Bruce Springsteen
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Par Ennio Morricone



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Par Ennio Morricone
J’ai été ravi d’accepter l’invitation de Leonardo Colombati à rédiger une introduction pour son livre consacré à Bruce Springsteen. Ce n’est pas une hagiographie sommaire glorifiant une mythique rock star; il n’y a aucune photo du chanteur transpirant, levant les bras au ciel alors qu’il reçoit l'ovation de milliers de fans extatiques devant la scène; et, par-dessus tout, on ne trouve aucune trace de cette inexactitude bâclée et négligée qui distingue habituellement les ouvrages illustrant les chansons populaires.

Tout au long du XXème siècle, ce genre de musique était une source généreuse d’émotions, une source qui a accompagné plusieurs générations de l’adolescence à l’âge mur, relatant - souvent bien mieux que les autres arts - la condition humaine dans la société contemporaine.

Voici exposée une simple vérité, longtemps reconnue aux États-Unis, où la musique populaire est considérée comme une partie essentielle d’une unique tradition, par laquelle Hermann Melville et Walt Whitman, Robert Johnson et Louis Armstrong, John Ford et Bruce Springsteen vivent côte à côte, en parfaite harmonie. D’un autre côté, ici en Europe, cette tradition est sous-estimée: le fossé, creusé il y a des siècles, entre la culture populaire et – littéralement – la culture "noble", n’a jamais été comblé. Comme avec le cinéma, en dépit des nombreux chefs-d’œuvre gravés dans nos mémoires, luttant encore pour une reconnaissance simplement de ce qu’il est - un art dont les ramifications proviennent des arts narratifs, de l’imagination et de la musique - ainsi, concernant le champ musical, il existe toujours un abîme entre la musique "cultivée" et la musque "pop": seule la musique déjà considérée antique et historique ou - au contraire - expérimentale et élitiste, est reconnue en tant qu’ "art véritable".

J’ai rencontré Bruce Springsteen pour la première fois à Rome, en 1997, à la fin d’un concert acoustique qu’il venait de donner à l’Auditorium Sainte Cécile. Il venait juste de descendre de scène, accompagné comme souvent durant ces concerts, par les notes en fond sonore de Jill’s Thème, une musique que j’avais composé pour le film Il était une fois dans l’Ouest. Inutile de préciser ma joie. Notre rencontre se déroula backstage et fut très amicale : Bruce me serra dans ses bras et insista pour être pris en photo à mes côtés. Nous nous étions jamais vu auparavant et avions depuis longtemps le désir de nous rencontrer en personne, pour une raison simple également : tous les deux, nous nous sentions spirituellement très proche, à la fois socialement et politiquement.

Dans ses chansons, Springsteen crée un fort sentiment de piéta, de douleur et d’humanité inhérent aux personnages qu’il décrit. Et il le fait, pas seulement à travers sa musique, utilisant différents timbres et différents sons pour les doter d’une personnalité originale, mais aussi à travers les mots : c'est là où réside sa véritable force. Preuve en est les textes choisis et compilés dans ce livre, avec la critique exhaustive qui les accompagne et qui met en lumière leur opulence littéraire, en entremêlant les sources différentes et variées - de la Bible au cinéma, du blues à l’actualité; et également dans la puissance narrative qui transforme ce répertoire de chansons composées depuis plus de 35 ans en une sorte de Grand Roman Américain. Ou, en utilisant les mots de Springsteen, en un scénario de "grand film pour un drive-in américain".

Rien que la lecture des paroles de Jungleland, Racing In The Street et de The River nous fait prendre conscience que c’est une réalité. L’écriture de Springsteen est "cinématographique": chaque vers est un plan de caméra, chaque couplet est une scène, et chaque chanson nous introduit la personnalité entière du personnage, prise à un moment décisif de sa vie.

Tout compositeur qui, comme moi, a écrit de la musique pour le grand écran, ne peut se sentir indifférent à cette écriture de style cinématographique. La musique de film, si elle est valable, peut s’écouter et s’apprécier sans regarder les images. Dans le même temps, les chansons de Springsteen - à la fois la musique et les paroles - pourraient très bien être comparées à la musique d’un film qui reste encore à tourner: elles n’ont pas besoin d’images pour les accompagner, car elles ont été crées par les chansons elles-mêmes.

Afin de décrire Springsteen, plutôt que le terme italien de "cantautore" [compositeur-interprète, ndt], il serait bien plus préférable d’utiliser l’expression américaine de "storyteller" [conteur, ndt]. En fait, Springsteen perpétue une tradition créée par les bluesmen et les chanteurs folk, semblable aujourd’hui à la figure quasiment éteinte de nos chanteurs de ballades.

Une certaine partie de ma thématique en tant que compositeur de films, mais aussi la sienne, bien qu’elle soit très différente, possède un socle commun dans cette utilisation d’accords simples qui permet de créer des mélodies structurées et originales. Le compositeur de musique instrumentale doit "dégager" cette simplicité grâce à une orchestration élaborée; le compositeur-interprète/conteur peut faire de même en utilisant à la fois la voix et les mots, tant que la voix communique une émotion et que les mots sont "sincères". J’aime Springsteen précisément parce qu’il place son besoin de Vérité au premier plan. C’est la raison pour laquelle il arrive à échapper aux tendances éphémères et la raison pour laquelle sa musique ne court aucun risque de se perdre sur la route du temps.

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NOTES

Ce texte est la préface du livre de Leonardo Colombati "Bruce Springsteen - Come un killer sotto il sole - Il grande romanzo americano (1972-2007)", paru en 2007 chez Sironi Editore et réédité en 2009.



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