Rock & Folk, mai 1995

Springsteen parle !




A l’heure de sa remise sur orbite rock avec la reformation du légendaire E Street Band et d’un nouvelle album attendu cet automne, le Boss, qu’une nouvelle génération a découvert via Streets Of Philadelphia (la chanson aux quatre Grammies) et un récent Greatest Hits (quatre semaine numéro 1 aux États-Unis), parle en exclusivité mondiale à Antoine De Caunes et nulle part ailleurs que dans Rock&Folk. L’ex-futur du rock a-t-il encore un avenir au pays de Tupac Shakur et Offspring ? Réponse à cette question et à un millier d’autres ci- après.

par Antoine De Caunes


Avec Manoeuvre, jusqu'à la dernière seconde, on n'osait pas y croire. Ça semblait vraiment trop beau pour être vrai. Un concert surprise de Bruce avec le E Street Band reformé ! Dans un minuscule studio du building Sony de New York. Le 4 avril à 20h30 pétantes (05 avril, ndt). Mais enfin, comme il fallait bien que quelqu'un se dévoue et que de temps en temps un rêve ou deux se réalisent, on ne s'était pas fait répéter deux fois la proposition.

Vrille Cosmique

Le temps de le dire, on était dans l’avion. Et y eut-il eu grève que nous aurions répété l'exploit de Guy Delage traversant la Grande Mare à la nage, avec ou sans palmes. Et le soir dit, avec une bonne heure et demie d'avance sur l'horaire indiqué, nous étions là, devant la scène, en position d'arrêt, la narine frémissante comme deux bons vieux chiens de chasse guettant l'envol du colvert dans les roseaux sauvages. Ça ne ressemblait pas à une blague : sur la scène en question, nos yeux de connaisseurs identifièrent en moins de temps qu'il n'en faut à Julien Lepers pour déchiffrer une question : la batterie Ludwig élémentaire de Max Weinberg, le Hammond de Danny Federici, le ténor de Big Man, le piano grande queue de Roy Bittan, la basse rouge de Garry Tallent, les pédales d'effets de Nils Lofgren d'autant plus reconnaissables que Nils Lofgren en personne était en train de les régler - et bien sûr, mais bon sang, la Fender Telecaster 57 du Boss lui-même.

Le petit studio se remplit de ses deux cents occupants. La tension monte. Des cameramen s'affairent autour de leur matériel. Les types des lumières grimpent dans les cintres, les murmures deviennent grondements, la scène se vide de ses derniers roadies, la lumière s'éteint et... et... "Ils" arrivent. Comme je vous le dis. Nonchalamment, le sourire aux lèvres, avec Bruce, tout saboulé en noir, arborant une petite barbe genre biker. Là, à deux mètres de nous. Nos coeurs font boum-boum, nos mains font clap-clap-clap, nos voix s'étranglent et Bruce fait "Hi, I'm in a mellow mood!". Pas nous ! Il empoigne une acoustique, enfile son porte-harmonica, jette un coup d'oeil amical à Miami Steve - Manoeuvre manque de tomber dans les pommes - plus pirate-bab que jamais, et c'est parti. Les quatre inédits du Greatest Hits défilent : Blood Brothers, Secret Garden, This Hard Land et Murder Incorporated. A la fin du troisième, tandis que Miami plaisante sur la stabilité de son tabouret ("C'est un tabouret Sony d'occase"), Bruce attrape sa Fender en indiquant à Lofgren qu'il lui concède le premier solo et, comme s'il venait de se faire mordre par un serpent a sonnettes, il lance le riff de Murder Inc, de toute évidence le morceau idéal pour ouvrir ses futurs shows. Et là c'est le bonheur, la machine E Street gronde au grand complet et quand Bruce part en vrille sur un implacable solo final, on est au moins sûr d'une chose, c'est que si l'Exorciste a fait un tour par chez lui, il a raté son coup.

La dernière note expirée, on est là, le souffle coupé. Comme si on avait oublié, avec le temps, à quoi ressemblait le E Street en action, à quoi ressemblait le meilleur groupe de rock de la planète. Il est moins dans un mellow mood, le Bruce, en observant le régime de bananes qui barre nos deux cents tronches. On voit même une étrange flamme se rallumer dans son regard inquiet.

Ça ne l'empêche pas de nous expédier aussitôt un Streets Of Philadelphia beau à en faire éclater en sanglots Paul Touvier, avant de s'approcher du micro pour demander ingénument : "Any request ?" Brouhaha. Avalanche de propositions Rosalita, Glory Days, My Hometown, Fire, Besoin De Rien, Envie De Toi, Dancing In The Dark. Il se marre et met tout le monde d'accord en attaquant Prove It AlI Night. Et on sait que dans sa bouche, ce genre de promesse est généralement tenu. Quand Clarence Clemons se lance dans son chorus, ce sont deux cents cœurs qui chavirent, emportés par les barrissements d'éléphant de son ténor. Deux cents cœurs qui, la minute suivante, se résument aux deux de Two Hearts, qu'il enchaîne en partageant fraternellement son micro avec Miami Steve. Vu comme ça, d'aussi près, à deux mètres d'eux, on a l'impression d'être sur le capot d'une formule 1 lancée à fond la caisse. Ou au Stone Pony d'Asbury Park, là où les E Streeters venaient de temps à autre faire une visite surprise à des habitués qui ne s'habituèrent jamais.

Vingt minutes plus tard, on remet le couvert. Comme ce mini concert est enregistré, ils s'excusent (!) d'avoir à refaire les cinq premiers titres pour le réalisateur. On pardonne. Et puis Bruce tombe la veste. De toute évidence, il n'a pas arrêté de pousser la fonte, à en croire son torse de taureau. Mais c'est qu'il en faut, du jus, pour sortir la version de Darkness On The Edge Of Town dont il nous fait alors cadeau, juste pour le plaisir. Bobby Jean déboule dernière, sans prévenir, avec sa mélancolique gaieté, son électrique nostalgie. On sort les mouchoirs en le suppliant de continuer. Il ne se fait pas prier longtemps et demande qu'on lui apporte séance tenante "le big book". De fait, il s'agit d'un classeur épais comme l'intégrale de Balzac où sont consignés tous les textes de toutes ses chansons.

Après l'avoir feuilleté d'un air faussement distrait et avoir donné deux ou trois indications à ses petits camarades, c'est d'un seul coup la charge de la brigade légère.

She's The One, Badlands, Cadillac Ranch, Two Hearts et un Thunder Road d'anthologie. Je ne sens plus ma jambe gauche à force de marquer le temps, mes mains à force d'applaudir, mes cordes vocales à force de reprendre les refrains. Quant au décalage horaire (nous sommes arrivés en ville deux heures plus tôt), c'est à croire qu'il n'a jamais existé. C'est pas horaire, qu'il est, le décalage, c'est cosmique. J'ai rarement éprouvé un bonheur pareil dans un concert. Manoeuvre, lui, a réussi à creuser une tranchée sous lui à force de sauter sur place.

Saluts à la foule, remerciements alignés, comme le veut la tradition, et tout ce petit monde s'envole dans une flottille de limousines pour débouler sur le plateau d'un David Letterman effaré de l'aubaine - ils joueront Murder et Streets -comme s'ils voulaient continuer à mettre le Feu, côté télé. Quant à celui qu'il a ranimé dans nos têtes, je peux vous dire que ce n'est pas à coup de Canadairs qu'on en viendra à bout. D'autant qu'il s'est décidé à causer un peu de tout ça avec nous, le Bruce, et que bon, puisqu'on était là... on a fait tourner le magnéto.

Mise Au Point

La première fois où je t'ai rencontré, c'était au Madison Square Garden, en 78. Garland Jeffreys m'avait amené backstage pour te dire bonjour...

Non ? Hmmmmm... Exact ! Exact ! Garland ? Que devient-il ? As-tu son numéro de téléphone ? (à la cantonade) Apportez-moi de l'eau, et si par hasard il y a une bière avec, c'est pas de refus...

(Installation, on apporte... juste de l'eau. La bière, de la Rolling Rock sera amenée après) Un ingé-son fixe les micros cravates, mais la bande tourne déjà...

Garland est un vrai écrivain, il fait de vraies chansons, un talent pareil, c'est plutôt rare...

Six interviews en deux jours, c'est pas trop crevant ?

C'est okay. Je parle rarement. Une fois par an, alors là je m'en fous. Je suis en train d'écrire et, en fait, ce cirque promo m'aide presque à m'y retrouver; à voir où j'en suis... C'est pas grave...

Si, en fin d'interview, je te demande trois, quatre mots en français, tu les as?

Houlà ! Quand je tournais en France, j'avais appris quelques expressions françaises, disons que j'avais rassemblé assez de mots pour survivre en ville, trouver mon chemin, mais là, en toute honnêteté je me souviens de... heu..... "Merci", "Ça va" et "Au revoir"... Rien de plus !

Très bien, "merci", "au revoir", ça me va!

J'essaierai (rires)! (La cabine son demande qu'on teste les micros.)

One, twooo, threee...

One two, testing one..

Voix du réalisateur : Okaaaayyyyy... Fermez les issues, silence plateau, nous sommes heureux, ça tourne!

Interview

Bruce, je sais que tout le monde t'a posé la question et excuse-moi de commencer avec ça, mais bon, c'est une telle surprise, pourquoi reformer le E Street Band ? Pourquoi?

(il éclate de rire) Ben je me la pose moi-même aussi cette question ! (silence) Ça s'est fait... plutôt spontanément. Comme ça. En fait... je travaillais sur un nouvel album. Depuis un an. Avant de rentrer dans le processus d'enregistrement, Jon (Landau, manager de Bruce depuis 75 - ndlr) m'a dit qu'il serait bien de sortir quelque chose. Pourquoi pas une collection de "hits" - on peut appeler ça autrement, si on veut, mais on voulait un bonus. Deux, trois, quatre titres en plus. A ce moment-là, je me suis dit: "et si j'appelais le E Street Band pour les enregistrer ?" Ça pouvait être drôle si ça restait spontané, et en fait, j'ai appelé tout le monde, or ils ont tous des emplois du temps, des agendas plus que chargés. Mais tout le monde s'est libéré, alors que Garry produisait son album solo à Nashville, que Nils tournait (mais Nils tourne tout le temps), que Max a son show télé quotidien (Max Weinberg est le leader du groupe du talk-show nocturne de Conan O'Brien. - ndlr)... Tout le monde est venu pour trois jours de studio. Il n 'y avait vraiment pas, derrière cette réunion, de plan compliqué, ça n'a pas pris des mois, il n'y avait aucune stratégie sous-jacente. Juste pour le fun, pour voir.

The Hit Factory, New York - janvier 1995
Quelles ont été les réactions des E Streeters ? Surprise?

Je ne sais pas, je ne sais vraiment pas (rires) ! Je leur annonçais ça au téléphone et j'entendais plus rien au bout du fil, comme si ils avaient le souffle coupé. "What ? Quoi ?" Il y avait de grands silences... Mais bon, c'est un groupe qui a traversé pas mal de chambardements... Moi, j'étais en train de travailler sur un disque sombre, très sombre. je me sentais de plus en plus isolé. Or le E Street Band existe. Ils sont ma connexion avec... euh... l'extérieur Dès le début, j'avais rêvé un groupe idéal, une communauté artistique. Et le E Street Band est devenu ce groupe alchimique, un symbole, la concrétisation d'un fantasme adolescent. Et les fans, mon public, tout le monde le ressentait comme cela. Moi j’étais donc immergé dans mon prochain projet solo. Pour une raison bizarre, quand je m'assois pour écrire dans la perspective du groupe, ça change mon écriture. Allez savoir pourquoi ? C'est leur présence, et du coup j'ouvre, je pense plus large, je travaille pour une communauté: eux d'abord, le public ensuite. En solo, je suis beaucoup plus introverti, beaucoup plus secret. Donc... je vis un processus créatif divergent depuis 1985. A l'époque, après Nebraska en fait, j'ai commencé sans bien m'en rendre compte une carrière solo. Il y avait la musique que je faisais seul, et celle que je faisais en jouant avec le E Street Band. Un lent cheminement qui m'a amené à comprendre que j'avais à nouveau envie de retrouver le groupe. Pour moi. C'est un truc spontané, une étape créative, j'insiste.

Et la question est posée: ces retrouvailles vont durer combien de temps ? Y aura-t-il cet album sombre en solo, ou un disque et une tournée avec le E Street Band ?

Mon disque solo n'est pas achevé. C'est quelque part entre Human Touch et Tunnel Of Love. Je ne sais pas vraiment si c'est sortable. Idéalement, j'aimerais le sortir, puis aller enregistrer avec les gars, avec le E Street Band.

Une tournée avec eux est-elle envisageable?

Après les albums ! Je voudrais sortir de nouvelles chansons, pas seulement faire une tournée des Greatest Hits. Je veux tester de nouvelles chansons avec eux en concert, j'adorerais ça, oui, faire un truc actuel !

Plaisir

Sony Studios, New York - 05 avril 1995
Moi, ce qui me reste deux jours après le tournage télé de l'autre soir, c'est ton plaisir évident, ta joie de rejouer avec eux...

Oh yeah, oh man...

Ça t'avait manqué ?

Manqué ? Euh... Je vais sortir un affreux cliché, mais un groupe qui tourne aussi longtemps, pendant tant d'années, tu finis par avoir à leur encontre les mêmes sentiments bizarres qu'envers ta famille. C'est une cellule humaine avec un immense amour sous-jacent, et ça, c'est un truc qui ne cessera jamais ! Même si je ne revoyais pas ces types pendant vingt ans, à la première rencontre fortuite, hop, on serait sur la même longueur d'ondes. On a grandi ensemble, dans le même quartier On s'est jeté dans l'aventure ensemble. Un gang de minots, on a grandi ensemble, on a eu la même culture musicale et on a ramé ensemble. Au début, on en a bavé comme personne ! On allait aux concerts en métro ! Puis, on a eu notre première voiture pour y aller, puis notre bus à nous, puis soudain on s'est tous mariés en même temps, puis il y a eu les divorces, des enfants, des réconciliations, des engueulades, et toute cette route qui défile, puis on en a eu carrément marre. Hey, vingt ans ensemble, tout le monde en aurait marre, je suis sur qu'ils te diraient la même chose de moi (rires) ! Mais le talent qu'on exsudait, c'était solide, c'était du concret. On a créé une chose, une chose qui était comme nos bras, nos jambes, une chose tangible devenue tellement importante et profonde pour des millions de gens, mais c'était okay, c'était ce que je voulais au départ. Le E Street Band, c'était une certaine idée venue des tripes... Appelle ça Fidélité, Confiance, Amitié, Loyauté, et les gens le sentaient bien dans les salles. C'était notre vie à tous et c'est pour ça qu'en sortant de scène on se disait souvent: "Qu'est-ce qu'on peut faire de mieux que de remettre ça ?" Et on revenait ! Oui, on reprenait la scène parce qu'on s'éclatait, et aussi parce qu'on sentait tant d'espoir dans ces salles, comment aurions-nous osé décevoir ces gens ? Entre mes chansons et ces musiciens, il y avait un lien incroyable, profond, et nos fans le sentaient, c'était gigantesque.

Murder

J'aimerais revenir sur les inédits du Greatest Hits. On sait que Murder Incorporated avait été composée pour Born In The USA. Les fans disent que des chansons de ce calibre, tu en as laissé des centaines au placard, on parle, ici ou là, de deux ou trois cents inédits, c'est vrai ?

Il n' y en pas autant, non je ne crois pas (rires). Mais il y en a quand même des tas dans les cryptes. On a fait des recherches récemment et, c'est sûr qu'un jour on pourrait en faire un album spécial, une collection d'archives... Le cas de Murder Inc est spécial. On l'avait enregistrée, mixée puis enlevée au dernier moment de Born. On pensait en faire une face B. Des copies pirates ont circulé et c'est un titre que nous n'avions jamais joué en concert. Pendant une tournée, j'ai ce souvenir très net d'un fan qui nous suivait de ville en ville. Il était toujours planté dans les premiers rangs avec une grosse pancarte de carton sur laquelle on lisait: "Jouez Murder Inc !" De fait, on ne l'a jamais jouée en public, mais l'image était restée jusqu’au dernier moment. La version que l'on entend sur le Greatest Hits est la seconde prise. On en a fait trois et ça sonnait aussi frais que si je venais d'écrire ça la veille ! Il y a plein de chansons film noir; chansons d'imagerie western, chansons d'amitié, chansons de durs à cuire très années 40, pleines malgré tout d'optimisme, tout ça dans les cryptes...

Murder Incorporated, titre écrit il y a douze ans, sonne absolument contemporain. Pourquoi ?

J'écrivais Nebraska en même temps que les premières chansons de Born In The USA. Au départ on prévoyait un double-album avec le matériel de ces deux disques. Mais lorsque j'ai essayé d'enregistrer Nebraska en studio avec le groupe, ça n 'allait pas. C'était beaucoup plus intense si je faisais ces titres tout seul, avec un magnéto, dans ma chambre. Donc on a séparé les deux projets. D'ailleurs il y a une version acoustique de Born In The USA, cette chanson a commencé comme ça, je pensais la mettre sur Nebraska. Bon, alors, pourquoi Murder sonne aussi contemporain? C'est que nous sommes dedans, en plein dedans! Je veux dire, on accepte tous les jours le sacrifice de jeunes vies, c'est, dirait-on, le prix normal à payer pour faire du business ! Et tout le monde, tous les citoyens marchent dans la combine du crime organisé. Or il y a douze ans, je faisais tournicoter ces petites idées dans ma tête, mais depuis, ma vision est devenue réalité ! La violence urbaine, le gouffre entre les riches et les pauvres aux USA (spécialement à Los Angeles) est devenue un fait accepté, banal ! On voit chaque semaine des femmes enceintes se faire buter; et personne ne dit rien, c'est un fait divers à classer. Des gamins se tirent dessus en pleine rue, tout le monde trouve ça normal, "City Life". Ces dix dernières années ont été terribles, cette chanson pessimiste est devenue réalité quotidienne, alors pourquoi ne pas la sortir ?

Comment te vois-tu dans un monde rock en pleine mutation, tiraillé entre les mouvements grunge et gangsta-rap? Où se situe Bruce Springsteen ? Te poses-tu seulement la question ?

Je n’ai jamais été dans aucune catégorie. Et pour cause je joue la même musique depuis mon premier album. Je n'ai jamais suivi aucune mode. Suis-je démodé ? J'ai aimé beaucoup de musiques, beaucoup d'autres artistes, mais ça n'a rien changé à ma musique. Un peu bizarrement, j'ai toujours été en dehors du "music business". Dès mes débuts, j'avais mon idée sur ma musique. Elle devait sonner comme cela, refléter la vraie vie de vrais gens, et j 'en suis toujours resté là (rires). En fait c'est à vous, les journalistes, de me dire où je suis, ou j'en suis, si ce que je fais est démodé. Moi, je peux te dire que j'en suis à un stade précis de ma vie. J'ai derrière moi des albums qui constituent une espèce d'œuvre. C'est mon travail, il pose des questions. Je me sens comme un réalisateur de cinéma. Bon, Untel a fait tant de films, voilà, on les connait, bout à bout est-ce que ça fait une œuvre ? Moi, j'écrivais des chansons, j'imaginais des personnages de durs. Ils avaient tous des voitures. Okay, t'as ces bagnoles, où vont-elles aller ? Mes personnages avaient 25 ans, ils en ont aujourd'hui 45. Ils vont devenir quoi ? Le monde change quand tu as 45 ans. Tu découvres tes limites. Tout se complique. Tes relations amoureuses se compliquent. Eh oui. Quand tu as 25 ans, le monde est ouvert, il te semble qu'il t'appartient, que tout est possible. C'est comme ça que ça doit être. Tu vieillis, tes rêves d'adolescent ne changent jamais, mais en même temps, pour ne pas devenir dingue, tu dois accepter plein de limitations de toutes sortes. Le fric et le succès n’ont rien à voir là-dedans. A mon avis, c'est une loi fondamentale. Tu ne peux pas réussir ta vie sans accepter tes limites, qu'elles soient financières, morales... Moi, j'ai envie de continuer du mieux que je peux...

Lucky

Avant-hier soir, tu nous as refait Darkness, Thunder Road. Une chanson comme Born To Run a-t-elle aujourd'hui le même sens pour toi qu'en 1974 ?

Euh... Ça change. Ça dépend de mon état d'esprit. Je vais te raconter une drôle d'anecdote. Il y a quelques mois, Jackson Browne m'appelle, il jouait dans un grand rallye de bikers en Californie du Sud. "Amène-toi, me dit-il, tu dois venir jouer Born To Run, man !" Je ne l'avais pas jouée depuis un bout de temps. J'y suis quand même allé, je suis monté sur scène pour faire Born To Run et tout du long, j'ai eu l'impression d'être en train de reprendre la chanson de quelqu'un d'autre (rires) ! Bizarre... Mais mes chansons vivent. Elles contiennent des choses... Par exemple, quand on joue Thunder Road, tout a changé! Ce n'est plus la même époque pour les fans, ce n'est plus le même chanteur non plus ! Et moi je dois les chanter; mais les mots veulent-ils dire la même chose ? Les chansons ont-elles gardé le même sens ? Ce qui est bien, c'est que certains de ces mots écrits il y a longtemps ont gardé une véritable force. Ça c'est bien. Ce sont des vaisseaux qui attendent l'appareillage.

Il y a quelques années, dans une rare interview accordée à Rolling Stone pour la sortie de Lucky Town, tu disais te sentir "au sommet de tes capacités créatrices". Est-ce toujours vrai aujourd’hui ?

J'attends le jour où l'artiste à qui on pose cette question décrétera: "Non, je baisse, je décline, je ne suis plus que l'ombre de moi-même !" (rires). Tu sais, on en revient à ce temps qui passe et qui change. Et ce n'est pas un sujet facile. Thunder Road est une chanson vieille de vingt ans et certains disent que c'est ma meilleure chanson ! Moi, je penserais plutôt à My Beautiful Reward, mais bon... quelque part, au fond de moi-même, je me sens toujours excité par "la suite". Et que les critiques décident !

A la fin de la gigantesque tournée de 180 concerts après Born In The USA, tu disais être satisfait de ta musique, consterné par ta vie personnelle. Est-ce que ta vie s'est améliorée ?

Yeah ! C'est un truc énorme, énorme. Crois-le ou pas, ça m'aura pris dix ans, oui, dix années de boulot pour pouvoir oser dire ça. Fin 85, j'ai senti qu'il fallait avancer dans cette direction. Bon, j'avais fait une chanson, un tas de gens l'avaient aimée, mais ce n'était pas voulu. Tiens, je me souviens de la nuit où on a enregistré Born In The USA. Il s'est passé un truc dans le studio cette nuit-là. Le temps s'est arrêté. On s'est regardé et j'ai senti que je tenais une chose qui arrive à un artiste une fois tous les dix ans. La façon dont le groupe avait joué, ma voix, tout s'emboîtait impeccablement, c'était une surprise totale, oui, je savais que c'était énorme. C'était un pur coup de hasard ! Passé le choc initial, j'ai su que je tenais la chanson que je rêvais d'enregistrer depuis l'âge de quatorze ans. Je savais ce qui viendrait avec, j'étais prêt.

Je suis un fan de musique pop, au sens populaire, qui rassemble plein de gens perdus. Mes racines musicales sont des musiques qui ont toujours rassemblé les gens. Par exemple, tu es gamin, tu fais partie d'un gang, mais les disques Motown... Hey ! Je n 'ai jamais rien su de la carrière folk de Bob Dylan, seulement Like A Rolling Stone mettait tout le monde together. C'est dans cette catégorie que je voulais boxer: J'ai toujours pensé que le rock était un phénomène de masse. Born In The USA était mon ticket. Chaque musicien est le produit de tous les musiciens qui ont joué avant lui. Ces musiciens d'antan, tout le monde a sa petite idée dessus. "Oh, Elvis, oui à ceci, mais non à cela"... Ce qui a marché, ce qui a foiré... Tous les musiciens d'antan forment une carte. Pour celui qui sait lire la carte, il n 'y a qu'une chose à faire ensuite : dessiner son morceau du territoire. Que pouvais-je apporter en mon temps ? J'avais la soul en moi, et j'avais ma petite idée du rock'n'roll. Le problème du rock'n'roll, c'est que plus son public grossit, plus la musique y perd. Moi, je voulais savoir : que va-t-on perdre ? Que va-t-on gagner ? Quel est le prix à payer artistiquement, personnellement ? Ça y est, j'allais tester mes limites et Born In The USA serait mon véhicule. Ce coup-là, je serais définitivement inscrit sur la carte. J'ai eu plusieurs fois la main. J'ai eu de la chance, à l'âge de 25 ans, puis à l'âge de 35, j'ai réussi des coups majeurs. Sauf qu'à la fin de l'expérience Born In The USA (qui fût tout à fait réjouissante) tu te retrouves tout seul, et effrayé, et déboussolé et, bon, hey, tu fais quoi ? Tu dois penser à ta vie. J'ai pris du recul et j'ai écrit sur des sujets auxquels je n 'avais jamais pensé et j’ai écrit Tunnel Of Love. Tu parles de l'homme, de la femme, de leurs relations, des transitions. Tu reviens sur terre. Depuis dix ans, je travaille dans cette direction. Lucky Town était un grand espoir. J’arrivais à parler de la joie, du bonheur; du couple. C'était un disque important pour moi. Hey, j'ai une femme, des enfants et, en plus, j'arrive à sortir un disque... C'était l'idée. Je voulais travailler d'autres choses aussi... Ce que je projetais sur scène, mon image auprès des fans...

Mania

On dit que lorsqu'un musicien trouve le bonheur du foyer, il n'a plus besoin de satisfaire son public, plus besoin de public du tout Qu'en penses tu ?

Intéressant ! Voilà un point sacrément intéressant ! Je crois que tout musicien commence comme un outsider; un mec solitaire, un paumé qui ne trouve pas sa place dans la société et se fait botter le cul. Pour survivre, le musicien a une vie interne intense, il fait marcher son imagination puis il sort une musique et commence à survivre. Seulement, tout ça vient d'une réaction à tous les rejets qu'il a essuyé. Dès que le succès arrive, même modeste, le musicien peut se replier dans sa chambre, se retirer dans son monde. Il n'a plus besoin de communiquer, or le public est accro, il attend, il veut communiquer avec son idole tous les jours, de toutes les façons ! Et c'est un cycle qui se répète à l'infini dans le monde artistique, mais particulièrement dans le monde du rock !

Kurt Cobain s'est suicidé il y a un an aujourd'hui. Est-ce une réaction à ce système, peux-tu comprendre ce geste désespéré?

Quand tu es jeune et que tu n'as pas encore réussi à construire des barrières de défense personnelle, toute cette affaire devient extrêmement embrouillée. Au début, on en prend plein la gueule, mais c'est okay. Plus ça va, plus ça se complique. L'artiste a la sensation qu'il se fait arracher des lambeaux de lui-même par le système. Alors le public là-dedans est comme le complice d'un crime : l'artiste a commencé à s'arracher des lambeaux d'âme, à les jeter aux fans. Soudain, c'en est trop, l'artiste voudrait qu'on lui foute la paix. Mais ce n'est pas du tout la règle du jeu, non (rire triste). Il n 'y a pas un bouton sur lequel on pourrait appuyer pour arrêter cette dynamique. Et dès qu'on commence à donner, ça devient un phénomène incontrôlable qui a sa vie propre. Il y a des choses qu'on adore, des choses qu'on n'aime pas du tout. Et des trucs commencent à te revenir en pleine gueule. L'artiste peut se briser psychologiquement. En plus, dans le cas Cobain, on parle d'un type jeune qui arrive d'une communauté par définition "alternative". Soudain, il se retrouve mainstream, au panthéon, mais de l'autre côté de la barrière ! Hey, tu te demandes qui tu es ? Qui est le vrai ? Tu voulais cette adulation, ce public, tu pensais que tes chansons méritaient tout cela, mais toi, là-dedans ? C'est dur, c'est un stade terrible à dépasser Et tu peux perdre toute perspective parce qu'il y a plein d'avantages merveilleux qui viennent avec la gloire, attention ! Alors tu grandis en public. On t'éreinte, on te juge. Tu es génial, le lendemain tu es nul, tu es grandiose, puis terminé, fini, génial à nouveau... Tu t'y perds!

Randy Newman a écrit cette chanson, je ne sais pas si tu t'en souviens, il disait: "Je voudrais être le Boss, rien que pour une journée" (rire général). La "Boss-mania", tu voudrais que ça recommence ?

Eh bien, pas particulièrement, non. En même temps, tu veux que tes chansons soient entendues. C'est ta chance à toi de réécrire l'Histoire, de changer la règle du jeu, de redessiner la fameuse carte. C'est ce que Nirvana a fait. En un album, bang ! Ils ont tout changé. C'est un accomplissement énorme. Ça arrive à très peu de gens par siècle et, quand ça t'arrive, c'est douloureux. Soudain, tu vis un mauvais scénario, ce n'est plus ta vie à toi. On veut accomplir ça, on le veut tous. Si tu parviens à trouver un équilibre entre ta famille, ton boulot et ton public, c'est fabuleux, c'est le plus beau métier du monde. Mais il y a plein d'ombres, plein d'embûches et ça peut devenir dangereux.

Jonathan Demme a déclaré dans le journal anglais Mojo que, depuis le tournage du clip de Streets Of Philadadelphia, il rêvait de te faire tourner un long métrage.

Non ? Il a dit ça ? Il m'a rien dit à moi (rires) !

En tous cas, il le dit à la presse !

Hey, pourquoi pas ? Non, en vingt ans, on m'a proposé plein de scénarios, certains très bons mais, à l'époque, je me sentais déjà bien assez sous le feu des projecteurs comme ça, et j'avais assez de mal à garder le simple contrôle de ma musique. Aujourd'hui, pourquoi pas ? J'ai envie de faire plein de choses.

Tu as fait l'acteur déjà... oui, le clip I'm On Fire...

(rires) Si l'on peut dire ! Enfin si tu vois ça comme ça... C'est flatteur ; mais tu sais... ma musique a toujours été influencée par le cinéma autant que par d'autres musiques. J'ai beaucoup appris dans les films de gens comme John Ford. Eh oui, en Amérique tu grandis sous cet écran géant du cinéma, et pour tout artiste américain c'est une influence énorme, énorme...

Bruce, tu es souvent venu en France, peux-tu nous dire quelques mots en français ?

(soulagé mais en français dans le texte) : Oui ! Non ! Très bien, merci and au revoir !

Cut.

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