Bruce Springsteen
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Par Bono



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Par Bono
Bruce est vraiment une rock star très inhabituelle, non ? Je veux dire par là qu'il n'a pas fait les choses que la plupart des rock stars font. Il est devenu riche et célèbre, mais tout ce succès ne l'a jamais gêné. Aucune arrestation pour usage de drogues, aucune transfusion sanguine en Suisse. Et même plus remarquable encore, pas de golf ! Aucune mauvaise période capillaire, même dans les années 80. Aucune vidéo où il porte une robe. Aucun rôle embarrassant au cinéma. Aucun serpent en guise d'animal domestique, aucun singe. Aucune exposition de ses propres peintures. Aucune bagarre, ni d'immolations en public, le week-end.

Les rocks stars sont supposées faire de leur vie des feuilletons télévisés, non ? Si elles ne se suicident pas avant. On ne peut pas être une légende sans être anormal, ce n'est pas autorisé. Il faut, au moins, avoir perdu sa beauté. C'est arrivé à tous les autres. Vous les avez vus ? [Il fait un signe en direction des coulisses]. Là-bas, on se croirait chez Madame Tussaud (1).

Et puis, il y a Bruce Springsteen. Séduisant avec ces yeux marron et troublés, des yeux qui voyaient à travers l'Amérique. Et des chansons formidables, une catastrophe de superbes chansons, si vous-mêmes vous en écrivez. Bruce a joué dans tous les bars des États-Unis, et dans tous les stades. De la crédibilité – impossible d'en avoir plus, à moins d'être mort.

Mais Bruce Springsteen, et nous l'avons toujours su, n'est pas du genre à mourir idiot. Il n'a jamais cru à la mythologie qui a détruit tant de monde. A la place, il a créé une mythologie alternative, où les vies ordinaires deviennent extraordinaires et héroïques. Bruce Springsteen, tu nous étais familier. Mais ce n'est pas une familiarité facile, n'est-ce pas ? Même son groupe semble plus grand quand il entre dans la pièce. C'est complexe. C'est l'écrivain de l'Amérique et son critique. C'est comme dans Badlands, c'est Martin Sheen et Terrence Malick (2). Pour être si accessible et si secret... il y a un truc. Mais là encore, il est italo-irlandais, avec un nom à consonance juive. Que voulez-vous de plus ? Ajoutez-y un grand joueur de saxo africain, et personne dans cette pièce ne vous cherchera des noises !!!

En 1974, j'avais 14 ans. Même moi, je savais que les années 60 étaient terminées. C'était l'époque du soft-rock et de la fusion. Les Beatles avaient disparu. Elvis était à Las Vegas. Qu'est-ce qui se passait ? Rien ne se passait. Bruce Springsteen est arrivé, sauvant la musique des charlatans, sauvant les textes de chansons des chanteurs folk, sauvant les blousons en cuir de Fonzy (3): "Les gars gominés, ils traînent dans les rues et se font arrêtés pour avoir dormi sur la plage toute la nuit / Et ces gars avec leurs talons hauts, ah Sandy, leur peau est si blanche / Oh Sandy, aime-moi ce soir, et je fais la promesse de t'aimer pour toujours". A Dublin, en Irlande, je savais de quoi il parlait.

Voilà un mec qui se comportait comme Brando, Dylan et Elvis. Si John Steinbeck avait pu chanter, si Van Morrison avait conduit une Harley-Davidson... C'était quelque chose de nouveau aussi. C'était la première bouffée de Scorsese, le premier soupçon de Patti Smith, d'Elvis Costello et des Clash. Il marquait la fin des cheveux longs, du riz complet et des pattes d'éléphant. C'était la fin du solo de batterie qui durait 20 minutes. C'était bonsoir Haight-Ashbury (4), bonjour Asbury Park.

L'Amérique chancelait quand Springsteen est arrivé. En disgrâce, le président venait de démissionner, les États-Unis avaient perdu leur première guerre, il n'y aurait bientôt plus de pétrole dans les sous-sols. L'époque de la drague et des grosses voitures était censée être terminée. Mais la vision de Bruce Springsteen était plus large qu'une Honda, plus large qu'une Subaru (5). Bruce vous laissait croire que les rêves étaient toujours là, mais qu'après une perte ou une défaite, ils devaient être plus audacieux, et pas simplement plus grands. Il chantait, "Alors tu as peur / Et tu penses que peut-être nous ne sommes plus très jeunes", parce qu'il fallait du courage à cette époque-là pour être romantique. Savoir que l'on pouvait perdre, ne voulait pas dire que l'on ne pouvait pas encore tenter l'aventure. En fait, l'aventure était rendue plus importante encore.

C'était une nouvelle vision et une nouvelle communauté. Bien plus qu'une communauté, parce que tout grand groupe de rock est à l'origine d'une forme de religion, et Bruce s'est entouré d'autres fidèles. L'E Street... ce n'était pas seulement un groupe de rock génial ou un gang de rue. C'était une fraternité. Des fanatiques, comme Steve Van Zandt, l'évêque Clarence Clemons, le saint Roy Bittain, les croisés Danny Federici, Max Weinberg, Garry Tallent, et plus tard Nils Lofgren.

Et Jon Landau, Jon Landau, Jon Landau, Jon Landau, Jon Landau. Comment appelle-ton un homme qui fait de son meilleur ami son manager, son producteur, son confesseur ? Vous l'appelez "patron".

Et Springsteen n'a pas fait qu'épouser une superbe rousse de la côte du New Jersey. Elle savait chanter, savait écrire et savait réprimander le patron. C'est Patti, juste là... [il la pointe du doigt].

Pour moi et le reste des membres de U2, il n'y avait pas que la manière dont il décrivait le monde, il y avait la manière dont il le présentait. C'était une carte, un manuel d'utilisateur sur la façon de faire partie du show business, sans y être. La générosité est un mot que nous pourrions utiliser pour décrire la manière dont il nous a traités. La décence en est une autre. Mais ces mots sont restrictifs. Je me souviens quand Bruce faisait la une des journaux à l'occasion de la tournée Amnesty International, en faveur des prisonniers d'opinion. J'avais pensé, "Whaou, s'il y a bien eu un prisonnier d'opinion, c'est Bruce Springsteen". L'intégrité peut être un joug, une souffrance... quand vos chansons vous amènent dans une partie de la ville où les gens ne s'attendent pas à vous voir.

Je me souviens un jour être monté dans un ascenseur avec Bruce, le gentleman. Il regardait fixement devant lui, en m'ignorant complètement. J'étais mortifié. C'est seulement quand il a foncé dans les portes en train de s'ouvrir que j'ai réalisé que l'impossible était en train d'arriver. Mon Dieu, Bruce Springsteen, le bouddha de ma jeunesse, est bourré ! Saoul comme un polonais ! C'est une blague ! Il faut que je relise le manuel d'utilisateur et trouve le passage sur la manière de se comporter en public. D'ailleurs, ça a été un immense soulagement pour moi.

Quelque chose était en train de se produire, pourtant. En tant que fan, je voyais mon héros en train de se rebeller contre sa propre image publique. Les choses sont devenues plus intéressantes avec Tunnel Of Love, quand il a commencé à la détruire. Une série de chansons remarquables où notre leader commence à s'attaquer à lui-même et à l'hypocrisie de son propre cœur, avant que quelqu'un d'autre ne le fasse.

Mais les tabloïds n'ont jamais pu faire leur une avec Bruce Springsteen. Parce qu'à nous, ses fans, il nous avait déjà tout dit dans ses chansons. Nous savions qu'il était en plein tourbillon. Nous le sentions en chute libre. Mais il ne tombait pas dans le chaos, ni l'agitation. Il était en train de tomber amoureux.

On l'appelle le Patron. Ce ne sont que des conneries. Ce n'est pas le Patron. Il travaille pour nous. Plus qu'un patron, il est le propriétaire. Parce que plus que quiconque, Bruce Springsteen possède le cœur de l'Amérique.

Je suis fier de vous présenter Bruce Springsteen, membre du E Street Band.

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NOTES

Ce discours a été prononcé le 15 mars 1999 au Waldorf Astoria Hotel, à New York, lors de l'intronisation de Bruce Springsteen au Rock & Roll Hall Of Fame, une institution honorant les artistes légendaires ayant influencé de façon notable l'histoire du rock & roll et éligibles 25 ans après leur premier enregistrement.

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(1) Madame Tussaud est un musée de cire qui se trouve à Londres, identique au Musée Grévin à Paris.

(2) Badlands (La balade sauvage, 1973) est un film de Terrence Malick racontant l'histoire vraie du tueur Charles Starkweather, et inspiration de la chanson Nebraska.

(3) Fonzy est un personnage de la série télévisée Happy Days (Les jours heureux), interprété par Henry Winkler, un petit voyou en blouson noir, et roulant des mécaniques.

(4) Haight-Ashbury est un quartier de San Fransisco (CA), qui tient son nom de l'intersection de Haight Street et d'Ashbury Street. Ce quartier était le centre de la culture hippie dans les années 60.

(5) "But my love is bigger than a Honda / It's bigger than a Subaru" est un vers qui apparaît dans la chanson Pink Cadillac.



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