Rolling Stone, 05 février 2009

Bring It All Back Home



Avec son troisième grand album de la décennie, Bruce Springsteen aborde des sujets comme l'amour, la loyauté - et l'échéance finale.

par David Fricke

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LE SON EST AMATEUR, CLASSIQUE DE CETTE ANNÉE 1966 - désordonné, des guitares qui tintent, une batterie impatiente et des harmonies vocales brutes, dopées aux hormones - et Bruce Springsteen en connaît chaque note par cœur. Hypnotisé par la joie devant une petite stéréo portable poussée à son volume maximal, il danse sur la pointe des pieds, gratte vigoureusement une guitare imaginaire de son poignet droit et hurle durant le refrain - "Baby I-I-I-I !" - dans une version sauvage, plus grave que son vieux ténor d'adolescent plaintif. Springsteen, 59 ans, chante volontiers et joue de l'air guitare pour lui-même - sur Baby I, un single qu'il a enregistré à l'âge de 16 ans, quand il était guitariste et chanteur des Castiles, un garage band du New Jersey.

Plus tôt dans l'après-midi, Springsteen est assis dans le salon lambrissé de Thrill Hill, une ferme du XIXème siècle qu'il a converti en studio, au centre du New Jersey. Il parle de certains échos des années soixante - dont les Walker Brothers, Jimmy Webb, les Beach Boys sur Heroes and Villains et Fifth Dimension des Byrds - qui résonnent à travers Working On A Dream, son nouvel album avec le E Street Band. Ce qui l'amène à se souvenir des Castiles, son premier groupe de rock sérieux. Tout à coup, Springsteen se lève de sa chaise. "Il faut que je vous le déniche avant de partir" dit-il, tout excité. "J'ai trouvé la véritable cassette deux-titres de notre disque. Je l'ai faite graver sur un CD. Elle est chez moi. Je vais vous l'amener".

Et il le fait, se précipitant chez lui - Springsteen, sa femme et choriste du E Street Band, Patti Scialfa et leurs trois enfants adolescents vivent dans une maison du XVIIIème siècle en bordure de route - et revient. Springsteen ne prend même pas la peine d'ôter son épais manteau d'hiver. Il traverse le porche vitré là où il enregistre de nouvelles chansons et où il a enregistré en 2008 Devils & Dust, son album solo, appuie sur 'play' et retourne dans le passé au 18 mai 1966, quand les Castiles ont enregistré Baby I et la face B, That's What You Get, chez Mr Music Inc, un studio tout proche, à Bricktown.

"Et bien, à quoi pouvait bien ressembler un studio à cette époque-là" dit Springsteen, après avoir passé les deux morceaux. Lui et George Theiss, le chanteur-guitariste, ont écrit les chansons, selon la légende, dans la voiture qui les conduisait à la session. Le groupe les a enregistrées en une heure. "De temps en temps, je parle avec George" raconte Springsteen. "Il s'est marié très, très jeune. Il avait une jolie famille. Il faisait de la musique. J'allais tout le temps le voir au Stone Pony. Il avait une belle voix".

Mais le grand moment des Castiles s'en est allé en ce jour de 66 - leur single n'a jamais été commercialisé - alors que Springsteen, presque 43 ans plus tard, atteint un nouveau sommet de sa carrière. Working On A Dream est le troisième grand album en une décennie de Springsteen avec le E Street Band, et sans doute le meilleur des trois, avec ses compositions classic-pop et la force de ses paroles intimes. Ils ont fait la plupart des titres lors de journées de repos durant la tournée 2007-08 - Danny Federici a joué des claviers sur certains titres, avant son décès dû à un mélanome le 17 avril, à l'âge de 58 ans - avec Springsteen et le producteur Brendan O'Brien enrichissant l'allant naturel du E Street Band sur My Lucky Day, What Love Can Do et l'opéra équestre de huit minutes en ouverture, Outlaw Pete, avec une abondance de cordes, de guitares, de chœurs et le souffle léonin du saxophoniste Clarence Clemons. Le résultat donne l'album le plus richement décoré de Springsteen depuis Born To Run en 1975.

Il a déjà débuté la nouvelle année par un Golden Globe pour la chanson du film The Wrestler, et il est aussi assuré de recevoir une nomination aux Oscars. Après sa performance du 18 janvier à Washington DC, lors du concert We Are One, le concert gratuit d'investiture de Barack Obama, Springsteen se produira avec le E Street Band à la très attendue mi-temps du Super Bowl, le 1er février - un concert donnant le coup d'envoi d'une autre tournée du E Street Band, au printemps aux États-Unis, et en Europe. La dernière fois que Springsteen a composé, enregistré et pris la route à cette vitesse-là remonte à l'époque où il était un nouvel artiste Columbia. Ses deux premiers albums, Greetings From Asbury Park, NJ et The Wild, The Innocent & The E Street Shuffle, sont sortis tous les deux en 1973.

"À cette époque-là, vous signiez des contrats traditionnels où vous étiez censé faire un album tous les six mois" dit Springsteen. "Mais après ça, j'ai dit, 'Non'. Sans raconter tous les détails" - il sourit - "évidemment, il y avait le perfectionnisme, la conscience de soi et la poursuite d'idées assez spécifiques, alors que se forment au même moment la personne que vous êtes, les choses sur lesquelles vous voulez écrire".

Le batteur Max Weinberg se souvient de Springsteen menant des répétitions interminables avec le E Street Band en 1978 avec Darkness On The Edge Of Town, et en 1980 avec le double-album, The River. "Puis, généralement, tout le matériel que nous avions répété n'était pas enregistré - à nouveau, nous recommencions les répétitions en studio" se rappelle Weinberg, se reposant dans un canapé mou d'un petit vestiaire, sur les lieux de son autre travail, les studios Rockfeller Center de l'émission Late Night With Conan O'Brien sur NBC, où il est le leader du groupe de l'émission depuis 1993. "La plupart des chansons de ces disques étaient des répétitions enregistrées. Streets Of Fire (sur Darkness) - il ne serait pas légitime, tout de même, de considérer ce titre comme une démo. Aucun de nous n'avait la moindre idée de la direction que ce titre prendrait".

"Ce n'était pas passionnant - c'était le contraire de passionnant" explique d'un gloussement guttural le guitariste Steven Van Zandt, à propos de ces sessions. Un des plus vieux amis de Springsteen (Weinberg l'appelle le 'consigliere' de Springsteen), Van Zandt a co-produit ces deux albums, ainsi que Born In The U.S.A. en 1984, avec le manager du chanteur, Jon Landau. "Je ne suis pas aussi discipliné que ça" admet Van Zandt. "Si, en le faisant en une journée plutôt qu'en un mois, c'est 10% moins bon, moi ça me va. C'est toujours 110% meilleur que ce que fait n'importe qui. Bruce a compris ça. Mais il dit, 'Nous visons constamment les 100%. On ne se compromet pas d'un iota'".

"Oui, il y avait la crainte de l'échec" concède Springsteen, dans le salon de Thrill Hill, entouré par des photographies vintages, accrochés aux murs, de ce qu'il nomme "mes saints", comme l'ancien Bob Dylan, le jeune Elvis Presley et les chanteurs folk-blues Elizabeth Cotten et Mississippi John Hurt. "Tout n'est qu'un travail de réparation, d'une façon ou d'une autre. Les gars qui m'ont intéressé - Dylan, Hank Williams, Frank Sinatra, Bob Marley, John Lydon, Joe Strummer - tous avaient en eux quelque chose qui les bouffait. Ce sont les forces avec lesquelles vous jouez. Et vous êtes en studio essayant d'imaginer, "Comment vais-je faire pour vivre avec moi-même ?".

"Je ne m'inquiète plus désormais de la personne que je suis" dit-il. "Mon identité, les choses auxquelles les gens sont connectés - ces choses-là sont ancrées assez fermement. J'ai un public, d'un certain genre. J'ai également un monde de personnages et d'idées que j'aborde depuis longtemps. Aujourd'hui, à mon âge, ces choses-là ne sont pas censées vous inhiber. Elles sont supposées vous libérer".

Springsteen se tait pendant une minute quand on lui demande si, même à 16 ans, il avait des rêves plus grands et une volonté plus forte que les autres membres des Castiles. "Nous étions des gamins, vous savez" dit-il. Il fait une autre pause. "Tout ça, en grande partie, est histoire de besoin à l'état pur, de motivation. J'étais très isolé. C'est une chose que tous les musiciens de rock ont en commun. Nous ressentons tous ce sentiment. Et il vous rend dingue". Il sourit, puis explose de rire. "Je veux dire, vraiment dingue ! Mais, si vous apprenez à organiser vos désirs et vos exigences et à les transformer en quelque chose de bien moins centré, vous commencez à communiquer. Je voulais être une partie du monde qui m'entourait".

Springsteen avait cet avantage à long terme: le E Street Band, lancé en 1972, formellement baptisé en 1974, reformé en 1999 après une séparation de 10 ans, et qui compte aujourd'hui huit membres, dont le bassiste Garry Tallent, membre d'origine avec Clemons et Federici, le pianiste Roy Bittan, qui a intégré le groupe en 74 avec Weinberg, le guitariste Nils Lofgren, recruté au départ pour la tournée Born In The U.S.A., et la violoniste-choriste Soozie Tyrell, qui a joué pour la première fois sur The Rising (Charles Giordano a joué des claviers après que la maladie de Federici l'a forcé à quitter la tournée Magic en novembre 2007).

"Ils représentent mes amitiés les plus grandes, mes amitiés les plus profondes - des choses irremplaçables" dit Springsteen. "Je placerai The Rising, Magic et le nouvel album bien avant toute autre série consécutive de trois disques que nous avons faits, en terme de son, de profondeur et de but, sur ce qu'ils racontent et ce qu'ils traduisent. C'est très satisfaisant d'être capable de faire ça à ce moment précis de notre vie". "Être son ami vous rend fier" déclare Van Zandt d'un autre rire enroué, "quand tant d'autres, vous savez, se la coulent douce".

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Quand Springsteen était enfant, sa mère Adèle, l'endormait chaque soir avec une histoire - une comptine sur l'ouvrier d'un ranch, Cowboy Bill. "Elle me la racontait avant que j'aille me coucher" dit Springsteen. "C'était comme une façon de se dire tous les deux bonne nuit". Il commence à réciter le premier vers de mémoire - "De tous les ouvriers du ranch Bar-H, Cowboy Bill était le plus courageux" - mais n'arrive plus à se souvenir de la suite. "Il y avait d'autres belles phrases. Il faut que je trouve ce que c'était".

Trois semaines plus tard, par fax, Springsteen nous les envoie manuscrites, après que sa mère lui a récité le texte au téléphone: "Il portait des bottes étroites avec des talons si hauts, un chapeau de 10-gallon qui cachait un de ses yeux et des jambières avec rabats en peau de mouton / Il avait appellé son poney Flèche Dorée, et chaque jour dans un cliquetis, il chevauchait vers le sommet de la plus haute montagne". Plus loin dans le récit, publié en 1950 sous le nom de Brave Cowboy Bill dans le Little Golden Book pour enfants, le héros déjoue les plans d'un groupe de voleurs de bétail. "Un jour, j'ai dit à Patti que ma mère me récitait cette strophe sur Cowboy Bill" dit Springsteen. "Patti a dit, 'Outlaw Pete - je crois que c'est Cowboy Bill'. "Je me suis dit, 'Mince, tu as peut-être raison' ".

La plus longue chanson que Springsteen ait enregistrée depuis Drive All Night sur The River, Outlaw Pete, raconte l'histoire d'un bandit et d'un tueur, écrite au rythme d'une ballade autour d'un feu de camp et inondée de l'atmosphère des westerns-spaghetti - le retour de Springsteen à l'ampleur de la parabole cinématographique de ses chansons du milieu des années 70, Jungleland et Incident On 57th Street. Outlaw Pete était également, au départ, sa façon délibérée de se détacher de la difficulté à surmonter la douleur du 11-septembre de The Rising et de ses indignations des années Bush sur Magic. "Je me suis dit, 'Et si j'écrivais un petit opéra' - quelque chose d'invraisemblable avec un personnage de dessin animé, tel que Rocky Racoon des Beatles". Springsteen se lance en citant un des tous premiers vers: "À six mois, il avait passé trois mois en prison".

La fin de l'histoire n'est pas si jolie. Pete essaye d'échapper à ses crimes, se volatilisant - peut-être mort, peut-être pas. "J'ai décidé de suivre le personnage, de voir ce qui lui arrive" explique Springsteen. Ce qu'il a découvert était terriblement familier. "Nous devons tous prendre en compte notre propre histoire, car l'histoire nous rattrape. C'est ce qui ne s'est pas produit durant les huit dernières années aux États-Unis - cette méconnaissance, l'arrogance qui a causé la mort de centaines de personnes et mené un pays vers une crise financière totale. Si vous ne prenez pas en compte votre propre histoire, elle vous avale. Et si vous détenez ce niveau d'autorité, alors, elle nous avale".

La plupart de Working On A Dream se passe loin des unes des journaux, dans des chambres obscures, sous la lumière des étoiles. Il y a de l'extase et des supplications, des promesses données et brisées, sous les guitares lumineuses et métalliques et les harmonies perchées de This Life, Surprise, Surprise et le fantasme érotique de Queen Of The Supermarket. Un homme et une femme calculent le temps passé ensemble et le temps qu'il leur reste dans les rides et les cheveux gris dans Kingdom Of Days.

Springsteen soutient qu'il n'est pas ce personnage et que ce n'est pas son mariage, dans ces chansons - pas tout le temps: "Patti et moi sommes ensemble depuis 20 ans. Kingdom Of Days est quelque chose que vous écrivez après avoir passé une longue, longue vie avec quelqu'un, où vous voyez ce que vous avez construit ensemble. Vous voyez aussi la finitude, le passage de la lumière du jour sur le visage de votre partenaire". La chanson "parle d'ôter la peur et l'angoisse de ces choses-là".

Un des vers - "Et je compte mes bénédictions que tu sois à moi pour toujours" - pourrait tout aussi bien être interprété comme un merci au E Street Band, un des groupes de rock les plus endurants, pour ce qui concerne les performances scéniques. C'est un groupe qui a travaillé sans relâche pour lui dans les années 70 et 80, puis qui a été forcé d'accepter sa décision en 1989 de devenir un artiste solo à plein temps, pour la décennie suivante. Clemons était au Japon, jouant avec Ringo Starr, quand il a reçu le coup de téléphone de Springsteen. "Il me dit, 'Big Man, c'est terminé' " se souvient Clemons. "Je pensais qu'il parlait de la tournée de Ringo, que je devais rentrer pour retourner au travail. Il me dit, 'Non, non, c'est terminé. Je vais dissoudre le groupe'. Même si je l'ai entendu de sa bouche, je savais que cette décision ne durerait pas" jure Clemons. "Quelque chose de si grand, de si naturel, ne pouvait pas disparaître".

Springsteen reconnaît que les années 90 ont été "un moment de perdu". "Je n'ai pas beaucoup travaillé. Certains diraient que mon travail n'a pas été ce que j'ai fait de mieux". Il a dissout le E Street Band car "Je me suis égaré. Je ne savais pas quoi faire avec eux, pour la suite". Mais après le Reunion Tour de 1999/2000, il dit que "la magnifique prise de conscience a été de se dire 'Ce n'est pas une étape. C'est la réalité'. Le truc pour garder le groupe ensemble" ajoute-t-il "est toujours le même: 'Hey, connard, le gars à côté de toi est plus important que tu ne le penses' ".

Mais Springsteen nous met en garde de ne pas trop lire Kingdom Of Days et les autres nouvelles chansons, à la première personne: "Je puiserai directement dans la vie". Mais cette vie "fait partie des choses que tout le monde traverse. Je ne suis pas intéressé par l'approche soliptique pour l'écriture de chansons. Je ne veux pas vous raconter tout de ma vie. Je veux vous raconter tout de la vôtre".

Weinberg a appris cette leçon le jour où il a auditionné pour le E Street Band. Son groupe précédent avait repris 4th Of July, Asbury Park (Sandy) du deuxième album de Springsteen. "Je lui ai demandé, 'Qui est Sandy ?' " dit Weinberg. "Je croyais qu'il s'agissait d'une lettre. Il m'a dit, 'Tu penses que c'est qui ?' . Depuis que j'ai eu cette réponse, je ne demande plus ce que les paroles veulent dire".

"Ce disque est quelque peu différent" dit Springsteen au sujet de Working On A Dream. "Les textes ne sont pas dominants, comme avec The Rising ou Magic, où vous pouvez immédiatement vous relier aux évènements du jour". En fait, Springsteen ne s'était pas rendu compte du véritable contenu politique de la chanson-titre jusqu'au soir du 04 novembre, alors qu'il regardait à la télévision les reportages sur les élections. Il a écrit Working On A Dream durant l'été, deux mois avant d'annoncer publiquement son soutien à Barack Obama pour la présidentielle, mais les paroles sont strictement non partisanes, comme une chanson de Pete Seeger parlant de travail, adoucie par le Roy Orbison des années 60.

"L'idée était simplement celle de l'effort - l'effort quotidien et continuel afin de bâtir quelque chose" explique Springsteen, "un effort que vous ne pouvez pas abandonner. J'écris mes chansons. Je parcours le monde pour les chanter, sur un endroit particulier que j'ai imaginé, dont j'ai l'espoir qu'il soit réel. Je ne vois pas cet endroit si souvent. La plupart des choses que je vois sont à l'opposé - moins de justice économique, la démocratie qui s'est effritée".

"Et puis tout à coup, le soir des élections" dit-il avec un véritable étonnement. "Tout à coup, l'endroit sur lequel vous chantez depuis toutes ces années - il dévoile son visage. Vous regardez dans la foule, vous voyez les gens pleurer, des gens qui vivaient et travaillaient à l'époque des droits civiques, et vous avez pleinement compris - c'est réel. Ce n'est pas juste quelque chose que j'ai rêvé. Cet endroit peut exister. Je n'ai aucune désillusion sur le quelconque pouvoir qu'ont les musiciens de rock - j'ai tendance à croire qu'il est relativement petit" dit Springsteen catégoriquement. Mais il ajoute aussitôt, "Même si ce pouvoir est infime, il est important dans sa particularité. La première fois que j'ai reconnu le pays dans lequel je vivais, la version la plus sincère que j'ai jamais entendue, a été quand j'ai mis Highway 61 Revisited de Bob Dylan. J'ai fait, 'C'est ça. C'est ce que l'on ressent' ".

"Tout ce que vous voulez" insiste-t-il, "c'est que votre voix fasse partie des faits qui marqueront l'histoire, à un endroit et un moment donnés. Vous essayez d'être sur le bon versant de l'histoire. Et peut-être que certains gosses entendront ça et se diront, 'Ça ressemble à l'endroit où je vis' ".

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Danny Federici a joué pour la première fois avec Springsteen il y a 40 ans. En fait, c'était Federici - un accordéoniste formé au classique, originaire de Flemington, New Jersey - qui a embauché Springsteen quand ils ont initialement travaillé ensemble, en 1969, dans le groupe de rock-hippie Child, plus tard rebaptisé Steel Mill. "Ce guitariste maigre aux longs cheveux, avec un t-shirt miteux, était un incroyable chanteur et joueur de guitare" a dit une fois Federici, "alors nous lui avons demandé de nous rejoindre". Federici est resté avec Springsteen après que ce dernier a commencé à prendre les choses en main et à former ses propres groupes. L'organiste n'a pas joué sur Greetings From Asbury Park, NJ mais il était de retour avec Springsteen à la fin de l'année 1972, dans la première version du groupe pas encore appelé E Street Band, avec Clemons et Tallent.

"C'étaient de véritables jours ressemblant à la conquête de la frontière, une de ces époques des plus intrépides" dit affectueusement Springsteen. "Et Danny était un des membres les plus intrépides du groupe. Pour combler l'absence de toute figure autoritaire, j'essayais de tout diriger" dit Springsteen en souriant. "Danny n'aimait pas être dirigé. Toutes ces choses deviennent une part de votre relation" continue-t-il. "Ce sont des personnes avec qui vous accomplissez votre miracle. Et l'amour qui en découle est plus grand que vos animosités, plus grand que le temps. C'est étrange, la façon dont les morts restent parmi nous".

Les anciens de E Street ont plein d'histoires sur Federici, et ils aiment les raconter. "C'était un des individus les plus fous que j'ai jamais rencontrés, un gars vraiment dingue" dit Clemons, qui a partagé un appartement avec Federici les premières années. Clemons décrit une nuit où avec Springsteen et Federici, ils sont allés pioncer chez la mère d'un de leur ex-manager, à Boston, dans le grenier de sa maison. "Bruce et moi étions en train de parler, allongés sur nos lits. Tout à coup, Danny s'est assis sur le lit, tout éveillé, a dit 'Semicomasomadoma' et puis s'est rendormi. Bruce et moi, nous nous sommes regardés et on s'est dit, 'Bon sang, qu'est-ce que c'était ?' ". Quand Clemons est allé rendre visite à Federici juste avant sa mort, "Je lui ai demandé, 'Danny, raconte-moi avant de partir, c'était quoi ce 'Semicomasomadoma' ?' ". Clemons rigole. "Il ne me l'a jamais dit. Ça reste un mystère".

Federici "ressemblait à Dennis la Menace, un gosse sans aucun respect pour l'autorité, faisant ce qu'il voulait quelqu'en soient les conséquences" dit Van Zandt, qui a fait partie de Steel Mill. "Une fois, Bruce est sorti de sa chambre d'hôtel, et Danny était là, démontant les lumières de l'ascenseur pour les installer sur son orgue. Une autre fois, dans un bar, on l'a vu démonter les hauts-parleurs d'un jukebox - il les volait pour son orgue". Mais Van Zandt dit que Federici était "un musicien extraordinairement instinctif. Il n'aurait pas été capable de vous apprendre les notes de Born To Run. Et il ne jouait jamais de fausses notes. Il a toujours fait le travail". Van Zandt rigole. "Il s'attirait des ennuis pendant son temps libre".

"Danny était un gars très curieux - incroyablement scientifique, extrêmement renseigné sur la technologie et l'astronomie" dit Weinberg. Lui aussi rigole, notant que Federici était également "très honnête. Danny ne voulait pas que j'intègre le groupe. Il me l'a dit des années plus tard, 'J'ai voté contre toi' ".

Affaibli par sa maladie et par les traitements, Federici a fait une dernière apparition avec le E Street Band l'année dernière, le 20 mars à Indianapolis, jouant cinq chansons, dont Kitty's Back, la signature caractéristique de son orgue. Le 22 avril, cinq jours après la mort de Federici, Springsteen a commencé le spectacle à Tampa, Floride, avec un film-hommage à son vieil ami et avec une version de Backstreets sans l'orgue - et un projecteur illuminant la place que Federici aurait dû occuper. "C'était pour Bruce sa façon de dire, 'Ok, tout le monde s'interroge sur notre perte' " dit Lofgren. "Et bien, laissez-moi vous montrer comme elle est douloureuse' ".

Dans le salon à Thrill Hill, alors que la lumière du soleil d'hiver en fin d'après-midi disparaît derrière les fenêtres, Springsteen cite le dernier vers de The Last Carnival, son hommage à Federici, à la fin de Working On A Dream: "Ce soir, nous prendrons le train sans toi / Ce train qui continue d'avancer".

"C'est la vie tout simplement, et elle continue sans vous" dit-il. "Admettre le passage du temps, ses effets - par une bonne journée, c'est un édulcorant. Il permet à tous les aspects d'une journée de s'animer un peu plus que ce qu'elle ferait habituellement. Parce que vous réalisez que ça a une fin - tout autour de vous, le groupe, la famille. Dans quelque temps, quelqu'un habitera cette maison, parcourra ces routes. Quelqu'un dira peut-être, 'Hey, Bruce Springsteen habitait ici'. Et dans quelques années, il ne le diront plus, ils passeront tout simplement devant la maison".

"C'est de cette façon que les cartes sont tirées. Mais pendant ce temps...". Springsteen élève la voix, comme pour le discours de prédicateur enfiévré avec lequel il promet le salut par le rock'n'roll chaque soir sur scène. "Oh, il y a du plaisir à prendre et du travail à faire. Le groupe, en vérité, est à son zénith. Je ne crois pas qu'il y ait eu une autre période de notre carrière où nous avons joué aussi bien que pendant la deuxième partie de la dernière tournée. Si vous êtes venu nous voir avec votre pancarte et votre chanson favorite écrite dessus, quelque chose que nous n'avions pas joué depuis 30 ans, cette nuit-là, nous aurions pu la jouer. Le groupe était en feu. Simplement la reconnaissance de ce temps limité a permis à tout le monde de doubler son engagement".

Le prix physique à payer de spectacles de trois heures et de tournées qui durent toute une année, pendant quatre décennies, est élevé. "Nous étions une unité de MASH, avec coussins chauffants, blocs de glace, appareil de musculation et masseuses - tout ce dont nous avions besoin pour être physiquement capables" dit Lofgren à propos des shows de 2008, ne plaisantant qu'à moitié. Le guitariste, 57 ans, s'est fait récemment remplacé ses deux hanches. Clemons, 67 ans, le membre le plus âgé du E Street band, s'est fait opéré trois fois des hanches (une hanche a été remplacé deux fois) et a subi une opération du genou et des deux yeux l'année dernière.

Une autre complication pointe son nez le 1er juin, quand Conan O'Brien et le Max Weinberg 7 prendront la suite du Tonight Show, réalisé à Los Angeles. Springsteen hausse les épaules quand on lui demande s'il est inquiet d'avoir à planifier les concerts du E Street Band selon les allers et retours de Weinberg à travers le pays, et selon le calendrier de tournage. "Tout ce que je sais, c'est ça - tout marchera, d'une façon ou d'une autre" dit Springsteen. "Si les gens veulent sortir voir le E Street Band, ils pourront voir le E Street Band".

"C'est un putain de problème à gérer avec cette situation économique" dit joyeusement Weinberg, puis raconte une histoire qui illustre combien ses deux patrons s'entendent à merveille: il y a 10 ans environ, une actrice bien connue d'une sitcom de NBC (Weinberg ne révèle pas son nom) a demandé un congé sabbatique pour pouvoir tourner un film. NBC a dit non. Son agent a fait remarquer que Weinberg était autorisé à partir six mois dans l'année pour jouer avec Springsteen. "L'avocat de NBC a réfléchi une seconde, puis a dit, 'La prochaine fois que Bruce Springsteen demande à votre cliente de jouer de la batterie avec lui, elle pourra le faire' ". Weinberg sourit, remarquant qu'au service juridique de NBC, "l'épisode est connu comme la Loi Weinberg-Springsteen".

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Van Zandt s'attribue le mérite d'avoir attribué le fameux surnom de Springsteen. "Dans notre quartier, j'étais le boss" dit Van Zandt, qui a joué avec lui dans de nombreux groupes de rock de la côte du New Jersey, avant le E Street Band, et avec qui il a partagé un appartement pendant un certain temps. "Mais quand j'ai commencé à l'appeler le Boss, les gens ont remarqué". Depuis le début, Van Zandt répète, "Springsteen avait son regard tourné vers l'histoire. Il était comme, 'Ce bateau est en marche. Es-tu à bord ou non ?' ".

Springsteen n'est pas le leader de groupe qu'il était dans les clubs, comme le Student Prince à Asbury Park, ou même quand il a été promu dans les stades au milieu des années 80. "S'il y a une chose qu'il est devenu, c'est qu'il est plus magistral" affirme Bittan. "N'oublions pas qu'il chante, joue de la guitare, saute dans tous les sens, anime le public, joue avec les caméras, dirige le groupe. C'est jongler avec beaucoup de choses en même temps - et faire en sorte de rester naturel en le faisant".

Basé sur la façon dont les membres du E Street Band décrivent sa méthode de commandement, Springsteen est le leader de groupe de rock le moins verbal et le plus direct. "Il ne s'assoit pas pour vous dire de ce qu'il attend de vous" dit Clemons. "Il sait, en tant que musicien, ce qu'il va obtenir de chacun. Ensuite, nous nous mettons en accord avec ses attentes".

L'indication la plus explicite que Weinberg ait jamais reçue date du tout début où il a rejoint le E Street Band. "Il y a ce truc sur les batteurs - on les surnomme les aboyeurs hautains" explique Weinberg, "ce son psst, psst. Bruce disait, 'J'aime ça. Alors j'en faisais des tas". Mais il n'y avait aucune indication de la part de Springsteen quand Weinberg entama, en studio, ce roulement titanesque à la fin de Born In The U.S.A. "C'était complètement viscéral. C'est ce que j'essaye de faire - m'accrocher à quoi que ce soit que Bruce peut ressentir et lui donner ce qu'il veut, ma façon de le faire".

En tant que patron de groupe, Springsteen ressemble beaucoup à Neil Young, selon Lofgren, qui a joué et enregistré avec Young périodiquement depuis le début des années 70. "Ils sont très en retrait, par rapport à ce que tu fais, tant que c'est juste" dit Lofgren. "Neil aime être vague, prendre plus de risques. Mais en général, le message est, perdez-vous dans la musique. Restez perdu jusqu'à ce que vous émergiez à la fin du concert. Mais préparez-vous suffisamment pour que votre instinct reflète la vision du leader de groupe".

Pour Springsteen, cela inclut à présent une urgence - faire plus vite - ce qui, il l'admet, est très différent du perfectionnisme de sa jeunesse: "Patti me le disait - 'Tu es dans un état obsessionnel, tu cours comme un fou pour t'éloigner de, laissez-moi réfléchir, loin de la mort elle-même ?' ". Springsteen hurle avec joie. "C'est assez marrant à dire. Mais j'ai une date butoir ! Et ce feu que je ressens en moi et dans le groupe - c'est une chose très agréable. Il porte en lui un élément de désespoir. Il porte aussi en lui un élément de reconnaissance".

"Nous sommes perchés sur un endroit où nous voulons continuer - dans l'excellence" dit fièrement Springsteen. "C'est notre but. Tout le reste du truc - nous allons le résoudre".

Quelques minutes plus tard, il se lève et cours chez lui pour aller prendre cette cassette des Castiles.

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Photographies Albert Watson

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