lutte, quand il a commencé à vivre le rêve du rock’n’roll qui l’avait animé depuis qu’il était un adolescent, grandissant près de la côte du New Jersey. ''Je pense que vous arrivez à un point où vos anciennes réponses et vos anciens rêves ne fonctionnent plus vraiment", dit-il, "alors, vous devez passer à autre chose. Pour moi, il y a eu ce moment précis où j’ai du abandonné mes vieux rêves parce que je les avais dépassés. Je suppose qu’à un moment précis, je me suis senti assez vide''.

Pour Springsteen, ce moment précis est arrivé après le succès du double-album The River, quand il enregistra les chansons folk austères et hantées qui composaient son album Nebraska , sorti en 1982. ''Je suppose que c’est de là que vient une partie de ce disque", dit-il. "J’ai fait un petit voyage à travers le pays, car je me sentais seul”. Il s’arrête. “Vous commencez alors à faire quelques pas vers les autres. C’est là où vous devez aller. Et vous arrivez à un point où quelqu’un vous dit, 'Je peux te montrer ces autres choses, mais il faut que tu me fasses confiance'”.

Cette personne était Julianne Philips, une actrice-mannequin qu’il a rencontrée en 1984 à Los Angeles et épousée au mois de mai suivant. Les chansons qui suivirent, les chansons de l’album Tunnel Of Love, se concentrent sur les dangers des histoires d’amour d’adultes et sur l’engagement. “Je voulais écrire des chansons romantiques différentes, qui englobent les différentes expériences émotionnelles de n’importe quelle relation, quand vous vous engagez vraiment avec cette autre personne et que vous n'êtes pas dans un fantasme romantique narcissique, ni dans une forme d’intoxication ou autre chose”.

Jusque-là, dans ma vie, je ne m’étais pas autorisé à me trouver dans une situation où j’aurais pu moi-même avoir une raison pour réfléchir à ces choses-là. Quand j’avais entre 20 et 30 ans, je l’évitais délibérément”. Il rit en en parlant. “Je me disais, 'J’ai assez de choses à faire, je ne suis pas prêt pour ça, je n’écris pas des chansons sur le mariage'. Mais quand ce disque-là est sorti, j’ai voulu faire un disque sur ce que je ressentais, sur le fait de faire entrer véritablement une autre personne dans votre vie et d’essayer de faire partie de la vie de quelqu’un d’autre. C’est effrayant, c’est quelque chose qui est toujours rempli d’ombres et de doutes et aussi de choses merveilleuses et de belles choses”.

Il rit encore. “C’est difficile, parce qu'il y a une partie de vous qui veut de la stabilité et le foyer, et il y a une partie de vous qui n’en est pas si sure. C’était l’idée du disque, et il a fallu que je change vraiment pour arriver à un point où je puisse écrire sur ce sujet. Je n’aurais pu écrire aucune de ces chansons à aucun autre moment de ma carrière. Je n’aurais pas eu la connaissance ou l’idée ou l’expérience pour le faire”.

Et pense-t-il avoir trouver le foyer dont il parle sur scène dans ses chansons ? “Parfois oui, vraiment”, dit-il à voix basse. “Je ne crois pas que vous trouvez quelque chose et que, voilà, c’est la fin de l’histoire. Vous devez trouver la force de l’alimenter et de construire dessus et de travailler pour ça et d’y mettre constamment de l’énergie. Je veux dire, il y a des jours où vous y arrivez presque et d’autres où vous en êtes vraiment très loin. Je pense avoir l’impression de savoir beaucoup plus de choses à ce sujet qu'avant, mais c’est comme tout le reste: vous devez écrire une nouvelle chanson chaque jour”. Il sourit. “Je me dit, whaou, je suis marié depuis trois ans, presque. Et j’ai l’impression que nous venons juste de nous rencontrer”.

IMMÉDIATEMENT, LE DEUXIÈME SET A L’OMNI viole une règle édictée pour tout concert de Springsteen: il commence, non pas avec un rock endiablé, mais avec une version calme, appuyée de Tougher Than The Rest, une ballade de l’album Tunnel Of Love. Elle est suivie par une interprétation tonitruante de She’s The One, vieille de 13 ans; l’arrangement original néo-rockabilly de You Can Look (But You Better Not Touch); une exubérante version de I’m A Coward, un vieux titre de Gino Washington; un reggae inédit et ondulant, Part Man, Part Monkey; et les morceaux rock Dancing In The Dark et Light Of Day. Mais c’est Walk Like A Man, rempli de détails autobiographiques et d’un désir ardent plaintif - “Je prie pour avoir la force de marcher comme un homme”, chante Springsteen, qui s’inquiétait d’être trop direct et trop personnel en écrivant la chanson – qui conclut ce set de chansons parlant de désir.

Pour un rappel, Springsteen arrive avec une guitare acoustique. “Quand j’étais assis chez moi, je pensais à partir en tournée et j’essayais de décider ce que j’allais faire”, dit-il. “J’ai pensé, 'Eh bien, il faut que je chante une nouvelle chanson'. C’est mon boulot. Mais voici une vieille chanson. J’ai écrit cette chanson à l'age de 24 ans, assis au pied de mon lit à Long Branch, New Jersey, et j'ai pensé, 'Le monde, me voici'”. Il rigole. “Quand je l’ai écrite, je crois que c’était pour moi une chanson sur un garçon et une fille qui voulaient courir et continuer à courir”.

Tonnerre d’applaudissements; la foule sait ce qui va venir. “Mais en prenant de l’âge, et en la chantant au fil des années, elle s’est ouverte en quelque sorte, et je pense que j’ai pris conscience qu’elle parlait de deux personnes à la recherche de quelque chose de meilleur. Ils recherchent un endroit où s’établir et essayer de construire leur vie. Et je pense qu’à la fin, ils recherchaient un foyer, ce que tout le monde cherche toute sa vie, il me semble. J’ai passé ma vie à le chercher, je crois. Bref, cette chanson m’a bien tenu compagnie pendant ma quête. J’espère qu’elle vous a bien tenu compagnie pendant la vôtre”.

La version acoustique de Born To Run qui suit est mélancolique et loin de tout romantisme, le genre d’instant obsédant qui donne à Springsteen et à son public le droit de faire la fête. Et c’est ce qu’ils font - avec Hungry Heart, et Glory Days et enfin avec Rosalita (Come Out Tonight) et le Detroit Medley, un des standards du rock, souvent présent dans les rappels de Springsteen, et qui inclut Devil With A Blue Dress.

Et alors que Springsteen donne à ce spectacle volontairement nouveau une fin très traditionnelle, au milieu d’un tourbillon de rock’n’roll, dans lequel il semble presque tourner le dos aux sévères leçons qui ont précédé la fête, il hurle combien ces chansons-là s’intègrent bien au concert. Il présente Rosalita comme “la meilleure chanson d’amour que j’ai jamais écrite !” Et avant le Detroit Medley, il crie “Mais ce n’est pas la fin de l’histoire. Ils sont montés dans leur voiture, ils sont partis en voiture, ils sont entrés dans un petit bar, il y avait un groupe, le leader a crié 'un, deux, trois, quatre ! Devil With A Blue Dress…”. Chaque histoire d’amour, semble-t-il, mérite une fin heureuse et comme une conclusion à ce très sombre voyage, Bruce Springsteen sourit comme un fou, danse un boogaloo et écrit sa fin heureuse.

IL Y A UN PIANO A QUEUE STEINWAY DANS LE SALON et un étui de guitare près du canapé, mais la musique dans la suite de l’hôtel chic de Bruce Springsteen provient d’un petit magnétophone jouant une cassette de blues de Chicago. C’est bientôt l’heure d’un nouveau soundcheck, et les restes du dernier repas de Springsteen traînent sur la table de sa salle à manger: une boite de Shredded Wheat, un bol de céréales contenant un reste de fraises et de lait. Vingt-cinq étages, un ascenseur privé, deux réceptionnistes et deux gardes de la sécurité, loin des fans attendant à l’extérieur du Ritz-Carlton d’Atlanta. Springsteen est assis dans un fauteuil, il porte un jean, une chemise blanche à rayures et des bottes de cow-boy au bout argenté, il tient un milkshake au chocolat et parle de sa carrière.

Pour certains, Tunnel Of Love est une décision idiote: un album de ballades intimes de la part d’un type qui s’est imposé avec un albums de chansons rock. Cette tournée n’est pas le poids-lourd qu’était la précédente et l’album s’est considérablement moins bien vendu que Born In The USA - bien que Springsteen le préfère clairement à son disque précédent, qu’il désigne simplement comme un “disque rock”. Il déclare, “Je n’ai jamais senti qu’il était complètement abouti, même si Born In The USA et My Hometown lui donnaient un cachet plus thématique que ce qu’il était en réalité”. Le héros du rock immensément populaire ne serait-il maintenant qu’un type de plus, avec un album dans le Top 20 et une tournée dans les salles locales ?

Je n’ai pas vraiment envie de faire un disque qui se vende à des millions d’exemplaires” dit-il. “Je veux dire par là que j’ai eu du plaisir avec Born In The USA, et il m’a apporté un nouveau public, certains laisseront tomber et d’autres resteront jusqu’à la fin du spectacle. Je ne considère pas Tunnel Of Love comme un disque mineur, mais je suppose qu’il ne vous atteint pas et ne vous attrape pas par la gorge et ne vous fouette pas comme Born In The USA".

Je ne serais pas gêné d’avoir un autre énorme disque comme celui-là. Mais mon souci principal est d’écrire cette nouvelle chanson, avec cette nouvelle idée, cette nouvelle perspective. Pour moi, c’est là l’essence de mon travail”. Il glousse. “Mais il faut également faire danser les gens. C’est aussi mon travail. C’est donc pour cette raison que vous voulez écrire une chanson rythmée”.

Mais à présent, le moment le plus émouvant de son spectacle est peut-être bien la chanson rythmée qui a été ralentit, la chanson qui parlait de fuite et qui est devenue une chanson sur le foyer. ''Je voulais séparer Born To Run de toutes les versions qui nous avions faites précédemment”, dit Springsteen. “Je ne voulais pas m’y plonger comme dans un vieil hymne ou autre et je voulais offrir aux gens l’occasion de revisiter la chanson. Et à moi-même aussi”. Il sourit. “Je pense que dans cette chanson, j’ai posé toutes les questions auxquelles j’essaie de répondre depuis l’âge de 24 ans. J’étais jeune et c’étaient les choses que je voulais savoir. Et quinze ans plus tard, vous comprenez beaucoup mieux ce que sont ces choses, et ce qu’elles coûtent, et leur importance. Et je suppose que lorsque je joue cette chanson maintenant, j’imagine que vous ressentez certaines de ces choses”.

Je me suis vraiment posé ces questions à cet âge-là, et j’ai vraiment fait, sincèrement je pense, le maximum pour trouver des réponses. La façon de garder foi en son public n’est pas de signer des autographes; il faut garder foi en cette quête initiale que vous avez déterminée. Je suppose que ce spectacle est un – ce n’est pas une réponse à toutes les questions, en aucune façon, mais c’est ce que j’ai appris et ce que je sais”.

Mais Bruce Springsteen, rockstar multi-millionaire dans sa suite de luxe peut-il rester proche de son public, alors que des politiciens et les publicités à la télévision se sont appropriés ses images ? Après tout, Springsteen aurait pu ajouter Backstreets à son set, après qu’un fan lui a envoyé une lettre expliquant l’importance de cette chanson pour lui et ses amis - mais lorsqu’il raconte cette histoire, même Bruce est étonné que le fan ait réussi à franchir la sécurité et à acheminer la lettre jusqu’à sa chambre d’hôtel.

D’une certaine façon”, dit-il en bégayant, “il n’y a pas beaucoup de différence. Je sors toujours, je rencontre des gens. Avec l’ampleur de la chose, la manière de réagir est de devenir plus intime avec votre travail. Je suppose que c’est la raison pour laquelle, après Born In The USA, j’ai fait ce disque intimiste. J’ai fait un disque qui, d’une certaine façon, s’adressait vraiment au noyau dur de mon public, mes fans de toujours”.

Il fronce les sourcils. “L'ampleur est un piège, c’est dangereux. Vous pouvez simplement devenir une pure icône, ou vous pouvez simplement devenir un test de Rorscharch (2) sur lequel les gens projettent leurs propres impressions, ce que vous êtes toujours de toute façon, dans une certaine mesure. Avec cette ampleur, et l’appropriation de vos images et de vos attitudes – vous savez, vous vous réveillez et vous êtes une publicité pour une voiture ou pour autre chose. Et je pense que la manière dont l'artiste gère ça, est simplement de la réinvention. Il faut constamment réinventer, et c’est un long voyage, c’est une longue route”.

Si à un moment donné, ses relations avec son public avaient dû changer, ajoute-t-il, cela aurait été pendant la fureur de Born To Run en 1975 - les couvertures de Time et de Newsweek, les prestations dans des salles plutôt que dans des clubs, le poids d’être le produit publicitaire d’une compagnie de disques - plutôt que lors de l’explosion de Born In The USA dix ans plus tard.

Évidemment, l’expérience de Born In The USA a eu ses moments effrayants”, dit-il. “Mais j’avais une perception vraiment solide de moi-même à l’âge de 35 ans. A 25, je pensais que j’allais disparaître… Et puis, quand j’avais 25 ans, j’ai travaillé continuellement, simplement parce que je n’avais rien d’autre dans ma vie. Je pense qu’à ce stade de ma vie, je suis arrivé au point où je veux une vraie vie, et c’est quelque chose que vous devez construire tout seul, de vous-même. Et J’ai eu de la chance: la plupart de mes fans, la plupart des gens que je rencontre me souhaitent de réussir. Et puis vous rencontrez d’autres personnes pour qui - votre vraie vie est une intrusion dans leur fantasme, et elles n'aiment pas ça”.

Il rit bruyamment. “Mais, eh, ce n’est pas mon problème. Alors de toute façon, en chemin, je rencontre probablement un peu moins de fans qu’avant, mais en dehors de quelques détails, je pense que mes sentiments fondamentaux et mon attitude envers mon public n’ont pas vraiment changé. Je crois que je me sens encore fondamentalement un des leurs".

Et c’est pourquoi, semble-t-il, le nouveau Bruce Springsteen sort encore la grosse artillerie à la fin de la soirée, c’est pour cette raison que le gars qui refuse de jouer Badlands et Thunder Road et Jungleland finit chaque spectacle avec Rosalita et le Detroit Medley, qui dure une demi-heure.

C’est toute l’astuce du spectacle”, dit-il. “La chanson la plus importante, vraiment, c'est Devil With A Blue Dress”. Il éclate de rire, savourant l’apparente bêtise de cette idée. “Parce que le spectacle s’intensifie au moment où les lumières s’allument. Les lumières s’allument, et la scène glisse jusqu’à se fondre avec le public et le public s’avance, et c’est ça l’évènement. Vous penseriez que la fin du spectacle n’est qu’excitation, mais ce n’est pas le cas. Il s’agit d’émotion. Parce que c’est lorsque les gens sont les plus visibles qu’ils sont les plus vulnérables, les plus libres”.

C’est à ce moment-là que les choses prennent une certaine perspective. Vous regardez devant vous, loin devant vous, et vous voyez un gars, et il vous fait un signe de la main, et vous lui répondez - et bizarrement, vous savez que c’est le but de toute la soirée. Et ce qui fait que c’est bien plus qu’un simple exercice physique, c’est le reste du spectacle qui résonne derrière et qui donne à ces chansons, qui semblent être balancées au hasard, un sens émotionnel et une vie émotionnelle. Et bizarrement, malgré tout ce que j’aborde dans mes chansons pendant le reste de la soirée, je ne suis pas sûr de dire quoi que ce soit de plus important qu’à cet instant particulier”.

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NOTES

(1) La (guitare) slide recouvre l'ensemble des manières qui consiste à glisser un objet sur les cordes de la guitare. Cette technique, généralement associée au blues, est jouée à l'aide d'un bottleneck (goulot).

(2) Le test de Rorschach (décrit par le psychiatre et psychanalyste Hermann Rorschach en 1921) est à la base de la psychologie projective et consiste en une série de taches symétriques, proposées à la libre interprétation du sujet. Les réponses fournissent matière à l'étude de sa personnalité.

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Photographies Annie Leibovitz

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