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C'est mon anniversaire, le 07 octobre 1987.
Je me trouve dans une cabine téléphonique devant un restaurant de fruits de mer, près du New Jersey Turnpike (autoroute traversant l’État du New Jersey, ndt), implorant la pitié d'un type de Wall Street. Évidemment, de nos jours, n'importe qui serait plus avisé, mais c'était bien avant qu'ils ne raccrochent les gants et ne détruisent l'économie mondiale par la destruction régulée de la fraude aux produits dérivés. Vous ne vous souvenez peut-être pas des cabines téléphoniques, mais il y en avait partout avant l'arrivée du téléphone portable. Celle-là était inutile, son demi-toit en plastique ne permettait pas de s'abriter de la pluie, surtout lorsque vous étiez littéralement à genoux, en pleine prière.
Sa femme avait donné son accord pour utiliser la cuisine de sa maison comme plateau de tournage. Wall Street venait à peine de rentrer d'un voyage d'affaires, et il a pris peur quand sa femme lui a dit que Springsteen et une équipe de tournage débarqueraient pour le petit-déjeuner. Il ne voulait personne. A tour de rôle, sa femme et moi l'avons travaillé. C'était une femme très charmante et une grande fan de Bruce. Mais clairement, il s'en foutait royalement.
"Vous ne comprenez pas ce que votre refus va engendrer, je suis à genoux vous suppliant de reconsidérer votre décision, s'il vous plait... c'est mon anniversaire... s'il vous plait, changez d'avis..."
Au même moment, je pouvais entendre derrière lui sa femme en train de le supplier. Finalement, il m'a raccroché au nez, me laissant à genoux, la sonnerie morte du téléphone dans mon oreille, alors que les camions sur l’autoroute crachaient leur fumée à travers la pluie du New Jersey.
Il est 20 heures à présent, la nuit précédant le tournage. Les chauffeurs à New York ont déjà chargés les camions, attendant l'appel de 6 heures du matin. Nous sommes, à proprement parlé, dans la merde.
"Est-ce que c'est moi, ma chérie, ou juste un formidable déguisement"
Deux mois plus tôt, fin d'été 1987.
Je reçois un de ces improbables coups de téléphone rêvés. C'est Jon Landau (manager de Bruce Springsteen, ndt) qui me demande de venir à New York pour rencontrer Bruce Springsteen, et réfléchir à des idées sur la vidéo de Brilliant Disguise, premier single tiré du nouvel album.
J'ai été un fan de Springsteen depuis le jour où je l'ai entendu chanter ce vers "... et les éléphants dansent vraiment funky" adossé au tuba insensé de Garry Tallent sur Wild Billy Circus Story en 1973.
Je me trouve dans une cabine téléphonique devant un restaurant de fruits de mer, près du New Jersey Turnpike (autoroute traversant l’État du New Jersey, ndt), implorant la pitié d'un type de Wall Street. Évidemment, de nos jours, n'importe qui serait plus avisé, mais c'était bien avant qu'ils ne raccrochent les gants et ne détruisent l'économie mondiale par la destruction régulée de la fraude aux produits dérivés. Vous ne vous souvenez peut-être pas des cabines téléphoniques, mais il y en avait partout avant l'arrivée du téléphone portable. Celle-là était inutile, son demi-toit en plastique ne permettait pas de s'abriter de la pluie, surtout lorsque vous étiez littéralement à genoux, en pleine prière.
Sa femme avait donné son accord pour utiliser la cuisine de sa maison comme plateau de tournage. Wall Street venait à peine de rentrer d'un voyage d'affaires, et il a pris peur quand sa femme lui a dit que Springsteen et une équipe de tournage débarqueraient pour le petit-déjeuner. Il ne voulait personne. A tour de rôle, sa femme et moi l'avons travaillé. C'était une femme très charmante et une grande fan de Bruce. Mais clairement, il s'en foutait royalement.
"Vous ne comprenez pas ce que votre refus va engendrer, je suis à genoux vous suppliant de reconsidérer votre décision, s'il vous plait... c'est mon anniversaire... s'il vous plait, changez d'avis..."
Au même moment, je pouvais entendre derrière lui sa femme en train de le supplier. Finalement, il m'a raccroché au nez, me laissant à genoux, la sonnerie morte du téléphone dans mon oreille, alors que les camions sur l’autoroute crachaient leur fumée à travers la pluie du New Jersey.
Il est 20 heures à présent, la nuit précédant le tournage. Les chauffeurs à New York ont déjà chargés les camions, attendant l'appel de 6 heures du matin. Nous sommes, à proprement parlé, dans la merde.
"Est-ce que c'est moi, ma chérie, ou juste un formidable déguisement"
Deux mois plus tôt, fin d'été 1987.
Je reçois un de ces improbables coups de téléphone rêvés. C'est Jon Landau (manager de Bruce Springsteen, ndt) qui me demande de venir à New York pour rencontrer Bruce Springsteen, et réfléchir à des idées sur la vidéo de Brilliant Disguise, premier single tiré du nouvel album.
J'ai été un fan de Springsteen depuis le jour où je l'ai entendu chanter ce vers "... et les éléphants dansent vraiment funky" adossé au tuba insensé de Garry Tallent sur Wild Billy Circus Story en 1973.
Ici, je dois confesser que j'avais réalisé en 1985 deux clips de Nils Lofgren, pour son album Flip. Moins on en dit sur ces vidéos et mieux c'est, et je dois supposer que Bruce ne les a jamais vu. Nils est un génie de la guitare, éclipsé par l'ombre d'un géant, ou deux. Parmi les bonnes choses qui ont émergé de cette expérience, il y a l'escalade des Montagnes de Wicklow (en Irlande, ndt) avec Nils. Nous avons grimpé au sommet de Mullacor et avons contemplé la vallée de Glendalough, l'Omphalos, le nombril du monde.
Aujourd'hui, tout a un sens à mes yeux, lorsque je comprends que l'Irlande est un microcosme magique du reste du monde, le méta-univers dans un morceau de terre. A cette époque-là, je ne savais pas que le comté de Wicklow représentait spirituellement un New Jersey miniature, et que Bray était Asbury Park. Le cirque de Fossett avait les mêmes personnages miteux. Springsteen est à moitié irlandais. Le père de Madame Marie était un voyageur en provenance de Tinahealy.
J'avais toujours rêvé de partir sur la route avec le cirque. Ma chance se présentait.
Contexte.
En 1987, Bruce était le plus grand artiste rock au monde. Il s'était mis en retrait de la vie publique, suite à l'album et à la tournée Born In The USA, qui ont explosé tous les records. Brilliant Disguise allait devenir la première chanson tirée de son nouvel album. Brian de Palma et John Sales, réalisateurs de légende, avaient déjà réalisé des clips pour Springsteen. Tout le monde voulait réaliser les nouveaux. Il s'agissait d'une opportunité qui change la vie pour un réalisateur débutant. La seule chance que j'avais, c'était d’imaginer un concept parfait et inattendu qui serait fidèle à la chanson, au chanteur, et à l'époque.
J'effectue toujours énormément de recherches et de réflexions stratégiques à propos des vidéos. Le choix de cette chanson, sombre et introspective comme premier single, donnait un indice sur l'état d'esprit de Springsteen. Clairement, il ne souhaitait pas se confronter à ses œuvres antérieures, surtout Born In The USA, qui s'était mesurée à l'album Thriller de Michael Jackson, avec sept chansons dans le Top Ten. Le choix de ce titre représentait une déclaration de position envers le public du monde entier, qui voyait Bruce comme un dieu du rock'n'roll. L'homme-canon était de retour sur terre désormais, pour un nouveau départ. Les paroles étaient intensément personnelles et psychologiques, un virage complet, loin des récits des chansons de son passé, le riche archétype d'une Amérique mythologique.
Aujourd'hui, tout a un sens à mes yeux, lorsque je comprends que l'Irlande est un microcosme magique du reste du monde, le méta-univers dans un morceau de terre. A cette époque-là, je ne savais pas que le comté de Wicklow représentait spirituellement un New Jersey miniature, et que Bray était Asbury Park. Le cirque de Fossett avait les mêmes personnages miteux. Springsteen est à moitié irlandais. Le père de Madame Marie était un voyageur en provenance de Tinahealy.
J'avais toujours rêvé de partir sur la route avec le cirque. Ma chance se présentait.
Contexte.
En 1987, Bruce était le plus grand artiste rock au monde. Il s'était mis en retrait de la vie publique, suite à l'album et à la tournée Born In The USA, qui ont explosé tous les records. Brilliant Disguise allait devenir la première chanson tirée de son nouvel album. Brian de Palma et John Sales, réalisateurs de légende, avaient déjà réalisé des clips pour Springsteen. Tout le monde voulait réaliser les nouveaux. Il s'agissait d'une opportunité qui change la vie pour un réalisateur débutant. La seule chance que j'avais, c'était d’imaginer un concept parfait et inattendu qui serait fidèle à la chanson, au chanteur, et à l'époque.
J'effectue toujours énormément de recherches et de réflexions stratégiques à propos des vidéos. Le choix de cette chanson, sombre et introspective comme premier single, donnait un indice sur l'état d'esprit de Springsteen. Clairement, il ne souhaitait pas se confronter à ses œuvres antérieures, surtout Born In The USA, qui s'était mesurée à l'album Thriller de Michael Jackson, avec sept chansons dans le Top Ten. Le choix de ce titre représentait une déclaration de position envers le public du monde entier, qui voyait Bruce comme un dieu du rock'n'roll. L'homme-canon était de retour sur terre désormais, pour un nouveau départ. Les paroles étaient intensément personnelles et psychologiques, un virage complet, loin des récits des chansons de son passé, le riche archétype d'une Amérique mythologique.
Le Traitement.
Pour moi, le processus d'écriture commence lorsqu'on se débarrasse autant que possible des multiples impasses. Ôter l'improbable, l'infaisable, le banal, et ce qui reste constitue votre point de départ. Les indices étaient là. Si Springsteen avait souhaité un clip racontant une histoire, il aurait choisi Sales ou n'importe quel autre grand réalisateur de films pour le réaliser. Le nouvel album était présenté comme un projet solo sans le E Street Band officiel, donc il ne voudrait pas d'une vidéo où le groupe apparaitrait. Les effets visuels étaient hors de question ici. D'habitude, je n'aime pas les masques et la théâtralité dans les vidéos, et je ne suis pas très bon lorsque je réalise des clips avec une histoire mimée, ou avec la "radio illustrée", en général.
La rumeur disait que Springsteen n'était pas à l'aise avec le processus même de production vidéo. Ce qui limitait les possibilités, et ne me laissait plus rien.
Je me suis mis à travailler sur les paroles complexes. Une vidéo doit d'abord servir la chanson en premier lieu, puis l'artiste, et le marketing pour finir. Springsteen utilisait l'écriture de chansons comme thérapie, un outil de développement personnel. Les paroles traitaient du mariage, mais dans un contexte plus large, il s'agissait aussi d'une métaphore sur son image publique. La chanson parle de déception, de doute, et en définitive, elle oblige à défier du regard sa propre peur de l'ombre qui rode derrière chaque individu, à la fois sur scène et en privé. Avec Springsteen, tout est connecté, dedans et dehors, c'est ce qui en fait un grand artiste et un grand homme.
Le détonateur du concept de la vidéo se trouvait dans le refrain :
"Alors quand tu me regardes
Tu ferais mieux de bien regarder et de t'y prendre à deux fois
Est-ce que c'est moi, ma chérie
Ou juste un formidable déguisement ?"
Pour moi, le processus d'écriture commence lorsqu'on se débarrasse autant que possible des multiples impasses. Ôter l'improbable, l'infaisable, le banal, et ce qui reste constitue votre point de départ. Les indices étaient là. Si Springsteen avait souhaité un clip racontant une histoire, il aurait choisi Sales ou n'importe quel autre grand réalisateur de films pour le réaliser. Le nouvel album était présenté comme un projet solo sans le E Street Band officiel, donc il ne voudrait pas d'une vidéo où le groupe apparaitrait. Les effets visuels étaient hors de question ici. D'habitude, je n'aime pas les masques et la théâtralité dans les vidéos, et je ne suis pas très bon lorsque je réalise des clips avec une histoire mimée, ou avec la "radio illustrée", en général.
La rumeur disait que Springsteen n'était pas à l'aise avec le processus même de production vidéo. Ce qui limitait les possibilités, et ne me laissait plus rien.
Je me suis mis à travailler sur les paroles complexes. Une vidéo doit d'abord servir la chanson en premier lieu, puis l'artiste, et le marketing pour finir. Springsteen utilisait l'écriture de chansons comme thérapie, un outil de développement personnel. Les paroles traitaient du mariage, mais dans un contexte plus large, il s'agissait aussi d'une métaphore sur son image publique. La chanson parle de déception, de doute, et en définitive, elle oblige à défier du regard sa propre peur de l'ombre qui rode derrière chaque individu, à la fois sur scène et en privé. Avec Springsteen, tout est connecté, dedans et dehors, c'est ce qui en fait un grand artiste et un grand homme.
Le détonateur du concept de la vidéo se trouvait dans le refrain :
"Alors quand tu me regardes
Tu ferais mieux de bien regarder et de t'y prendre à deux fois
Est-ce que c'est moi, ma chérie
Ou juste un formidable déguisement ?"
Springsteen est un maitre dans l'art de la structure de chansons. Parmi d'autres techniques, il change parfois subtilement le refrain pour faire avancer la narration, ou pour dévoiler sa signification et en révéler une nouvelle. Les paroles de chaque refrain peuvent avoir des différences minimes, mais progressives. Le phrasé reste le même, vous ne réalisez donc pas consciemment ce qu'il fait. Le refrain de Brilliant Disguise commence par une question adressée de manière défensive, lourdement armée, à un partenaire, mais se termine comme un miroir sombre narcissique reflétant sur le narrateur ses propres doutes. Permettant la prise de conscience par l'âme naissante que vous êtes incapable de vous mentir à vous-même, si vous n'avez pas face à vous quelqu'un d'autre qui accepte que vous lui mentiez, de manière équivalente.
Les paroles de Brilliant Disguise sont très jungiennes.
J'ai imaginé regarder l'homme alors qu'il écrivait et chantait la chanson à sa compagne pour la première fois. Il s'agissait là d'une grande interprétation, faisant une autopsie sur les deux corps d'une relation, avec les mots comme scalpel.
Alors, que fallait-il faire ? Parfois, tout ce dont le réalisateur a besoin de faire, c'est s'éloigner de la route, avec son sac d'astuces. Je devais uniquement fournir à la performance de Springsteen un environnement créatif sécurisé, et puis utiliser la caméra pour scruter sans relâche la vérité sur son visage, comme un compagnon trompé le ferait. Attraper dans les paroles la tension entre déception et honnêteté, brisant le personnage du chanteur. Attraper sa prise en compte croissante de l'obscurité qui est en lui, alors qu'elle se reflète sur le paysage iconique de son propre visage. Contempler les brillants déguisements qui sont enlevés juste devant nous.
Qui, dans le public, pourrait résister à l'opportunité de regarder dans les yeux de Bruce, pour finalement s'y reconnaitre. Ce que je visualisais dans mon esprit, c'était un long mouvement de caméra, débutant comme le point de vue de la femme à laquelle la chanson s'adresse, puis, imperceptiblement, devenir un miroir dans lequel Springsteen confronte son propre rôle dans leur incapacité à aimer.
J'ai su instantanément que j'étais devenu maintenant un putain de génie, et que cet anti-concept déverrouillerait le projet. J'allais projeter le visage de Bruce, sur son visage. Par instinct, j'ai senti que Springsteen aimerait l'idée. C'était courageux, l'idée n'avait encore jamais été réalisée, d'après ce que je savais. Elle était sincère envers la chanson et envers l'homme à ce moment-là. Elle tournerait la tête à toute attente, rendrait tout ce qui passe sur MTV comme trop produit, et le libèrerait des attentes impossibles à atteindre pour surpasser Born In The USA, qui devenait alors une double prison d'ironie et de mauvaise interprétation. Il n'y aurait aucun moyen d'échapper à la signification et à la vérité de la chanson.
Le meilleur de tout se niche dans le dernier vers de la chanson :
"Dieu, aies pitié de l'homme qui doute de ses certitudes"
... qui serait proposé en un très gros plan, pour devenir la rédemption sombre de la vidéo, plutôt que de gaspiller la fin avec un plan désinvolte.
Les paroles de Brilliant Disguise sont très jungiennes.
J'ai imaginé regarder l'homme alors qu'il écrivait et chantait la chanson à sa compagne pour la première fois. Il s'agissait là d'une grande interprétation, faisant une autopsie sur les deux corps d'une relation, avec les mots comme scalpel.
Alors, que fallait-il faire ? Parfois, tout ce dont le réalisateur a besoin de faire, c'est s'éloigner de la route, avec son sac d'astuces. Je devais uniquement fournir à la performance de Springsteen un environnement créatif sécurisé, et puis utiliser la caméra pour scruter sans relâche la vérité sur son visage, comme un compagnon trompé le ferait. Attraper dans les paroles la tension entre déception et honnêteté, brisant le personnage du chanteur. Attraper sa prise en compte croissante de l'obscurité qui est en lui, alors qu'elle se reflète sur le paysage iconique de son propre visage. Contempler les brillants déguisements qui sont enlevés juste devant nous.
Qui, dans le public, pourrait résister à l'opportunité de regarder dans les yeux de Bruce, pour finalement s'y reconnaitre. Ce que je visualisais dans mon esprit, c'était un long mouvement de caméra, débutant comme le point de vue de la femme à laquelle la chanson s'adresse, puis, imperceptiblement, devenir un miroir dans lequel Springsteen confronte son propre rôle dans leur incapacité à aimer.
J'ai su instantanément que j'étais devenu maintenant un putain de génie, et que cet anti-concept déverrouillerait le projet. J'allais projeter le visage de Bruce, sur son visage. Par instinct, j'ai senti que Springsteen aimerait l'idée. C'était courageux, l'idée n'avait encore jamais été réalisée, d'après ce que je savais. Elle était sincère envers la chanson et envers l'homme à ce moment-là. Elle tournerait la tête à toute attente, rendrait tout ce qui passe sur MTV comme trop produit, et le libèrerait des attentes impossibles à atteindre pour surpasser Born In The USA, qui devenait alors une double prison d'ironie et de mauvaise interprétation. Il n'y aurait aucun moyen d'échapper à la signification et à la vérité de la chanson.
Le meilleur de tout se niche dans le dernier vers de la chanson :
"Dieu, aies pitié de l'homme qui doute de ses certitudes"
... qui serait proposé en un très gros plan, pour devenir la rédemption sombre de la vidéo, plutôt que de gaspiller la fin avec un plan désinvolte.
Prise de son live.
En regardant ses premiers clips, j'ai eu le sentiment que le play-back n'était pas le point fort de Bruce, ce qui a donné lieu à des performances moins authentiques que la chanson en elle-même. C'était probablement de là que venait sa gêne avec ce procédé. Une performance simulée serait un problème fatal avec ce concept, ce qui fait qu'il n'y avait nulle part où se cacher et le déguisement devait être brillant. J'avais tourné un clip de Mike Scott des Waterboys avec une prise de son live. Je me demandais si filmer la performance vocale de Bruce en live pouvait être viable, étant donné la mise en image en un plan-séquence. La plupart des voix sur les albums ne sont pas enregistrées en une seule prise, même sur les albums "live". Il y aurait aussi des défis techniques, étant donné que je ne voulais pas de micros devant son visage, mais, hey, c'était courant dans l'industrie du cinéma et nous avions des perchmans et des micros directionnels.
Lettres à 03 heures du matin.
L'idée du décor m'était venue facilement. Michael Ventura, grand écrivain américain largement méconnu, a écrit une série d'essais intitulés Lettres à 03 heures du matin, pour le L.A. Weekly. Une écriture consciente sur de nombreux sujets. De ce titre, est apparue l'image de Springsteen, écrivant la chanson dans sa cuisine dans le New Jersey, à 03 heures du matin, pendant que sa femme dormait seule à l'étage. La cuisine était typique, tout ce qu'il y a de bon ou de mauvais dans l'interaction verbale d'une famille se déroule dans la cuisine. Pour le décor, je voyais une cuisine américaine mythologique de l'après-guerre, formica et aluminium. D'une certaine façon, c'est aussi la cuisine des parents de Springsteen. Il s'agissait certainement d'un Springsteen plus vieux et plus sage que nous allions filmer.
La Présentation.
Je monte dans un avion de L.A. à New York avec le cœur léger pour aller rencontrer l'homme. C'est ma première visite à New York, et c'est visuellement impressionnant vu du pont. NY me donne le vertige à chaque fois.
Le taxi me dépose devant le bureau de Jon Landau et de Bruce.
A ma surprise, Bruce est dans l’ascenseur quand je monte. Tee-shirt blanc, blue jeans, bottes, Bruce Springsteen à chaque centimètre, en personne. Il a le désavantage de n'avoir aucune idée de ce à quoi je ressemble, mais nous faisons les présentations en chemin jusqu'au bureau de Landau. Springsteen est exactement celui que vous imaginez dans ses paroles : chaleureux, direct, amusant, perspicace et bienveillant. Heureusement, sa confiance en soi est contagieuse.
Quand je dois m'adresser à plus d'un étranger à la fois mon syndrome d'Anxiété Sociale se fait sentir et je souffre visuellement d'un effet tunnel dissociatif inconfortable. C'est assez psychédélique, mais ce n'est pas propice à la communication verbale, surtout lorsque c'est combiné aux effets acoustiques qui vont avec. Beaucoup souffrent du même problème.
Landau, Barbara Carr, et Jack Rovner nous attendaient dans le bureau. Leur chaleur et leur humour ont fait disparaitre mon inconfort.
La présentation s'est bien passée. Pour une fois, je savais comment décrire chaque plan. Sachant qu'il n'y en avait qu'un, la description était rapide. Ma compréhension de la psychologie derrière les paroles était précise. Springsteen était enthousiaste à l'idée d'enregistrer la voix directement, plutôt que d'avoir à faire du play-back. Rovner et Springsteen partagèrent tous les deux la même intention sur la stratégie générale à adopter concernant la vidéo. Ils voulaient que la vidéo soit aussi simple que possible. Je lisais à distance ce qu'ils avaient en tête. Bruce adhéra à l'idée que chanter la chanson en une seule prise ininterrompue le laisserait, lui et le téléspectateur, sans nulle part où se cacher. Ils tombèrent même d'accord pour filmer en noir & blanc avec Carlo Di Palma comme directeur de la photographie.
Juste après, je suis de retour sur le trottoir avec la tête dans les nuages, avec les premiers problèmes cinématographiques à résoudre.
Math.
Je savais que je voulais que Bruce soit assis dans une véritable cuisine, et que le mouvement de caméra allait être défini par l'optique et le lieu de tournage lui-même. Je voulais que le plan se termine sur un très gros plan sur les yeux de Bruce. Le zoom n'est pas l'outil des puristes, mais il serait nécessaire pour obtenir ce très gros plan à la fin. Le changement de distance focale changerait également la compression de l'image et transformerait subtilement la sensation expérimentée par le téléspectateur, en partant du point de vue de quelqu'un dans une pièce, jusqu'à un examen privé d'introspection.
En regardant ses premiers clips, j'ai eu le sentiment que le play-back n'était pas le point fort de Bruce, ce qui a donné lieu à des performances moins authentiques que la chanson en elle-même. C'était probablement de là que venait sa gêne avec ce procédé. Une performance simulée serait un problème fatal avec ce concept, ce qui fait qu'il n'y avait nulle part où se cacher et le déguisement devait être brillant. J'avais tourné un clip de Mike Scott des Waterboys avec une prise de son live. Je me demandais si filmer la performance vocale de Bruce en live pouvait être viable, étant donné la mise en image en un plan-séquence. La plupart des voix sur les albums ne sont pas enregistrées en une seule prise, même sur les albums "live". Il y aurait aussi des défis techniques, étant donné que je ne voulais pas de micros devant son visage, mais, hey, c'était courant dans l'industrie du cinéma et nous avions des perchmans et des micros directionnels.
Lettres à 03 heures du matin.
L'idée du décor m'était venue facilement. Michael Ventura, grand écrivain américain largement méconnu, a écrit une série d'essais intitulés Lettres à 03 heures du matin, pour le L.A. Weekly. Une écriture consciente sur de nombreux sujets. De ce titre, est apparue l'image de Springsteen, écrivant la chanson dans sa cuisine dans le New Jersey, à 03 heures du matin, pendant que sa femme dormait seule à l'étage. La cuisine était typique, tout ce qu'il y a de bon ou de mauvais dans l'interaction verbale d'une famille se déroule dans la cuisine. Pour le décor, je voyais une cuisine américaine mythologique de l'après-guerre, formica et aluminium. D'une certaine façon, c'est aussi la cuisine des parents de Springsteen. Il s'agissait certainement d'un Springsteen plus vieux et plus sage que nous allions filmer.
La Présentation.
Je monte dans un avion de L.A. à New York avec le cœur léger pour aller rencontrer l'homme. C'est ma première visite à New York, et c'est visuellement impressionnant vu du pont. NY me donne le vertige à chaque fois.
Le taxi me dépose devant le bureau de Jon Landau et de Bruce.
A ma surprise, Bruce est dans l’ascenseur quand je monte. Tee-shirt blanc, blue jeans, bottes, Bruce Springsteen à chaque centimètre, en personne. Il a le désavantage de n'avoir aucune idée de ce à quoi je ressemble, mais nous faisons les présentations en chemin jusqu'au bureau de Landau. Springsteen est exactement celui que vous imaginez dans ses paroles : chaleureux, direct, amusant, perspicace et bienveillant. Heureusement, sa confiance en soi est contagieuse.
Quand je dois m'adresser à plus d'un étranger à la fois mon syndrome d'Anxiété Sociale se fait sentir et je souffre visuellement d'un effet tunnel dissociatif inconfortable. C'est assez psychédélique, mais ce n'est pas propice à la communication verbale, surtout lorsque c'est combiné aux effets acoustiques qui vont avec. Beaucoup souffrent du même problème.
Landau, Barbara Carr, et Jack Rovner nous attendaient dans le bureau. Leur chaleur et leur humour ont fait disparaitre mon inconfort.
La présentation s'est bien passée. Pour une fois, je savais comment décrire chaque plan. Sachant qu'il n'y en avait qu'un, la description était rapide. Ma compréhension de la psychologie derrière les paroles était précise. Springsteen était enthousiaste à l'idée d'enregistrer la voix directement, plutôt que d'avoir à faire du play-back. Rovner et Springsteen partagèrent tous les deux la même intention sur la stratégie générale à adopter concernant la vidéo. Ils voulaient que la vidéo soit aussi simple que possible. Je lisais à distance ce qu'ils avaient en tête. Bruce adhéra à l'idée que chanter la chanson en une seule prise ininterrompue le laisserait, lui et le téléspectateur, sans nulle part où se cacher. Ils tombèrent même d'accord pour filmer en noir & blanc avec Carlo Di Palma comme directeur de la photographie.
Juste après, je suis de retour sur le trottoir avec la tête dans les nuages, avec les premiers problèmes cinématographiques à résoudre.
Math.
Je savais que je voulais que Bruce soit assis dans une véritable cuisine, et que le mouvement de caméra allait être défini par l'optique et le lieu de tournage lui-même. Je voulais que le plan se termine sur un très gros plan sur les yeux de Bruce. Le zoom n'est pas l'outil des puristes, mais il serait nécessaire pour obtenir ce très gros plan à la fin. Le changement de distance focale changerait également la compression de l'image et transformerait subtilement la sensation expérimentée par le téléspectateur, en partant du point de vue de quelqu'un dans une pièce, jusqu'à un examen privé d'introspection.
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Carlo Di Palma.
J'avais effectué des recherches sur les prises de vue chorégraphiées de Carlo Di Palma pour les films de Woody Allen, et j'étais fan de Red Dawn d'Antonioni (Red Desert / Le Désert Rouge, 1964, ndt). Di Palma était un spécialiste pour filmer les longues scènes, évitant de couvrir ou de couper. Carlo avait aussi la réputation d'aimer les zooms, plutôt que les objectifs à focale fixe avec lesquels beaucoup de directeurs de la photographie à la mode se sentaient plus à l'aise. Il vivait et tournait aujourd'hui à New York, et il avait une solide équipe sur place.
J'ai rencontré Carlo à l’Hôtel Algonquin. L'homme est une légende, et comme Springsteen, n'en tire aucune prétention. Son père avait été caméraman, et il avait grandi sur les plateaux, à regarder son père travailler. Carlo avait vécu l'âge d'or du cinéma italien. Il avait filmé Blow Up (Blow Up, d'Antonioni, 1966, ndt), un film qui a inventé une nouvelle façon de raconter des histoires. Et c'était juste le début de sa carrière.
Je suis impressionné, mais il m'a gracieusement pris au sérieux, et il a pris à cœur notre projet de vidéo musicale. Carlo a eu une approche semblable à celle qu'il avait pour un film. Il voulait comprendre les paroles, la motivation de l'artiste, aussi bien que le contexte plus large. Il s'est certainement demandé la raison pour laquelle je m'étais embarqué dans une vidéo en un seul plan-séquence, mais il a gardé son sérieux du début à la fin.
Il existe deux types de directeurs de la photographie. Le premier demande : "Alors, où va la caméra ?". C'est une question qui peut paraitre effrayante, et qui me déconcerte pendant un instant, surtout après quelques heures de sommeil seulement. Mon réflexe utile pour répondre à cette question est : "Donne-moi cinq minutes pour chorégraphier la scène, et on va trouver la solution".
Le second type de directeur de la photo dirige la photographie, en fait. C'est à dire qu'il prend la responsabilité créative de tous les aspects de l'image elle-même, et devient votre partenaire et meilleur ami sur le plateau.
Carlo est, sans aucun doute, un véritable directeur de la photographie, et un collaborateur généreux. Je laisse l'image entre ses mains.
Nous avons résolu les problèmes de maths : à quelle vitesse la caméra avait-t-elle besoin d'avancer, quels genres de grues et de rails aurions-nous besoin, quelle focale serait appropriée, et par conséquent, de quelle taille devait être la cuisine pour accueillir l'équipement et l'équipe nécessaires pour réaliser ce plan.
La réponse logique était, "Le mieux, c'est de construire un décor", mais, par instinct, je savais que Springsteen allait bien mieux se sentir et bien mieux chanter la chanson dans un décor de cuisine "vrai". Il nous fallait juste en trouver une assez grande.
Explorer le New Jersey.
Une des meilleures facettes du job de réalisateur, c'est que vous êtes amenés à visiter toutes sortes de lieux et de personnes que vous n'auriez pas vus normalement.
Ben Dosset et moi avons exploré tout le New Jersey en long et en large. Une virée de plusieurs jours, entre villas, écoles, et hôpitaux. Finalement, nous avons trouvé une maison avec une large cuisine qui pouvait convenir. La propriétaire de la maison était une fan, et elle était heureuse de recevoir Bruce.
Pendant ce temps-là, le budget était négocié. Le tournage coutait cher pour paraitre si peu couteux. Pour le dire différemment, une fois que vous vous engagez sur cette voie du plan-séquence, il n'y a aucune tolérance pour la moindre erreur. Vous devez budgéter à la perfection. Ce qui me ramène à ce coup de téléphone.
J'avais effectué des recherches sur les prises de vue chorégraphiées de Carlo Di Palma pour les films de Woody Allen, et j'étais fan de Red Dawn d'Antonioni (Red Desert / Le Désert Rouge, 1964, ndt). Di Palma était un spécialiste pour filmer les longues scènes, évitant de couvrir ou de couper. Carlo avait aussi la réputation d'aimer les zooms, plutôt que les objectifs à focale fixe avec lesquels beaucoup de directeurs de la photographie à la mode se sentaient plus à l'aise. Il vivait et tournait aujourd'hui à New York, et il avait une solide équipe sur place.
J'ai rencontré Carlo à l’Hôtel Algonquin. L'homme est une légende, et comme Springsteen, n'en tire aucune prétention. Son père avait été caméraman, et il avait grandi sur les plateaux, à regarder son père travailler. Carlo avait vécu l'âge d'or du cinéma italien. Il avait filmé Blow Up (Blow Up, d'Antonioni, 1966, ndt), un film qui a inventé une nouvelle façon de raconter des histoires. Et c'était juste le début de sa carrière.
Je suis impressionné, mais il m'a gracieusement pris au sérieux, et il a pris à cœur notre projet de vidéo musicale. Carlo a eu une approche semblable à celle qu'il avait pour un film. Il voulait comprendre les paroles, la motivation de l'artiste, aussi bien que le contexte plus large. Il s'est certainement demandé la raison pour laquelle je m'étais embarqué dans une vidéo en un seul plan-séquence, mais il a gardé son sérieux du début à la fin.
Il existe deux types de directeurs de la photographie. Le premier demande : "Alors, où va la caméra ?". C'est une question qui peut paraitre effrayante, et qui me déconcerte pendant un instant, surtout après quelques heures de sommeil seulement. Mon réflexe utile pour répondre à cette question est : "Donne-moi cinq minutes pour chorégraphier la scène, et on va trouver la solution".
Le second type de directeur de la photo dirige la photographie, en fait. C'est à dire qu'il prend la responsabilité créative de tous les aspects de l'image elle-même, et devient votre partenaire et meilleur ami sur le plateau.
Carlo est, sans aucun doute, un véritable directeur de la photographie, et un collaborateur généreux. Je laisse l'image entre ses mains.
Nous avons résolu les problèmes de maths : à quelle vitesse la caméra avait-t-elle besoin d'avancer, quels genres de grues et de rails aurions-nous besoin, quelle focale serait appropriée, et par conséquent, de quelle taille devait être la cuisine pour accueillir l'équipement et l'équipe nécessaires pour réaliser ce plan.
La réponse logique était, "Le mieux, c'est de construire un décor", mais, par instinct, je savais que Springsteen allait bien mieux se sentir et bien mieux chanter la chanson dans un décor de cuisine "vrai". Il nous fallait juste en trouver une assez grande.
Explorer le New Jersey.
Une des meilleures facettes du job de réalisateur, c'est que vous êtes amenés à visiter toutes sortes de lieux et de personnes que vous n'auriez pas vus normalement.
Ben Dosset et moi avons exploré tout le New Jersey en long et en large. Une virée de plusieurs jours, entre villas, écoles, et hôpitaux. Finalement, nous avons trouvé une maison avec une large cuisine qui pouvait convenir. La propriétaire de la maison était une fan, et elle était heureuse de recevoir Bruce.
Pendant ce temps-là, le budget était négocié. Le tournage coutait cher pour paraitre si peu couteux. Pour le dire différemment, une fois que vous vous engagez sur cette voie du plan-séquence, il n'y a aucune tolérance pour la moindre erreur. Vous devez budgéter à la perfection. Ce qui me ramène à ce coup de téléphone.
20 heures, le soir précédent le tournage.
Je suis dans une cabine téléphonique à proximité du New Jersey Turnpike, envisageant sérieusement le suicide.
Le lieu du tournage est tombé à l'eau. Que faites-vous ? Ben appelle tous ceux qui sont joignables à la production à New York pour savoir s'ils connaissent un endroit qui pourrait convenir dans la zone des Trois-États (New York, New Jersey, Connecticut, ndt). Finalement, une voiture de police s'arrête et nous leur expliquons le problème. Le policier me suggère d'appeler la Garde Nationale, et il nous donne leur numéro de téléphone. Pas une mauvaise idée, surtout qu'à cette heure-ci, il s'agit des seules personnes répondant encore au téléphone. Évidemment, ils se trouvent être fans, et en moins de deux heures, nous nous trouvons dans la vieille cuisine d'une maison vide d'officiers, sur une base de l'armée mise en sommeil.
C'était parfait, à tous points de vue.
L'immense cuisine ouvrait directement sur une salle à manger encore plus grande. Une sécurité totale, plein de parkings pour les camions, rien de précieux à endommager, pas de voisins à ennuyer. Une tempête d'appels téléphoniques a suivi. Nous avons faxé les nouvelles feuilles de service depuis la base. Les pensées suicidaires se sont évanouies dans l'obscurité pour se tapir un autre jour de plus.
Il s’agissait, jusque là, de la pire crise que j'avais traversée sur une production. La production de clips ressemble à la gestion d'un cirque, mis à part que chaque spectacle est un premier spectacle. Vous conduisez une troupe de clowns jusqu'à la piste, pendant que la voiture des clowns tombe en pièces derrière vous. C'est très effrayant, surtout pendant un tournage.
Pour survivre, vous devez être un clown auto-destructeur qui prend des risques. Cette nuit-là, j'ai compris que tout pouvait s'arranger si vous n'abandonniez pas. Depuis lors, lorsque les roues se détachent, je me souviens de cette nuit précise, et je donne un coup de klaxon. N'abandonnez jamais.
Nous sommes retournés au motel à 02 heures 30 du matin pour nous apercevoir que le gérant s'était barricadé dans son bureau, avec nos clés de chambre, et s'était évanoui.
Le tournage.
Au départ, le tournage consistait surtout à résoudre les modalités humaines et techniques d'un mouvement de caméra de quatre minutes et demi. Je voulais que la présence de la caméra ne se remarque pas, un mouvement si lent qu'il ne pouvait se déceler. C'était un plan à la grue. Un mouvement combinant la grue, pendant que la caméra avance sur un traveling, avec un zoom imperceptible.
Carlo éclaira la prise dans un style cinématographique classique chiaroscuro (clair-obscur, ndt), la seule clé possible dans cet endroit unique. Il n'y avait pas de lumière se reflétant dans l’œil, même s'il y a de la lumière dans les yeux. Il n'y avait aucune ombre de grue ou de caméra, même si la caméra se trouve juste devant le visage de Bruce à la fin. Un simple génie.
L'équipe était composée de techniciens expérimentés qui aimaient le défi de devoir réaliser un plan compliqué à la grue. Celui-là était, et reste toujours, unique. Pour réaliser ce plan, il fallait que douze personnes accomplissent chaque mouvement à la perfection, dans une parfaite synchronisation entre eux, à chaque seconde de ces quatre minutes et demi.
La performance de Bruce était quasiment parfaite.
Avec le reste de l'équipe, nous avons bataillé pour tout effectuer de façon juste. Le premier challenge a été la stabilité et la douceur du mouvement. La grue se compose d'un bras massif en acier, équilibré sur un pivot, la caméra à une extrémité, avec des lourdes charges en contrepoids à l'autre extrémité. C'est une bête manipulée par deux personnes, mais c'est avec surprise que son poids est oublié une fois en mouvement. Puis, cette catapulte doit s'arrêter net, mais de façon imperceptible, à quelques centimètres des yeux de l'artiste.
Pendant ce temps-là, la caméra descend avec douceur et s'ajuste sur deux axes. La mise au point doit être corrigée continuellement. Il est primordial que la mise au point soit précise, surtout sur les yeux de Bruce à la fin du plan. Considérez que l'ouverture est large pour un Bokeh (flou artistique d'arrière-plan, ndt) maximal, la profondeur de champ fait moins d'un centimètre ou deux, et Bruce bouge inévitablement d'avant en arrière lorsqu'il chante. Réaliser la vidéo en un plan-séquence, sans coupures, avait ressemblé à une bonne idée, mais aujourd'hui, je comprends totalement le risque que nous avons pris. Tout en haut d'un fil tendu, sans filet.
La tension physique et psychologique dans la pièce était palpable. Chaque technicien à la caméra, à la grue, aux lumières avait quelque chose en jeu sur chaque prise. La prise de son live ajoutait une autre dimension, tout aussi électrique, à la pièce. A la fin de chaque bonne prise, l'équipe laissait échapper un soupir de soulagement et applaudissait. Springsteen emmagasinait cette énergie immédiatement, un maitre dans son élément en tant qu'artiste de scène, et non pas une marionnette qui chante en play-back.
Toby Scott, l'ingénieur du son de Bruce commençait à se détendre. Landau était affablement insondable, mais j'ai appris que c'était bon signe. Terry McGovern m’adressa un sourire, et tout à coup, tout allait bien dans ce monde.
Nous avons tourné 24 prises, avec juste quelques-unes de bonnes pour la caméra. Bruce a assuré sur la plupart.
Ce que j'aime le plus quand je réalise, c'est lorsque je peux aider l'artiste à re-définir les paroles. Rien qu'un sourire ou un regard au bon endroit peut modifier la totale signification d'un vers. Au cours du tournage, Springsteen a ré-interprété la chanson de plusieurs façons, allant de l'humour triste jusqu'à l’amertume et la colère. Comme toute bonne histoire, elle s'est améliorée en la récitant, même si les paroles ne changeaient pas. En 30 ans sur scène, si vous regardez Springsteen chanter Brilliant Disguise en concert, avec les harmonies vocales de Patti Scialfa, la chanson révèle les tréfonds de la fragilité humaine. Il ne s'agit plus d'une chanson sur une rupture, mais c'est devenu une chanson d'amour empathique et très émouvante.
Pour ce qui concerne la vidéo, elle a passé le test du temps. Quand je la regarde, c'est juste Bruce et moi, face à face. Le charme n'est jamais rompu. Il n'y a aucun signe qui laisse à penser que trente personnes sont dans la pièce et qu'un tas de métal s'approche à quelques centimètres de Bruce. La réalisation d'un film.
Il n'y a pas de meilleure sensation au monde que de mettre en boite un plan quand tout s'est bien passé.
Je suis dans une cabine téléphonique à proximité du New Jersey Turnpike, envisageant sérieusement le suicide.
Le lieu du tournage est tombé à l'eau. Que faites-vous ? Ben appelle tous ceux qui sont joignables à la production à New York pour savoir s'ils connaissent un endroit qui pourrait convenir dans la zone des Trois-États (New York, New Jersey, Connecticut, ndt). Finalement, une voiture de police s'arrête et nous leur expliquons le problème. Le policier me suggère d'appeler la Garde Nationale, et il nous donne leur numéro de téléphone. Pas une mauvaise idée, surtout qu'à cette heure-ci, il s'agit des seules personnes répondant encore au téléphone. Évidemment, ils se trouvent être fans, et en moins de deux heures, nous nous trouvons dans la vieille cuisine d'une maison vide d'officiers, sur une base de l'armée mise en sommeil.
C'était parfait, à tous points de vue.
L'immense cuisine ouvrait directement sur une salle à manger encore plus grande. Une sécurité totale, plein de parkings pour les camions, rien de précieux à endommager, pas de voisins à ennuyer. Une tempête d'appels téléphoniques a suivi. Nous avons faxé les nouvelles feuilles de service depuis la base. Les pensées suicidaires se sont évanouies dans l'obscurité pour se tapir un autre jour de plus.
Il s’agissait, jusque là, de la pire crise que j'avais traversée sur une production. La production de clips ressemble à la gestion d'un cirque, mis à part que chaque spectacle est un premier spectacle. Vous conduisez une troupe de clowns jusqu'à la piste, pendant que la voiture des clowns tombe en pièces derrière vous. C'est très effrayant, surtout pendant un tournage.
Pour survivre, vous devez être un clown auto-destructeur qui prend des risques. Cette nuit-là, j'ai compris que tout pouvait s'arranger si vous n'abandonniez pas. Depuis lors, lorsque les roues se détachent, je me souviens de cette nuit précise, et je donne un coup de klaxon. N'abandonnez jamais.
Nous sommes retournés au motel à 02 heures 30 du matin pour nous apercevoir que le gérant s'était barricadé dans son bureau, avec nos clés de chambre, et s'était évanoui.
Le tournage.
Au départ, le tournage consistait surtout à résoudre les modalités humaines et techniques d'un mouvement de caméra de quatre minutes et demi. Je voulais que la présence de la caméra ne se remarque pas, un mouvement si lent qu'il ne pouvait se déceler. C'était un plan à la grue. Un mouvement combinant la grue, pendant que la caméra avance sur un traveling, avec un zoom imperceptible.
Carlo éclaira la prise dans un style cinématographique classique chiaroscuro (clair-obscur, ndt), la seule clé possible dans cet endroit unique. Il n'y avait pas de lumière se reflétant dans l’œil, même s'il y a de la lumière dans les yeux. Il n'y avait aucune ombre de grue ou de caméra, même si la caméra se trouve juste devant le visage de Bruce à la fin. Un simple génie.
L'équipe était composée de techniciens expérimentés qui aimaient le défi de devoir réaliser un plan compliqué à la grue. Celui-là était, et reste toujours, unique. Pour réaliser ce plan, il fallait que douze personnes accomplissent chaque mouvement à la perfection, dans une parfaite synchronisation entre eux, à chaque seconde de ces quatre minutes et demi.
La performance de Bruce était quasiment parfaite.
Avec le reste de l'équipe, nous avons bataillé pour tout effectuer de façon juste. Le premier challenge a été la stabilité et la douceur du mouvement. La grue se compose d'un bras massif en acier, équilibré sur un pivot, la caméra à une extrémité, avec des lourdes charges en contrepoids à l'autre extrémité. C'est une bête manipulée par deux personnes, mais c'est avec surprise que son poids est oublié une fois en mouvement. Puis, cette catapulte doit s'arrêter net, mais de façon imperceptible, à quelques centimètres des yeux de l'artiste.
Pendant ce temps-là, la caméra descend avec douceur et s'ajuste sur deux axes. La mise au point doit être corrigée continuellement. Il est primordial que la mise au point soit précise, surtout sur les yeux de Bruce à la fin du plan. Considérez que l'ouverture est large pour un Bokeh (flou artistique d'arrière-plan, ndt) maximal, la profondeur de champ fait moins d'un centimètre ou deux, et Bruce bouge inévitablement d'avant en arrière lorsqu'il chante. Réaliser la vidéo en un plan-séquence, sans coupures, avait ressemblé à une bonne idée, mais aujourd'hui, je comprends totalement le risque que nous avons pris. Tout en haut d'un fil tendu, sans filet.
La tension physique et psychologique dans la pièce était palpable. Chaque technicien à la caméra, à la grue, aux lumières avait quelque chose en jeu sur chaque prise. La prise de son live ajoutait une autre dimension, tout aussi électrique, à la pièce. A la fin de chaque bonne prise, l'équipe laissait échapper un soupir de soulagement et applaudissait. Springsteen emmagasinait cette énergie immédiatement, un maitre dans son élément en tant qu'artiste de scène, et non pas une marionnette qui chante en play-back.
Toby Scott, l'ingénieur du son de Bruce commençait à se détendre. Landau était affablement insondable, mais j'ai appris que c'était bon signe. Terry McGovern m’adressa un sourire, et tout à coup, tout allait bien dans ce monde.
Nous avons tourné 24 prises, avec juste quelques-unes de bonnes pour la caméra. Bruce a assuré sur la plupart.
Ce que j'aime le plus quand je réalise, c'est lorsque je peux aider l'artiste à re-définir les paroles. Rien qu'un sourire ou un regard au bon endroit peut modifier la totale signification d'un vers. Au cours du tournage, Springsteen a ré-interprété la chanson de plusieurs façons, allant de l'humour triste jusqu'à l’amertume et la colère. Comme toute bonne histoire, elle s'est améliorée en la récitant, même si les paroles ne changeaient pas. En 30 ans sur scène, si vous regardez Springsteen chanter Brilliant Disguise en concert, avec les harmonies vocales de Patti Scialfa, la chanson révèle les tréfonds de la fragilité humaine. Il ne s'agit plus d'une chanson sur une rupture, mais c'est devenu une chanson d'amour empathique et très émouvante.
Pour ce qui concerne la vidéo, elle a passé le test du temps. Quand je la regarde, c'est juste Bruce et moi, face à face. Le charme n'est jamais rompu. Il n'y a aucun signe qui laisse à penser que trente personnes sont dans la pièce et qu'un tas de métal s'approche à quelques centimètres de Bruce. La réalisation d'un film.
Il n'y a pas de meilleure sensation au monde que de mettre en boite un plan quand tout s'est bien passé.
Montage.
Monter la vidéo a été un défi inattendu. Rien à couper, juste un choix à faire. Sur les quatre ou cinq prises qui étaient bonnes, chaque prestation vocale représentait une interprétation unique, ce qui fait que choisir la meilleure impliquait d'en enlever d'autres, qui ne seraient plus jamais visibles. Au final, j'ai choisi la prise où la conscience de soi de Springsteen était la plus présente et où la caméra était la moins présente. Ce serait vraiment bien de remastériser la vidéo en HD. Il y a des niveaux de détails sur le négatif original qui n'ont jamais été vus.
MTV.
Tom Freston et John Sykes ont adoré. MTV a diffusé la vidéo en boucle. Elle a déconcerté les attentes du public, comme prévu, et cependant elle s'est connectée au public de MTV. Elle a ouvert la voie à des clips plus artistiques. J'ai fini par réaliser d'autres clips avec Bruce.
En jetant un œil rapide sur 2013, cette vidéo n'aurait probablement jamais existé aujourd'hui. Les maisons de disques aiment séparer les artistes des réalisateurs. Les concepts sont filtrés par des membres de commission et par des départements marketing, sujet à des priorités commerciales.
Les idées risquées sont prudemment éliminées avant même d'avoir été soumises à l'artiste. Par conséquent, les réalisateurs tendent aujourd'hui à écrire dans le but de cibler des objectifs marketing précis, plutôt que servir la chanson elle-même. C'est également une période sombre pour la musique rock en général. Les groupes de rock sont couteux à entretenir, contrairement aux artistes solo ou aux rappeurs. La musique rock est plus couteuse à enregistrer. D'une manière plus large, le gout populaire est façonné par ce genre d'analyse des coûts.
Aujourd'hui, Springsteen aurait très bien pu se faire éjecter avant que l'album Born In The USA ne soit jamais enregistré.
Hey jeune homme, tu veux essayer le grand chapiteau ?
Springsteen.
Bruce est un des êtres les plus humains que j'ai eu la bonne fortune de rencontrer, parmi les clowns tristes et les monstres sur la piste.
Tous à bord, Nebraska est le prochain arrêt.
Monter la vidéo a été un défi inattendu. Rien à couper, juste un choix à faire. Sur les quatre ou cinq prises qui étaient bonnes, chaque prestation vocale représentait une interprétation unique, ce qui fait que choisir la meilleure impliquait d'en enlever d'autres, qui ne seraient plus jamais visibles. Au final, j'ai choisi la prise où la conscience de soi de Springsteen était la plus présente et où la caméra était la moins présente. Ce serait vraiment bien de remastériser la vidéo en HD. Il y a des niveaux de détails sur le négatif original qui n'ont jamais été vus.
MTV.
Tom Freston et John Sykes ont adoré. MTV a diffusé la vidéo en boucle. Elle a déconcerté les attentes du public, comme prévu, et cependant elle s'est connectée au public de MTV. Elle a ouvert la voie à des clips plus artistiques. J'ai fini par réaliser d'autres clips avec Bruce.
En jetant un œil rapide sur 2013, cette vidéo n'aurait probablement jamais existé aujourd'hui. Les maisons de disques aiment séparer les artistes des réalisateurs. Les concepts sont filtrés par des membres de commission et par des départements marketing, sujet à des priorités commerciales.
Les idées risquées sont prudemment éliminées avant même d'avoir été soumises à l'artiste. Par conséquent, les réalisateurs tendent aujourd'hui à écrire dans le but de cibler des objectifs marketing précis, plutôt que servir la chanson elle-même. C'est également une période sombre pour la musique rock en général. Les groupes de rock sont couteux à entretenir, contrairement aux artistes solo ou aux rappeurs. La musique rock est plus couteuse à enregistrer. D'une manière plus large, le gout populaire est façonné par ce genre d'analyse des coûts.
Aujourd'hui, Springsteen aurait très bien pu se faire éjecter avant que l'album Born In The USA ne soit jamais enregistré.
Hey jeune homme, tu veux essayer le grand chapiteau ?
Springsteen.
Bruce est un des êtres les plus humains que j'ai eu la bonne fortune de rencontrer, parmi les clowns tristes et les monstres sur la piste.
Tous à bord, Nebraska est le prochain arrêt.
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Crédits
Écrit et Réalisé par Meiert Avis
Producteurs: Sigurjón Sighvatsson, Ben Dossett, Steve Golin
Chef Opérateur: Carlo Di Palma
Son: Toby Scott
Caméra et Lentille: Panavision
Film: Kodak
Meiert Avis, 02 juin 2013
Écrit et Réalisé par Meiert Avis
Producteurs: Sigurjón Sighvatsson, Ben Dossett, Steve Golin
Chef Opérateur: Carlo Di Palma
Son: Toby Scott
Caméra et Lentille: Panavision
Film: Kodak
Meiert Avis, 02 juin 2013