Par Jon Landau



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Il est quatre heures du matin et il pleut. J’ai vingt-sept ans aujourd’hui, je me sens vieux, en écoutant mes disques, et en me souvenant que les choses étaient différentes il y a dix ans. En 1964, j'étais un étudiant à Brandeis University, jouant de la guitare et du banjo cinq heures par jour, écoutant des disques la plupart du reste de mon temps, tapant le bœuf avec des amis tard dans la nuit, travaillant les harmonies des chansons des Beach Boys et des Beatles.

Russel Gersten, l'âme du Real Paper (1) était mon meilleur ami et nous écoutions tous les jours les 45-tours : Walk On By et Anyone Who Had A Heart de Dionne Warwick, Up On The Roof des Drifters, Selfish One de Jackie Ross, Too Many Fish in the Sea des Marvellettes, et celui que personne n'oublie jamais, Heat Wave de Martha Reeves & the Vandellas. Plus tard au cours de cette année-là, une femme particulière prénommée Tamar m'a fait connaître Midnight Hour de Wilson Pickett et Respect de Otis Redding, et puis est arrivée la soul. Pendant ce temps-là, je continuais à me coucher au son de Mr Tambourine Man des Byrds, et plus tard, de Younger Than Yesterday, un des mes albums favoris pour accompagner mes nuits, encore aujourd’hui. Je me réveillais au son de Having a Rave-Up, avec les Yardbirds à la place d'une tasse de café. Et pour un changement de rythme, il y avait toujours le blugrass : The Stanley Brothers, Bill Monroe, et Jimmy Martin.

Pendant mes années à l’université, j'ai dévoré la musique comme s'il s'agissait d’un élément vital de la vie. D'autres aimaient les drogues, l'école, le voyage, l'aventure, j'aimais la musique, tout simplement : en écouter, en jouer, en parler. Si certains suivaient l’inspiration de l'acide, ou du Zen, ou l'abandon, moi j'ai suivi l'esprit du rock'n'roll. Chaque chanson atteignait souvent les statuts des sacrements. Un jour de septembre, je conduisais dans Waltham à la recherche d'un nouvel appartement quand le son à la radio m'a laissé sans voix. Je me suis rangé sur le bas côté de la route, j'ai monté le son, j'ai demandé le silence à mes amis et deux minutes et cinquante-six secondes plus tard, j'ai su que Dieu était venu me parler via la chanson Reach Out, I'll Be There des Four Tops, un disque que je chérirai jusqu’à ma mort.

Au cours de ces années souvent solitaires, la musique a été mon compagnon fidèle et la recherche du nouveau disque a été comme la recherche d'un nouvel ami et d'une nouvelle révélation. Mystic Eyes m'a ouvert les yeux sur de nouveaux panoramas du rock'n'roll blanc, et il y avait certains jours où je ne pouvais aller me coucher sans l'avoir écouter une douzaine de fois. Que ce soit une approche névrosée et maniaque de la musique, ou simplement religieuse, ou tout à la fois, ce n'est pas vraiment mon souci. Je sais juste que, à cette époque-là, tout comme aujourd'hui, je suis reconnaissant envers les artistes qui m'ont transmis leur expérience, et j'espère que je pourrai toujours leur répondre.

Les disques n'étaient, évidemment, qu'une partie émergée. En 65 et 66, je jouais dans un groupe, les Jellyroll, qui n'a jamais percé. A cette époque-là, j'en avais conclu que j'étais trop perfectionniste pour travailler avec les autres membres du groupe; à la fin, j'ai réalisé que j'étais beaucoup trop autocrate, incapable de me lier suffisamment aux autres pour partager de la musique avec eux.

Réalisant que je n'étais pas destiné à jouer dans un groupe, j'ai gravité autour du monde de la critique rock. Débutant avec quelques articles pitoyables à Broadside (2) et puis avec des critiques amateurs, mais convaincantes, pour les premiers numéros de Crawdaddy (3), j'ai, enfin, trouvé un exutoire de substitution dans mon désir de m'exprimer sur le rock'n'roll : si je ne pouvais m'en sortir en jouant, je m'en sortirais peut-être mieux en écrivant.

Mais à cette époque-là, je ne me voyais pas comme un critique – l'écriture n'était que l'extension d'une obsession exclusive. Elle a débordé sur mon amour de la musique live, que j'aimais encore plus que les disques. J’allais au Club 47 trois fois par semaine et je traquais les concerts de rock – qui n'étaient pas aussi simple à trouver, car ils n'étaient pas tous convenablement localisés dans les salles du centre-ville. Je me suis extasié devant le concert des Animals à Rindge Tech, qui a duré deux heures; pour les Rolling Stones, pas simplement à Boston Garden, où ils ont joué le meilleur set rock de 30 minutes que j'ai jamais vu, mais au Lynn Football Stadium, où ils ont été à l’initiative d'une émeute; pour Mitch Ryder et les Detroit Wheels surmontant les pire conditions à Watpole Skating Rink; et pour les Beatles à Suffolk Down, tout juste audible, beau à regarder, et la confirmation que nous – et moi-même – existions comme une entité particulière d'individus qui comprenaient le pouvoir et la gloire du rock'n'roll.

J'ai vécu cette époque avec un sentiment d'anticipation. J’ai travaillé chez Briggs & Briggs pendant quelques étés et je savais quand les nouveaux albums allaient sortir. La déception quand le nouvel album des Stones avait un jour de retard, l'euphorie quand Another Side of Bob Dylan arrivait une semaine en avance. Le frisson quand j’entendais sur la station WBZ (4) un son si étrange, à la fois beau et horrible, mais qui nécessitait une seconde écoute; ce son s'est révélé être You’ve Lost That Loving Feeling, un disque qui se classe juste derrière Reach Out, I’ll Be There comme catharsis musicale.

Mon tempérament étant ce qu'il est, j'ai souvent aimé détester autant qu'adorer. Cette merde de San Francisco a corrompu la pureté du rock que j'aimais et j'aurais pu lancer une croisade contre eux. Moby Grape m'a ému, mais ces chansons sur White Rabbits et l'amour hippie m'a fait rire à défaut de me rendre malade. J'ai trouvé plus de rock'n'roll dans l'hystérie doublée de Got Live if You Want It des Rolling Stones que dans la plupart des albums de San Francisco combinés.

Pour chaque instant dont je me souviens, il y en a une dizaine d'autres que j'ai oublié, mais j'ai le sentiment, par une nuit telle que celle-là, qu'ils sont avec moi, une partie permanente de ma conscience, un sentiment perdu dans mon esprit, mais pas dans mon âme. Et puis il y a ces expériences individuelles si magnifiques que je suis capable de m'en souvenir comme si c'était hier : Sam & Dave au Soul Together (5), au Madison Square Garden, en 1967 : chaque geste, chaque mouvement, l'ordre des chansons. Je donnerai n'importe quoi pour les entendre chanter When Something’s Wrong with My Baby, exactement comme ils l'ont chanté ce soir-là.

Les obsessions avec Otis Redding, Jerry Butler, et B.B. King sont arrivés un peu plus tard; chacun a occupé six mois de mon temps, pendant que je digérais les nuances de chaque album. Comme les Byrds, je reviens vers eux aujourd'hui et trouve encore, alors que je m'y attends le moins, quelque chose de nouveau, quelque chose que je ressens profondément, quelque chose qui me parle. Après avoir quitté l'université en 1969 pour me diriger vers la production musicale, j'ai commencé à épuiser mon appétit qui semblait insatiable. Mon ressenti était moins intense qu'avant concernant certains artistes; sauf pour quelques-uns. Je ne devenais pas seulement plus discriminant, mais plus indifférent. Je trouvais tout particulièrement difficile d'écouter de nouveaux visages. J'avais accumulé assez d'expérience musicale sur laquelle me rabattre lorsque j’en ressentais le besoin, mais au cours de cette période dans ma vie, j'ai découvert que j'avais moins besoin de musique, et plus besoin des gens, ce que j'avais passé trop de temps à ignorer durant ma vie.

Aujourd'hui, j'écoute de la musique avec une certaine dose de détachement. Je suis un professionnel et je gagne ma vie en la commentant. Il y a des mois au cours desquels je la déteste, traversant une routine comme un vendeur de chaussures traverse la sienne. Je visionne des films avec la passion que la musique tenait pour moi auparavant. Mais dans mes moments personnels de besoin supérieur, je n'abandonne jamais la recherche des sons qui peuvent répondre à chaque impulsion, consumer toute émotion, nettoyer et purifier – toutes ces choses que nous n'avons aucun droit d'attendre même des plus grandes œuvres d'art, mais sur lesquels nous pouvons en tirer quelque chose occasionnellement.

Encore, aujourd'hui, si j'entends un disque que j'aime, il ne s'agit pas d'un signal m'incitant à chercher tout ce que l'artiste a pu faire. Je les prends comme ils me viennent, je les aime, et je les quitte. Certains restent scotchés – ceux qui me viennent rapidement à l'esprit sont After the Goldrush de Neil Young, Innervisions de Stevie Wonder, Tupelo Honey de Van Morrison, les disques de James Taylor, Exposed de Valerie Simpson, Sail Away de Randy Newman, Exile on Main Street, les disques de Ry Cooder, et, plus particulièrement, les trois derniers albums de Joni Mitchell – mais nombre d'entre eux glissent dans mon esprit, me donnant des impressions plus légères que leurs homologues d'il y a dix ans.

Mais ce soir, il y a une personne sur laquelle je peux écrire comme je le faisais avant, sans aucune réserve. Jeudi dernier, au Harvard Square Theatre, j'ai vu mon passé rock'n'roll défiler devant mes yeux. Et j'ai vu autre chose : j'ai vu l'avenir du rock'n'roll et son nom est Bruce Springsteen. Et par une nuit où j'avais besoin de me sentir jeune, grâce à lui j'ai eu l'impression d'écouter de la musique pour la toute première fois.

A la fin de son concert qui a duré deux heures, je ne pouvais que me dire, est-ce que quelqu'un peut-il être vraiment aussi bon; est-ce que quelqu'un peut-il me parler autant, est-ce que le rock'n'roll peut-il encore me parler avec cette puissance et cette gloire ? Et puis, j'ai senti que mes cuisses me faisaient mal, à l'endroit même où j'avais frappé avec mes mains pendant tout le concert, et j'ai su que la réponse était oui.

Springsteen fait tout. C'est un punk rock'n'roll, un poète des rues Latin, un danseur de ballet, un acteur, un farceur, un leader de groupe de bar, un putain de joueur de guitare rythmique, un chanteur extraordinaire, et un compositeur de rock'n'roll sincèrement immense. Il dirige un groupe comme s'il avait fait ça toute sa vie. Je triture mon cerveau mais je n'arrive pas à me souvenir d'un artiste blanc capable de faire toutes ces choses avec tant de beauté. Il n'y a personne d'autre que je préférerais voir sur scène aujourd'hui. Il a débuté le concert avec sa fabuleuse chanson de fête, The E Street Shuffle – mais il l'a ralenti si graphiquement qu'on aurait dit une nouvelle chanson, et elle fonctionne aussi bien que l'ancienne version. Il s'est emparé de For You, son histoire de suicide irrépressible, et l'a chantée avec un simple accompagnement au piano et avec une voix qui résonnait jusqu'aux tous derniers rangs du Harvard Square Theatre. Il a joué trois nouvelles chansons, des rocks urbains, dont une avec une introduction à la guitare « Telstar » et un rythme calqué à la Eddie Cochran. Nous avons manqué Four Winds Blow, joué comme un au-revoir à la fin de sa sensationnelle série de concerts d'une semaine au Charley's, mais Rosalita n'a jamais sonné aussi bien et Kitty's Back, un des plus grands morceaux contemporains, m'a fait bouger de mon siège, alors que j'ai personnellement encouragé la foule à se lever et à rester debout.

Bruce Springsteen est une merveille à regarder. Mince, habillé comme un rebut de Sha Na Na, il parade au devant de son groupe de vedettes tel un croisement entre Chuck Berry, le jeune Bob Dylan, et Marlon Brando. Chaque geste, chaque syllabe ajoute quelque chose à son but ultime – libérer notre esprit pendant qu'il libère le sien en mettant son âme à nu à travers sa musique. Beaucoup essayent, peu réussissent, personne mieux que lui aujourd'hui. Il est à présent cinq heures du matin – je rédige cet article aussi vite que possible de peur de me dégonfler – et j'écoute Kitty's Back. Je me sens réellement vieux mais le disque et mes souvenirs de ce concert m'ont donné l'impression d'être un peu plus jeune. Je sens encore son esprit et il m'émeut toujours.

Cette semaine j'ai acheté une nouvelle maison et à l’étage, dans la chambre, il y a une beauté endormie qui ne comprend que trop bien ce que j'essaye de faire avec mes disques et ma machine à écrire. Au sujet du rock'n'roll, les Lovin' Spoonful ont chanté une fois, "Je te raconterai la magie qui libérera ton âme / Mais c'est comme essayer de raconter le rock'n'roll à un étranger". Jeudi dernier, je me suis souvenu que la magie existe encore et tant que j'écrirai sur le rock'n'roll, ma mission sera de raconter cette musique à un étranger – tant que je me souviendrai que je suis l'étranger pour lequel j'écris.

- Jon Landau

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NOTES

Cet article a été publié le 22 mai 1974, dans le magasine Real Paper, un hebdomadaire de Boston. Il relate le concert du 09 mai 1974, à Cambridge (MA) au Harvard Square Theatre (en première partie de Bonnie Raitt). Jon Landau était producteur et critique musical et écrivait également pour le magazine Rolling Stone. Quelques temps plus tard, il a arrêté d'écrire et il est devenu le manager et producteur de Bruce Springsteen, une position qu'il occupe encore à ce jour.

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(1) The Real Paper était un hebdomadaire américain dont le siège était à Cambridge, dans la banlieue de Boston, et qui traitait de contre-culture et de politique alternative. Le magazine est paru de 1972 à 1981.

(2) The Broadside of Boston était une publication dévouée à la musique folk. Publié à Cambridge, ce journal est paru de 1962 à 1967.

(3) Crawdaddy est un magazine américain sur la musique rock, lancé en 1966, et qui n'a cessé d'exister, sous différentes formes. Depuis 2011, il a été englobé par le magazine digital Paste.

(4) WBZ est une station de radio américaine d'information en continu basée à Boston, et appartenant aujourd'hui au groupe CBS Radio.

(5) Le concert Soul Together du 28 juin 1968, au Madison Square Garden de New York était destiné à récolter des fonds pour le Martin Luther King Memorial Fund. Les têtes d'affiche étaient Sonny & Cher, Sam & Dave, Joe Tex, King Curtis et Aretha Franklin.


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